Don Giovanni
Liens pour écouter l'œuvre complète:
http://youtu.be/Fj1i_fL5QCw
1954 Festival de Salsburg, chef d'orchestre Wilhem Furtwängler.
Don Juan: Cesare Siepi.
Donna Anna: Elisabeth Grümmer
http://youtu.be/OytGJ0BqHHw
1960 Orchestre de la RAI Milan
Chef d'orchestre: Francesco Molinari-Pradelli
Don Juan: Mario Petri
Donna Anna Teresa Stich-Randall
http://youtu.be/GMaD_2zEFa4
1979 Film de Joseph Losey
Orchestre Opéra de Paris
Chef d'orchestre: Lorin Maazel
Don Juan: Rugero Raimondi
Donna Anna: Edda Mozer
Mozart, Don Juan
Analyse de cet opéra par Jacques Junca
vendredi 25 janvier 2013
jeudi 17 janvier 2013
Don Juan
AVANT-PROPOS
Le personnage de Don Juan est né à l’époque baroque, de la plume sans doute de Tirso de Molina et de tout un ensemble d’indices qui paraissent l’annoncer. Et, après Tirso et quelques imitateurs de Tirso, après la Commedia dell’Arte et surtout Molière, c'est au tour de Da Ponte et de Mozart de s’en emparer. Mais, quoi qu’on puisse trouver des indices ayant aidé à la création du personnage, celui-ci demeure pour l’essentiel un être d’imagination, un produit de la langue et, finalement, un être sans référent – de même qu’Harpagon, en dépit de tous les modèles d’avares.
Dans Don Giovanni, Da Ponte et Mozart touchent au problème du désir. Non pas qu’ils ne l’aient déjà fait. Ils n’ont finalement jamais fait que cela. Avec une force étonnante même dans Così, où apparaît le concept d’un désir féminin butant sur celui d’un interdit masculin, représentant la Loi. Dans La Flûte Enchantée, ces deux concepts se retrouvent repris sous la forme de l’opposition Reine de la Nuit/Sage Sarastro.
Mais, entre Così et La Flûte, il y a Don Giovanni. Avec lui, le problème du désir est porté à une incandescence nouvelle. Une sorte de rouge vif, si l’on veut. Aussi, sur un plan purement éthique, a-t-on nommé inconstance blanche celle sur laquelle repose Cosí et inconstance noire celle sur laquelle repose Don Giovanni.
La vie de Don Juan n’a rien à voir avec la vie de quelque banal coureur de jupons, si déterminé soit-il. Son originalité exceptionnelle vient sans doute de l’exacerbation de son désir mais plus encore de la confrontation de ce dernier à la Loi et au sacré. Hyperbolique, incompressible, le désir du héros met consciemment et inconsciemment à mal cette Loi et ce sacré ; et, en retour, ceux-ci mettent à mal celui-là. D’où un mixte entre nature et culture, Don Juan étant à la fois un être dévoreur et dévoré. Il est l’illustration sans doute sans précédent de la tension existant entre le désir et l’interdit. Et l’on n’a pas omis de mentionner que le personnage ne pouvait naître qu’en terre chrétienne, du fait du tabou de la sexualité.
Dans Don Giovanni, Da Ponte et Mozart touchent au problème du désir. Non pas qu’ils ne l’aient déjà fait. Ils n’ont finalement jamais fait que cela. Avec une force étonnante même dans Così, où apparaît le concept d’un désir féminin butant sur celui d’un interdit masculin, représentant la Loi. Dans La Flûte Enchantée, ces deux concepts se retrouvent repris sous la forme de l’opposition Reine de la Nuit/Sage Sarastro.
Mais, entre Così et La Flûte, il y a Don Giovanni. Avec lui, le problème du désir est porté à une incandescence nouvelle. Une sorte de rouge vif, si l’on veut. Aussi, sur un plan purement éthique, a-t-on nommé inconstance blanche celle sur laquelle repose Cosí et inconstance noire celle sur laquelle repose Don Giovanni.
La vie de Don Juan n’a rien à voir avec la vie de quelque banal coureur de jupons, si déterminé soit-il. Son originalité exceptionnelle vient sans doute de l’exacerbation de son désir mais plus encore de la confrontation de ce dernier à la Loi et au sacré. Hyperbolique, incompressible, le désir du héros met consciemment et inconsciemment à mal cette Loi et ce sacré ; et, en retour, ceux-ci mettent à mal celui-là. D’où un mixte entre nature et culture, Don Juan étant à la fois un être dévoreur et dévoré. Il est l’illustration sans doute sans précédent de la tension existant entre le désir et l’interdit. Et l’on n’a pas omis de mentionner que le personnage ne pouvait naître qu’en terre chrétienne, du fait du tabou de la sexualité.
II. BIOGRAPHIE LA COMMANDE DE DON GIOVANNI
L’année 1876 voit le succès tout relatif des Noces, la cabale de Salieri et des autres s’en mêlant. Le sujet, la musique, déçoivent des gens habitués à l’art italien ; d’ailleurs tout l’art de Mozart paraît difficile. Aussi l’abandon du public, la maigreur des commandes, l’échec des souscriptions interrompent sa vie mondaine et des temps amers commencent pour lui, qui ne cesseront jamais, l’obligeant à donner des leçons de musique. A quoi s’ajouteront les deuils d’enfants nouveau-nés. Heureusement il y a l’affection de Haydn, l’appartenance à la loge maçonnique de La Bienfaisance et le commerce des amis anglo-saxons.
Heureusement encore, à la fin de l’année, il apprend le succès éclatant des Noces, données à Prague. Le comte de Thun, frère en maçonnerie, l’invite à venir diriger une représentation. Il part avec Constance pour Prague. Partout, en effet, on y fredonne les airs de Figaro. Un concert, quelques jours après, lui rapporte même un gros bénéfice. mais surtout il signe avec Bondini, le directeur du Nationaltheater, un contrat pour un nouvel opéra dont le livret est laissé à son choix et la première prévue pour septembre de l’année à venir. La partition remise, il touchera 100 ducats ; et, quand il retournera à Prague pour les répétitions et représentations, il sera défrayé de tous frais. C’est là le germe de Don Giovanni.
LE LIVRET ET LA COMPOSITION
De retour à Vienne, la vie morose et souvent affligeante reprend. Son ami, son frère en maçonnerie, le comte Hatzfeld, meurt à 31 ans. Puis le groupe des amis anglais quitte la ville pour l’Angleterre – où, son nouvel opéra achevé et donné, il espère se rendre quelque temps. D’où sans doute ce Rondo émouvant en la mineur (K511) qu’il écrit alors. A quoi s’ajoute un Rondo pour cor et deux Arias dont une pour Gottfried von Jacquis, oeuvres dont il dit qu’elles sont plus le fruit de l’amitié et de l’amour que de la technique... Là-dessus, il apprend la maladie de son père, auquel il adresse cette lettre célèbre sur la mort et où il déclare à un moment : « Comme la mort (...) est le vrai but de notre vie, je me suis, depuis quelques années, tellement familiarisé avec cette véritable et excellente amie de l’homme que son visage, non seulement n’a plus rien d’effrayant pour moi, mais m’est très apaisant et très consolant ! Et je remercie mon Dieu de m’avoir accordé le bonheur de saisir l’occasion d’apprendre à la connaître comme la clé de notre félicité .»
Et encore : « Je ne serais plus là – et pourtant, personne de tous ceux qui me connaissent ne peut dire que je sois chagrin ou triste dans ma fréquentation ». C’est à croire que l’initiation maçonnique a porté tous ses fruits ! D’où sans doute la sérénité des Quintettes en ut (K511) et en sol mineur (K516) de cette période. Adieu son bel appartement, il doit déménager rue Landstrasse. Ici a lieu la fameuse rencontre avec le jeune Beethoven, qu’on lui a envoyé de Francfort, et dont on sait qu’elle fut un énorme malentendu, étant donné sans doute l’écart de tempérament des deux hommes. Après cela, il apprend la mort de son père. Il n’aura pas eu le temps d’aller embrasser celui dont il disait : « Tout de suite après Dieu vient papa », qui est devenu, de plus, un frère en maçonnerie, mais dont toute sorte de discordes l’ont séparé depuis dix ans, le père reprochant au fils son refus du « service » auprès des princes, ses dépenses, ses divertissements, enfin son mariage. Affrontement qui devient soudain symbolique, quand on songe que le même affrontement va être illustré dans l’opéra à venir – mais à un niveau de manifestation plus cruel. Un partage des biens a lieu entre sa soeur Nannerl et lui. Puis son petit sansonnet meurt.
Mais le temps presse, malgré toutes ces morts. Il s’est tourné encore une fois vers Da Ponte pour le livret de l’opéra, et celui-ci lui a proposé le personnage de Don Giovanni.
Ici ce sont les Mémoires de Da Ponte qui nous informent. Ce dernier aurait dit à l’empereur son dessein d’écrire pour trois compositeurs en même temps : le soir, pour Mozart, après avoir lu quelques pages de l’Enfer de Dante ; le matin, pour Martin, la référence étant Pétrarque ; l’après-midi pour Salieri, la référence étant ici Le Tasse. « Vous n’y arriverez pas », aurait dit l’empereur..
Mais Da Ponte serait resté à sa table de travail douze heures par jour, un flacon de Tokay à sa droite, un sachet de tabac de Séville à sa gauche, et un encrier devant lui. Il aurait eu comme employés une mère et sa propre fille. Et celle-ci, qu’il aurait préféré n’aimer que comme sa fille – mais hélas ! – apparaissait dès qu’il agitait une sonnette ; et, comme il avait froid, il abusait de la sonnette. Alors la jeune fille, le fixant rêveusement, réveillait les esprits endormis et, parfois, le progrès du sujet lui faisait venir des larmes. Il est encore symbolique ici – si tout cela est vrai – que le livret de Don Giovanni soit né entre du Tokay, du tabac, et des tasses de chocolat servies par une mère et une fille point farouches... Le travail aurait été écrit en deux mois.
Mozart – toujours selon Da Ponte – est aussitôt enchanté : de ce dont, disent les Massin, il n’y a pas lieu de douter. De même qu’il n’y a pas lieu de douter de la collaboration étroite de Da Ponte et de Mozart pour mener le livret à bien.
Les mois de juillet et d’août sont consacrés à la composition – le mois d’août voyant naître aussi La Petite Musique de Nuit (K525) et La Sonate pour piano et violon en La (K526).
Ainsi, quand Mozart repart pour Prague, une grande partie de l’oeuvre est composée. Mais il a au préalable perdu pour toujours son médecin et ami Sigismund Barasin, qui lui a sauvé la vie par deux fois.
Il part, accompagné de Da Ponte et de Constance, grosse de six mois.
A Prague, ils logent aux Trois Lions ; Da Ponte juste en face d’eux. Ils se voient d’ailleurs de leurs fenêtres.
Mozart entame les répétitions, dirige les acteurs.
Da Ponte dont le livret est pourtant achevé et même envoyé à l’imprimeur n’en éprouve pas moins le besoin de retoucher certains détails. D’autant que Casanova, se trouvant justement alors à Prague, propose certaines retouches au rôle de Leporello. Et les Massin d’évoquer avec leur enthousiasme ce trio : Casanova, Da Ponte, Mozart, discutant de ce texte autour d’un bol de punch...
Mais Da Ponte est rappelé d’urgence à Vienne par Joseph II. L’empereur a besoin de lui pour monter un opéra de Salieri qui doit célébrer les épousailles de l’archiduc Franz et d’Elisabeth de Wurtemberg. On raconte que Casanova aurait profité de ce départ pour refaire totalement le livret ; ce qui paraît difficile, la partition de Mozart étant presque achevée.
Il n’empêche que la première, qui devait avoir lieu le 14 septembre à l’occasion du passage d’un jeune couple princier, est reculée. A la place on offre aux visiteurs Les Noces, que Mozart lui-même dirige ; cependant que Don Giovanni connaît les épreuves que rapporte la correspondance de Mozart : carence du personnel théâtral, carence des préparatifs... Aussi la représentation prévue pour le 21 l’est maintenant pour le 24. Mais une chanteuse tombe malade, l’impresario est dépassé par la situation, les acteurs ne voulant pas répéter « par paresse » les jours d’opéra ; et la représentation est reportée au 29.
Cependant Mozart, quoi qu’il dise, n’a pas non plus terminé son travail de composition. Il en ressent même certaine fatigue, venant d’une part, dit-il de la concentration où il est tenu et, de l’autre, de voir que trop d’amis l’en distraient, alors que le temps presse. Non, décidément, ce n’est pas là son « genre de vie » ! Remarque, disent les Massin, qui nous donne une idée de Mozart autre que celle d’un compositeur génial peinant et travaillant peu. En fait ses premiers biographes – Niemtschek, Rochlitz – ont insisté sur ce fait qu’il ne composait aussi vite, que parce qu’il avait déjà tout mémorisé.
Le commerce amical qui le serre de près, dans cette Prague qui le fête partout comme un héros, est d’autant plus grand qu’il a élu domicile, à présent que Da Ponte est parti, chez ses amis Duschek, à la villa Bertramka, où c’est un défilé permanent de tout ce qui compte à Prague en matière de célébrités. Elle, Josépha Duschek est une actrice en vogue, dont on se demande si elle n’a pas allée jusqu’aux gestes les plus délicieux par admiration pour Mozart, car c’est pour elle qu’il écrit, le 3 novembre, l’air de concert Bella mia fiamme, addio ! (K528) ; lui, est pianiste célèbre et compositeur. C’est dans ce milieu effervescent qu’il est donc la veille ou l’avant veille de la première, alors qu’il lui reste encore à écrire l’ouverture et qu’on commence à être inquiet autour de lui. Mais cette inquiétude, selon Niemtschek, le rend léger. Selon Nissin, il veut écrire l’ouverture pendant la nuit et demande à Constance de le tenir éveillé avec du punch, tout en lui racontant des histoires. Celles-ci le font rire et le punch le fait sommeiller. Bref, Constance l’invite à se reposer sur le divan et ne le réveille qu’à cinq heures. A sept heures, l’ouverture est composée. Si bien que l’orchestre – selon Nissin – devra l’exécuter à première vue.
Mais le temps presse, malgré toutes ces morts. Il s’est tourné encore une fois vers Da Ponte pour le livret de l’opéra, et celui-ci lui a proposé le personnage de Don Giovanni.
Ici ce sont les Mémoires de Da Ponte qui nous informent. Ce dernier aurait dit à l’empereur son dessein d’écrire pour trois compositeurs en même temps : le soir, pour Mozart, après avoir lu quelques pages de l’Enfer de Dante ; le matin, pour Martin, la référence étant Pétrarque ; l’après-midi pour Salieri, la référence étant ici Le Tasse. « Vous n’y arriverez pas », aurait dit l’empereur..
Mais Da Ponte serait resté à sa table de travail douze heures par jour, un flacon de Tokay à sa droite, un sachet de tabac de Séville à sa gauche, et un encrier devant lui. Il aurait eu comme employés une mère et sa propre fille. Et celle-ci, qu’il aurait préféré n’aimer que comme sa fille – mais hélas ! – apparaissait dès qu’il agitait une sonnette ; et, comme il avait froid, il abusait de la sonnette. Alors la jeune fille, le fixant rêveusement, réveillait les esprits endormis et, parfois, le progrès du sujet lui faisait venir des larmes. Il est encore symbolique ici – si tout cela est vrai – que le livret de Don Giovanni soit né entre du Tokay, du tabac, et des tasses de chocolat servies par une mère et une fille point farouches... Le travail aurait été écrit en deux mois.
Mozart – toujours selon Da Ponte – est aussitôt enchanté : de ce dont, disent les Massin, il n’y a pas lieu de douter. De même qu’il n’y a pas lieu de douter de la collaboration étroite de Da Ponte et de Mozart pour mener le livret à bien.
Les mois de juillet et d’août sont consacrés à la composition – le mois d’août voyant naître aussi La Petite Musique de Nuit (K525) et La Sonate pour piano et violon en La (K526).
Ainsi, quand Mozart repart pour Prague, une grande partie de l’oeuvre est composée. Mais il a au préalable perdu pour toujours son médecin et ami Sigismund Barasin, qui lui a sauvé la vie par deux fois.
Il part, accompagné de Da Ponte et de Constance, grosse de six mois.
A Prague, ils logent aux Trois Lions ; Da Ponte juste en face d’eux. Ils se voient d’ailleurs de leurs fenêtres.
Mozart entame les répétitions, dirige les acteurs.
Da Ponte dont le livret est pourtant achevé et même envoyé à l’imprimeur n’en éprouve pas moins le besoin de retoucher certains détails. D’autant que Casanova, se trouvant justement alors à Prague, propose certaines retouches au rôle de Leporello. Et les Massin d’évoquer avec leur enthousiasme ce trio : Casanova, Da Ponte, Mozart, discutant de ce texte autour d’un bol de punch...
Mais Da Ponte est rappelé d’urgence à Vienne par Joseph II. L’empereur a besoin de lui pour monter un opéra de Salieri qui doit célébrer les épousailles de l’archiduc Franz et d’Elisabeth de Wurtemberg. On raconte que Casanova aurait profité de ce départ pour refaire totalement le livret ; ce qui paraît difficile, la partition de Mozart étant presque achevée.
Il n’empêche que la première, qui devait avoir lieu le 14 septembre à l’occasion du passage d’un jeune couple princier, est reculée. A la place on offre aux visiteurs Les Noces, que Mozart lui-même dirige ; cependant que Don Giovanni connaît les épreuves que rapporte la correspondance de Mozart : carence du personnel théâtral, carence des préparatifs... Aussi la représentation prévue pour le 21 l’est maintenant pour le 24. Mais une chanteuse tombe malade, l’impresario est dépassé par la situation, les acteurs ne voulant pas répéter « par paresse » les jours d’opéra ; et la représentation est reportée au 29.
Cependant Mozart, quoi qu’il dise, n’a pas non plus terminé son travail de composition. Il en ressent même certaine fatigue, venant d’une part, dit-il de la concentration où il est tenu et, de l’autre, de voir que trop d’amis l’en distraient, alors que le temps presse. Non, décidément, ce n’est pas là son « genre de vie » ! Remarque, disent les Massin, qui nous donne une idée de Mozart autre que celle d’un compositeur génial peinant et travaillant peu. En fait ses premiers biographes – Niemtschek, Rochlitz – ont insisté sur ce fait qu’il ne composait aussi vite, que parce qu’il avait déjà tout mémorisé.
Le commerce amical qui le serre de près, dans cette Prague qui le fête partout comme un héros, est d’autant plus grand qu’il a élu domicile, à présent que Da Ponte est parti, chez ses amis Duschek, à la villa Bertramka, où c’est un défilé permanent de tout ce qui compte à Prague en matière de célébrités. Elle, Josépha Duschek est une actrice en vogue, dont on se demande si elle n’a pas allée jusqu’aux gestes les plus délicieux par admiration pour Mozart, car c’est pour elle qu’il écrit, le 3 novembre, l’air de concert Bella mia fiamme, addio ! (K528) ; lui, est pianiste célèbre et compositeur. C’est dans ce milieu effervescent qu’il est donc la veille ou l’avant veille de la première, alors qu’il lui reste encore à écrire l’ouverture et qu’on commence à être inquiet autour de lui. Mais cette inquiétude, selon Niemtschek, le rend léger. Selon Nissin, il veut écrire l’ouverture pendant la nuit et demande à Constance de le tenir éveillé avec du punch, tout en lui racontant des histoires. Celles-ci le font rire et le punch le fait sommeiller. Bref, Constance l’invite à se reposer sur le divan et ne le réveille qu’à cinq heures. A sept heures, l’ouverture est composée. Si bien que l’orchestre – selon Nissin – devra l’exécuter à première vue.
LA CREATION
Le Nationaltheater où va avoir lieu la première de Don Giovanni, est tout un symbole. C’est le lieu par excellence de l’âme tchèque et de sa résistance à l’Autriche. Depuis le règne de Marie-Thérèse, en effet, la Chancellerie de Bohême a été supprimée. Les diètes sont bâillonnées. Aussi tout un mouvement s’est fait jour contre la centralisation et la germanisation abusives de Vienne : un nationalisme fougueux, accompagné de revendications culturelles. Face au despote, on a dressé, entre autres choses, ce Nationaltheater, un bijou d’architecture bleu et or. Le comte Notstitz et Rieneck, le burgrave de Bohême à venir, l’ont fondé, soutenus par les Duschek eux mêmes et deux francs-maçons célèbres – dont un érudit vient de découvrir qu’ils se trouvent être justement en rapport avec les frères de la loge de La Bienfaisance, où fréquente Mozart à Vienne. Le théâtre a été inauguré, le 21 avril 1783, avec Emilio Gallot, une pièce de Lessing, en faveur des libertés individuelles et collectives.
On comprend que Mozart soit invité, choyé, adulé par une telle ville. Les Noces y ont fait l’effet d’une bombe lancée contre le régime autrichien ; et depuis l’on chante partout les airs de Figaro. Certes il y a la musique, le génie de Mozart ; mais il y a aussi que ce franc-maçon donne l’impression aux Tchèques d’être comme spontanément associé à leur résistance.
A dire vrai, cette politique de résistance en matière d’opéra a commencé déjà en 1730, avec la parution du premier opéra tchèque de l’histoire : L’origine de Jaromerez en Moravie, de Frantisck Vàchav Mìca ; et, après les Noces, après Don Giovanni, s’est poursuivie par la traduction en langue tchèque de singspiele venant de Leipzig ou de Vienne.
Les chanteurs, choisis pour la création de Don Giovanni, sont tous remarquables, quoi qu’on ait dit sur eux et quoi que Mozart lui-même ait dit dans sa Correspondance, non seulement sur les failles de l’organisation du Nationaltheater et les retards imputés à celle-ci, mais encore sur les lenteurs de mémorisation des artistes. Il y a là, en effet, Thérèse Saporiti, une beauté de physique et de voix appréciée par toute l’Europe, dans donna Anna ; Antonio Baglioni, sollicité par tous les théâtres, dans don Ottavio – et que (nous dit Philippe Olivier) le critique Rodolfo Colleti cite encore en exemple pour sa voix, deux siècles après sa disparition ; il y a là la basse ténorisante, Luigi Bassi, âgée seulement de 21 ans, agile, au timbre éblouissant, archidouée pour le jeu dramatique. Il y a là la femme et la belle-soeur de Bondini.
Pour l’orchestre, il est remarquable aussi. Rompu très tôt au violon, ensuite aux subtilités du quatuor à cordes, Mozart écrit une partition difficile avec Don Giovanni – ou du moins jugée longtemps comme telle. Mais quel hasard heureux (nous précise toujours Philippe Olivier) que celle-ci soit confiée aux mains de l’école d’archets pragoise, à réputation universelle, émanant d’un peuple dont un proverbe dit : « Dans le berceau de nos enfants on trouve toujours un violon et un violoncelle » ! Et Philippe Olivier de noter par exemple ce solo de mandoline, lors de la sérénade Deh vieni alla finestra, accompagné d’une suite de pizzicati aux violons, procédé peu courant alors, mais familier au virtuose Frantisck Bendà ; et encore, cet air de Zerlina Batti, batti, o bel Masetto, où ce dernier fera mettre en valeur le violoncelle, instrument dont on a comme la spécialité à Prague. (Le violoncelle y a été amélioré par les Hauschhà, Morà et Schettu... )
Pour les décors, ils rappellent des monuments et des paysages locaux : les vignobles de Kosohirz, le cimetière des Israélites... : deux choses, entre autres, au nom desquelles la ville de Prague veut montrer qu’elle peut rivaliser avec Vienne.
Du détail des répétitions enfin, on retient certaines anecdotes. On sait que Mozart dirige lui-même les déplacements d’acteurs et que, sur ce sujet toujours, lors de la générale, trouvant qu’Elisabeth Bondini, qui joue Zerlina, ne joue pas assez lorsque Don Giovanni veut l’enlever, il lui cause une telle frayeur des coulisses qu’elle se met à hurler. Lors des répétitions précédentes, le capricieux Luigi Bassi a fait changer cinq fois le début du duetto : Là ci darem la mano et une discussion s’est élevée entre Mozart et lui au sujet de l’air dit « du champagne » ; mais Mozart n’a pas faibli. Lors de la générale, quelques changements instrumentaux ont encore lieu : un des trombones joue faux lorsque le Commandeur dit à Don Giovanni : Di rider finirai ; Mozart se plaint, l’instrumentiste lui rétorque qu’il ne sait pas instrumenter ; du coup Mozart fait doubler les cuivres par trois hautbois, trois clarinettes et trois bassons.
LA PREMIERE ET LA SUITE
On comprend que Mozart soit invité, choyé, adulé par une telle ville. Les Noces y ont fait l’effet d’une bombe lancée contre le régime autrichien ; et depuis l’on chante partout les airs de Figaro. Certes il y a la musique, le génie de Mozart ; mais il y a aussi que ce franc-maçon donne l’impression aux Tchèques d’être comme spontanément associé à leur résistance.
A dire vrai, cette politique de résistance en matière d’opéra a commencé déjà en 1730, avec la parution du premier opéra tchèque de l’histoire : L’origine de Jaromerez en Moravie, de Frantisck Vàchav Mìca ; et, après les Noces, après Don Giovanni, s’est poursuivie par la traduction en langue tchèque de singspiele venant de Leipzig ou de Vienne.
Les chanteurs, choisis pour la création de Don Giovanni, sont tous remarquables, quoi qu’on ait dit sur eux et quoi que Mozart lui-même ait dit dans sa Correspondance, non seulement sur les failles de l’organisation du Nationaltheater et les retards imputés à celle-ci, mais encore sur les lenteurs de mémorisation des artistes. Il y a là, en effet, Thérèse Saporiti, une beauté de physique et de voix appréciée par toute l’Europe, dans donna Anna ; Antonio Baglioni, sollicité par tous les théâtres, dans don Ottavio – et que (nous dit Philippe Olivier) le critique Rodolfo Colleti cite encore en exemple pour sa voix, deux siècles après sa disparition ; il y a là la basse ténorisante, Luigi Bassi, âgée seulement de 21 ans, agile, au timbre éblouissant, archidouée pour le jeu dramatique. Il y a là la femme et la belle-soeur de Bondini.
Pour l’orchestre, il est remarquable aussi. Rompu très tôt au violon, ensuite aux subtilités du quatuor à cordes, Mozart écrit une partition difficile avec Don Giovanni – ou du moins jugée longtemps comme telle. Mais quel hasard heureux (nous précise toujours Philippe Olivier) que celle-ci soit confiée aux mains de l’école d’archets pragoise, à réputation universelle, émanant d’un peuple dont un proverbe dit : « Dans le berceau de nos enfants on trouve toujours un violon et un violoncelle » ! Et Philippe Olivier de noter par exemple ce solo de mandoline, lors de la sérénade Deh vieni alla finestra, accompagné d’une suite de pizzicati aux violons, procédé peu courant alors, mais familier au virtuose Frantisck Bendà ; et encore, cet air de Zerlina Batti, batti, o bel Masetto, où ce dernier fera mettre en valeur le violoncelle, instrument dont on a comme la spécialité à Prague. (Le violoncelle y a été amélioré par les Hauschhà, Morà et Schettu... )
Pour les décors, ils rappellent des monuments et des paysages locaux : les vignobles de Kosohirz, le cimetière des Israélites... : deux choses, entre autres, au nom desquelles la ville de Prague veut montrer qu’elle peut rivaliser avec Vienne.
Du détail des répétitions enfin, on retient certaines anecdotes. On sait que Mozart dirige lui-même les déplacements d’acteurs et que, sur ce sujet toujours, lors de la générale, trouvant qu’Elisabeth Bondini, qui joue Zerlina, ne joue pas assez lorsque Don Giovanni veut l’enlever, il lui cause une telle frayeur des coulisses qu’elle se met à hurler. Lors des répétitions précédentes, le capricieux Luigi Bassi a fait changer cinq fois le début du duetto : Là ci darem la mano et une discussion s’est élevée entre Mozart et lui au sujet de l’air dit « du champagne » ; mais Mozart n’a pas faibli. Lors de la générale, quelques changements instrumentaux ont encore lieu : un des trombones joue faux lorsque le Commandeur dit à Don Giovanni : Di rider finirai ; Mozart se plaint, l’instrumentiste lui rétorque qu’il ne sait pas instrumenter ; du coup Mozart fait doubler les cuivres par trois hautbois, trois clarinettes et trois bassons.
LA PREMIERE ET LA SUITE
Le 29 octobre 1787 a lieu la première. L’Oberpostzeitung, journal officiel de Prague, en rend compte le 3 novembre. Selon l’article, rien de pareil n’a encore jamais été représenté ; et lorsque Mozart paraît sur scène, il est salué par une triple acclamation. Tout, poursuit l’article, a été fait en vue de parvenir à un résultat remarquable : l’importance des choeurs, la richesse des décors – lesquels ont occasionné une grande dépense. Mais, ce qui est déjà noté, c’est la difficulté de l’oeuvre.
Don Giovanni, opéra difficile, voilà en effet une épithète qui va longtemps être accolée à l’oeuvre.
Selon Niemtschek, Guardasoni, l’impresario et Bondini, le directeur de la troupe, ne se tiennent pas de joie. Comme pour les Noces, les recettes sont excellentes.
Enfin Da Ponte, dont on sait qu’il n’a pu assister à la représentation, mentionne dans ses écrits une lettre de Mozart lui annonçant le succès de la première et une autre de Bondini, disant, à un endroit : « Vive Da Ponte ! Vive Mozart !»
Pour Mozart, enfin libéré de son anxiété, il passe quelques jours de merveilleuses vacances à Prague, comme il l’a déjà fait quelques mois avant. Il est toujours à la maison. Bertramka, chez les Duschek, où tous le fêtent. Mais Josepha Duschek, le 3 novembre, le prie d’écrire quelque chose pour elle, et l’aurait enfermé à cette intention. C’est le grand air de concert : Bella mia fiamma, addio ! (K528). Il aurait alors ménagé un passage à l’intonation difficile pour taquiner son espiègle et despotique hôtesse, puis lui aurait demandé de détruire l’air sur le champ, si elle ne venait pas à le chanter sans faute a primera vista. (Voir toujours Mozart de Brigitte Massin.)
Don Giovanni, opéra difficile, voilà en effet une épithète qui va longtemps être accolée à l’oeuvre.
Selon Niemtschek, Guardasoni, l’impresario et Bondini, le directeur de la troupe, ne se tiennent pas de joie. Comme pour les Noces, les recettes sont excellentes.
Enfin Da Ponte, dont on sait qu’il n’a pu assister à la représentation, mentionne dans ses écrits une lettre de Mozart lui annonçant le succès de la première et une autre de Bondini, disant, à un endroit : « Vive Da Ponte ! Vive Mozart !»
Pour Mozart, enfin libéré de son anxiété, il passe quelques jours de merveilleuses vacances à Prague, comme il l’a déjà fait quelques mois avant. Il est toujours à la maison. Bertramka, chez les Duschek, où tous le fêtent. Mais Josepha Duschek, le 3 novembre, le prie d’écrire quelque chose pour elle, et l’aurait enfermé à cette intention. C’est le grand air de concert : Bella mia fiamma, addio ! (K528). Il aurait alors ménagé un passage à l’intonation difficile pour taquiner son espiègle et despotique hôtesse, puis lui aurait demandé de détruire l’air sur le champ, si elle ne venait pas à le chanter sans faute a primera vista. (Voir toujours Mozart de Brigitte Massin.)
III. PREMISSES
Tout mythe provient généralement d’un ensemble de légendes d’abord orales puis écrites, avant d’être illustré, le cas échéant, par l’oeuvre d’un grand artiste. C’est le cas pour Faust, venu du Moyen-Age et illustré par Marlowe et par Goethe. Alors qu’avec Don Juan on est en présence d’un mythe sorti tout d’un bloc de la plume d’un auteur – un peu comme Athéna de la tête de Zeus. On est à peu près sûr maintenant, que cet auteur est Tirso de Molina, théologien par foi, dramaturge et écrivain par vocation, et vivant à Madrid au 17ème siècle : ce qui lui fit, comme on voit, une vie bien remplie mais qui n’alla pas sans secousses.
Cependant, Tirso de Molina n’étant pas Dieu le Père n’a pas créé à partir de rien, et a subi, pour mener à bien son oeuvre, toutes sortes d’influences – dont Jean Rousset a fait magistralement un inventaire. (Le Mythe de Don Juan, Armand Colin Ed) Ces influences sont, selon lui, de quatre ordres : un ensemble de légendes répandues dans tout l’Occident chrétien ; le souci prédominant, à l’époque de Tirso, du problème théologique de la grâce ; et, signes distinctifs de son époque dite encore baroque, les deux thèmes – d’ailleurs conjoints – de l’inconstance foncière de toutes choses et, partant, du héros dit inconstant – résolument infidèle, du fait de la nature profonde de l’homme.
Cependant, Tirso de Molina n’étant pas Dieu le Père n’a pas créé à partir de rien, et a subi, pour mener à bien son oeuvre, toutes sortes d’influences – dont Jean Rousset a fait magistralement un inventaire. (Le Mythe de Don Juan, Armand Colin Ed) Ces influences sont, selon lui, de quatre ordres : un ensemble de légendes répandues dans tout l’Occident chrétien ; le souci prédominant, à l’époque de Tirso, du problème théologique de la grâce ; et, signes distinctifs de son époque dite encore baroque, les deux thèmes – d’ailleurs conjoints – de l’inconstance foncière de toutes choses et, partant, du héros dit inconstant – résolument infidèle, du fait de la nature profonde de l’homme.
LES LEGENDES ANCIENNES
On ne peut, on s’en doute, rapporter toutes les légendes. Elles ont été recueillies par Jean Rousset dans divers ouvrages savants sur les traditions et superstitions, et il a choisi d’en rapporter deux en entier.
Dans la première, tirée de P. Sébillot (Le mythe de Don Juan, Armand Colin, « U prisme », 1978), un jeune homme sur le point de se marier invite ses parents et amis à ses noces ; ivre quand vient le soir pour avoir beaucoup bu chez Pierre et Paul et traversant un cimetière, il bute sur un crâne, lui donne un coup de pied et, par un effet de sa jeunesse moqueuse, l’invite à venir à son repas de noces. Voilà qu’alors un squelette entre, effrayant l’assemblée ; sollicité par le marié à s’asseoir à côté de lui, à boire et à manger, il refuse cette dernière proposition, disant qu’on ne boit ni ne mange dans l’autre monde, mais il invite à son tour son hôte à se retrouver le lendemain au cimetière à l’endroit de leur rencontre, puis il s’en va. Le marié, malgré sa peur (le prêtre ayant répugné à l’accompagner), s’exécute et voit alors une table ronde avec trois chaises, deux occupées par deux squelettes, dont le squelette venu à ses noces.(Le Folklore de France. Paris, 1907 : t. IV, p. 132-133). Celui-ci se lève, l’invite à s’asseoir, mais, sur la table, il y a les nourritures accoutumées des morts ; puis il l’invite à marcher avec lui. Ils sont bientôt au milieu de flambeaux allumés, de tailles différentes parce qu’à des moments différents de leur consumation. Le marié est alors arrêté devant l’un d’eux, presqu’entièrement brûlé. C’est, (lui est-il dit), le sien. Et deux jours plus tard voilà qu’il rend l’âme.
La seconde histoire, tirée de L. Petzoldt (Le Mort comme invité -Der Tote als Gast)-. Helsinki, 1968.) est une variante de la première. Il s’agit, cette fois, d’un jeune homme allant à l’Eglise, surtout pour voir les dames. Même rencontre sur le chemin. Même invitation à venir boire et manger chez lui. Même visite d’un squelette au moment voulu, effrayant le valet du jeune homme. Même réinvitation du mort. Cette fois-ci à l’Eglise où le jeune homme se trouve alors en présence d’une tombe ouverte, au centre de laquelle brûle un flambeau. Cependant ici, la leçon administrée, le squelette pardonne, conseillant au jeune homme de dire un Pater noster pour le prochain crâne rencontré, puis d’aller le déposer à l’ossuaire.
En tout, selon Rousset, plus de 250 versions de cette fable, outre celles non répertoriées. Et, dans la plupart, une même alternance des lieux et une triple apparition du mort : lors de la rencontre de l’os ou du squelette du mort, lors de la visite du mort et lors de la contre-invitation qui suit. Le héros, chaque fois, est pris dans le même engrenage. Par contre, le dénouement est différent, comme on a vu. De nombreuses versions offrent aussi celui d’une descente aux Enfers. Nouvel Orphée, le héros est alors conduit chez les défunts, puis retourne sur terre après un séjour dans l’Au-delà, qui lui a paru bref mais qui dure un siècle en fait. Sujet illustre d’Homère à Claudel, en passant par Dante et Nerval . De plus, comme a encore vu, le héros change de classe sociale : paysan, artisan, valet, seigneur – ou couple de fiancés ! et la rencontre peut être celle d’un crâne, d’un pendu, d’un squelette ou d’ossements...
Ce que montrent ces légendes c’est le sacrilège que constitue le non-respect des frontières entre la vie et la mort. A la Toussaint surtout, on ne joue pas avec les morts, comme c’est le cas ici de tous ces jeunes gens qui, ayant à leur portée toutes les joies de la vie, sont par trop assurés d’être encore très éloignés de l’état fatidique où ils sont censés n’en plus pouvoir jouir. Cette désinvolture vis-à-vis des morts correspond à une atteinte vis-à-vis du sacré, surtout dans l’ère de culture chrétienne où les morts, selon le mode de la verticalité, sont considérés comme appartenant jalousement à quelqu’Au-Dessus ou quelqu’Au-Dessous par rapport à nous. Alors que, dans les cultures traditionnelles, ils sont plus volontiers situés sur la même ligne horizontale que les vivants, ceux-ci continuant à solliciter très couramment ceux-là et vice versa.
Les passages entre morts et vivants s’avérant ici plus faciles, sont moins taxés de désinvolture ou de forfanterie – et donc de sacrilège. La notion elle-même d’abject, touchant ce problème, étant moins évidente. D’où ces rites d’invitation des morts à la table familiale à certains jours ; ou ces repas des Indiens christianisés au Chiapas sur les tombes de leurs défunts ou sous les statues de leurs saints afin de faire participer les uns et les autres à leurs agapes.
Dans la première, tirée de P. Sébillot (Le mythe de Don Juan, Armand Colin, « U prisme », 1978), un jeune homme sur le point de se marier invite ses parents et amis à ses noces ; ivre quand vient le soir pour avoir beaucoup bu chez Pierre et Paul et traversant un cimetière, il bute sur un crâne, lui donne un coup de pied et, par un effet de sa jeunesse moqueuse, l’invite à venir à son repas de noces. Voilà qu’alors un squelette entre, effrayant l’assemblée ; sollicité par le marié à s’asseoir à côté de lui, à boire et à manger, il refuse cette dernière proposition, disant qu’on ne boit ni ne mange dans l’autre monde, mais il invite à son tour son hôte à se retrouver le lendemain au cimetière à l’endroit de leur rencontre, puis il s’en va. Le marié, malgré sa peur (le prêtre ayant répugné à l’accompagner), s’exécute et voit alors une table ronde avec trois chaises, deux occupées par deux squelettes, dont le squelette venu à ses noces.(Le Folklore de France. Paris, 1907 : t. IV, p. 132-133). Celui-ci se lève, l’invite à s’asseoir, mais, sur la table, il y a les nourritures accoutumées des morts ; puis il l’invite à marcher avec lui. Ils sont bientôt au milieu de flambeaux allumés, de tailles différentes parce qu’à des moments différents de leur consumation. Le marié est alors arrêté devant l’un d’eux, presqu’entièrement brûlé. C’est, (lui est-il dit), le sien. Et deux jours plus tard voilà qu’il rend l’âme.
La seconde histoire, tirée de L. Petzoldt (Le Mort comme invité -Der Tote als Gast)-. Helsinki, 1968.) est une variante de la première. Il s’agit, cette fois, d’un jeune homme allant à l’Eglise, surtout pour voir les dames. Même rencontre sur le chemin. Même invitation à venir boire et manger chez lui. Même visite d’un squelette au moment voulu, effrayant le valet du jeune homme. Même réinvitation du mort. Cette fois-ci à l’Eglise où le jeune homme se trouve alors en présence d’une tombe ouverte, au centre de laquelle brûle un flambeau. Cependant ici, la leçon administrée, le squelette pardonne, conseillant au jeune homme de dire un Pater noster pour le prochain crâne rencontré, puis d’aller le déposer à l’ossuaire.
En tout, selon Rousset, plus de 250 versions de cette fable, outre celles non répertoriées. Et, dans la plupart, une même alternance des lieux et une triple apparition du mort : lors de la rencontre de l’os ou du squelette du mort, lors de la visite du mort et lors de la contre-invitation qui suit. Le héros, chaque fois, est pris dans le même engrenage. Par contre, le dénouement est différent, comme on a vu. De nombreuses versions offrent aussi celui d’une descente aux Enfers. Nouvel Orphée, le héros est alors conduit chez les défunts, puis retourne sur terre après un séjour dans l’Au-delà, qui lui a paru bref mais qui dure un siècle en fait. Sujet illustre d’Homère à Claudel, en passant par Dante et Nerval . De plus, comme a encore vu, le héros change de classe sociale : paysan, artisan, valet, seigneur – ou couple de fiancés ! et la rencontre peut être celle d’un crâne, d’un pendu, d’un squelette ou d’ossements...
Ce que montrent ces légendes c’est le sacrilège que constitue le non-respect des frontières entre la vie et la mort. A la Toussaint surtout, on ne joue pas avec les morts, comme c’est le cas ici de tous ces jeunes gens qui, ayant à leur portée toutes les joies de la vie, sont par trop assurés d’être encore très éloignés de l’état fatidique où ils sont censés n’en plus pouvoir jouir. Cette désinvolture vis-à-vis des morts correspond à une atteinte vis-à-vis du sacré, surtout dans l’ère de culture chrétienne où les morts, selon le mode de la verticalité, sont considérés comme appartenant jalousement à quelqu’Au-Dessus ou quelqu’Au-Dessous par rapport à nous. Alors que, dans les cultures traditionnelles, ils sont plus volontiers situés sur la même ligne horizontale que les vivants, ceux-ci continuant à solliciter très couramment ceux-là et vice versa.
Les passages entre morts et vivants s’avérant ici plus faciles, sont moins taxés de désinvolture ou de forfanterie – et donc de sacrilège. La notion elle-même d’abject, touchant ce problème, étant moins évidente. D’où ces rites d’invitation des morts à la table familiale à certains jours ; ou ces repas des Indiens christianisés au Chiapas sur les tombes de leurs défunts ou sous les statues de leurs saints afin de faire participer les uns et les autres à leurs agapes.
LA THEOLOGIE DE L’EPOQUE
L’époque de Tirso est toujours à l’examen de conscience sur le plan théologique. Après la Réforme et la Contre-Réforme, on discutait toujours du problème du salut pour savoir qui avait le plus d’efficace de Dieu ou de l’homme. L’homme a-t-il le pouvoir de s’assurer le salut par ses prières et par ses oeuvres, sans une aide spéciale de Dieu ? peut-il tout par lui-même ? Pour Luther, pour Calvin surtout, ils niaient cette totale liberté, la grâce divine demeurant l’essentiel – au point que leurs disciples se rattrapaient confortablement au niveau de leur activité professionnelle, le profit, lui, n’étant pas suspect. Pour les Jésuites, ils ramenaient comme on sait presque tout aux prières et aux oeuvres, voire aux seules intentions. Aussi le grand point des sermons, du temps de Tirso, surtout en Espagne, est-il de chercher un compromis entre ces deux attitudes : trop de désespérance d’un côté, trop de confiance de l’autre, sont les marques soit du défaitisme soit de la présomption et, du coup, l’assurance de la damnation, pour avoir somme toute pris Dieu en otage. Ce sont là, pour les sermonnaires espagnols, deux formes contrastées de démesure dans la foi. Or ce discours de la chaire va devenir, chez Tirso de Molina, du moins au premier degré, le discours de ses fictions dramatiques – dont celle de l’Abuseur de Séville.
LE THEME DE L’INCONSTANCE
C’est une évidence, surtout après les études nombreuses sur le sujet – en particulier celles de Didier Souiller (1) – que l’époque appelée baroque se signale avant tout par une vision du monde basée sur l’impermanence de toutes choses. A commencer par la nature où tout se transforme, tout devient, tout change. Rien n’y demeure en l’état. Tout « branle » et « la constance même n’est qu’un branle plus languissant », selon Montaigne (2). Pour le temps, ensuite, ses présents sont pareils à des gouttelettes d’eau si minimes que, selon Quevedo (3), le présent n’existe pour ainsi dire pas entre le passé et l’avenir. L’homme est comme dénué d’intériorité : entendons d’identité. Il s’agit presque d’un simulacre. Oui, ce sont là thèmes courants chez bien des poètes anglais, français, espagnols, italiens : les Donne, les du Bartas, les Quevedo...
(1) La littérature baroque en Europe. P.U.F. 1988. Pourquoi Don Juan devait-il naître en Espagne ? (2) Les Essais. Ouverture du Chapitre III. (3) Anthologie de la poésie baroque. Paris 1961. -
Mais ce « branle » fondamental, selon que l’homme le vit bien ou mal, est le fait d’une inconstance blanche ou noire, par exemple dans l’inconstance amoureuse...
(1) La littérature baroque en Europe. P.U.F. 1988. Pourquoi Don Juan devait-il naître en Espagne ? (2) Les Essais. Ouverture du Chapitre III. (3) Anthologie de la poésie baroque. Paris 1961. -
Mais ce « branle » fondamental, selon que l’homme le vit bien ou mal, est le fait d’une inconstance blanche ou noire, par exemple dans l’inconstance amoureuse...
LE THEME DE L’INCONSTANT
« Toute chose est muable au monde... Tout branle ... : Il faut aimer à la volée! » (Lortigue)
Le pas est franchi. L’inconstant est partout ! Au théâtre, dans la poésie, dans le roman. Chez Lope, chez Calderón – où le héros, loin de se satisfaire de certaine sensualité (comme certains héros de Marlowe ou de Shakespeare), séduit encore les femmes, par provocation, par mépris des institutions. Préfaçant Don Juan, le Ludovico de Calderón se heurte un soir à un squelette envoyé du Ciel, lequel lui dit : « Ne reconnais-tu pas ton propre portrait ? » Ce qui, d’ailleurs, le pousse à s’assagir et à se repentir, à la différence de Don Juan. En France même, après l’Espagne, dans les pièces de Corneille, les Alcidor, les Doris, les Florame, les Alidor, les Clindor, tous beaux parleurs, repoussent le mariage et s’en prennent aux Gérontes – comme au Père éternel incarnant la Loi ; et ce, au nom de la Liberté. Certaine ode du poète italien Marino (1) est, ni plus ni moins, un inventaire des noms et des types de beautés effeuillées en passant, un précédent du Catalogue de Da Ponte – Mozart ! Selon Jean Rousset (2), on voit naître alors un style de jeune premier : hobereau aisé, puissant, mais échappant à l’ennui qui résulte d’être attaché à la noblesse domestiquée et oisive de l’époque, en séduisant les femmes : en les enlevant, les volant, les violant, ce pour quoi ils sont quelquefois punis – mais souvent absous. Le roman de l’Astrée, lui, est plus tendre : n’a-t-il pas sa Carte du même nom ? Il s’agit avant tout d’inconstance blanche. Du milieu des héros de l’inconstance : de ses bénéficiaires, de ses victimes, de ses philosophes, émerge la figure d’Hylas – laquelle, après avoir inspiré Mme de Scudéry, inspire une pièce à Mareschal et un récit à d’Aubignac (3). Dans ce dernier, Hylas est devenu le parangon de la secte des « coeurs volants » où des Amants volages, gens couverts d’ailes et de flammes, ont pour devise : « Qui plus en aime, plus aime ».(1) Voir Didier Souiller. "La Littérature baroque" p. 78 et suivantes. (2) Op. cit. (3) Les inconstances d’Hylas.
Ainsi vont-ils et viennent-ils, ailés et enflammés, parmi les belles – mais tout en respectant les usages de la galanterie et de la coquetterie ; en s’attachant surtout à toutes, sans tenir à aucune – parce que tenant trop à la seule beauté !
Telle est donc (pour ce qui est d’Hylas) sa vie papillonnesque, légère et saccadée – mais sans tragédie, sans l’arrière-plan du mythe...
Le pas est franchi. L’inconstant est partout ! Au théâtre, dans la poésie, dans le roman. Chez Lope, chez Calderón – où le héros, loin de se satisfaire de certaine sensualité (comme certains héros de Marlowe ou de Shakespeare), séduit encore les femmes, par provocation, par mépris des institutions. Préfaçant Don Juan, le Ludovico de Calderón se heurte un soir à un squelette envoyé du Ciel, lequel lui dit : « Ne reconnais-tu pas ton propre portrait ? » Ce qui, d’ailleurs, le pousse à s’assagir et à se repentir, à la différence de Don Juan. En France même, après l’Espagne, dans les pièces de Corneille, les Alcidor, les Doris, les Florame, les Alidor, les Clindor, tous beaux parleurs, repoussent le mariage et s’en prennent aux Gérontes – comme au Père éternel incarnant la Loi ; et ce, au nom de la Liberté. Certaine ode du poète italien Marino (1) est, ni plus ni moins, un inventaire des noms et des types de beautés effeuillées en passant, un précédent du Catalogue de Da Ponte – Mozart ! Selon Jean Rousset (2), on voit naître alors un style de jeune premier : hobereau aisé, puissant, mais échappant à l’ennui qui résulte d’être attaché à la noblesse domestiquée et oisive de l’époque, en séduisant les femmes : en les enlevant, les volant, les violant, ce pour quoi ils sont quelquefois punis – mais souvent absous. Le roman de l’Astrée, lui, est plus tendre : n’a-t-il pas sa Carte du même nom ? Il s’agit avant tout d’inconstance blanche. Du milieu des héros de l’inconstance : de ses bénéficiaires, de ses victimes, de ses philosophes, émerge la figure d’Hylas – laquelle, après avoir inspiré Mme de Scudéry, inspire une pièce à Mareschal et un récit à d’Aubignac (3). Dans ce dernier, Hylas est devenu le parangon de la secte des « coeurs volants » où des Amants volages, gens couverts d’ailes et de flammes, ont pour devise : « Qui plus en aime, plus aime ».(1) Voir Didier Souiller. "La Littérature baroque" p. 78 et suivantes. (2) Op. cit. (3) Les inconstances d’Hylas.
Ainsi vont-ils et viennent-ils, ailés et enflammés, parmi les belles – mais tout en respectant les usages de la galanterie et de la coquetterie ; en s’attachant surtout à toutes, sans tenir à aucune – parce que tenant trop à la seule beauté !
Telle est donc (pour ce qui est d’Hylas) sa vie papillonnesque, légère et saccadée – mais sans tragédie, sans l’arrière-plan du mythe...
IV. TIRSO DE MOLINA ET "L’ABUSEUR DE SEVILLE" SURVOL DE LA PIECE
La pièce de Tirso (1) se déroule en un espace et un temps bien précis. L’espace, c’est celui du sud de la botte italienne rattachée alors à l’Espagne et l’Espagne ellemême. C’est Naples, Tarragone, Séville... Le temps, c’est celui d’une époque encore féodale où domine la relation suzerain/vassal, la distinction féroce des classes et le sens de l’honneur. Bref, où tout repose sur les images directes ou substitutives du Père (Le Roi, Dieu etc..), conséquemment sur le respect du nom, de l’identité, c’est-à-dire de la famille, en tant que gardienne de tout cet ordre symbolique : et, en particulier, des contrats et de la parole donnée liés sans doute à l’échange économique mais aussi à l’institution du mariage. Les femmes, par leur mobilité, y sont considérées comme une monnaie d’échange. Aussi les épouse-t-on sur la base de leur honneur, de leur rang, de leur engagement affectif et économique et bénéficient-elles en retour de la stabilité attachée à l’institution en question. C’est là le règne par excellence de la Loi et du Différent. Tout ce qui va à l’encontre de ces valeurs dégrade la société et l’enfonce dans le règne opposé de la Confusion et du Même.
La pièce de Tirso c’est finalement celle d’un homme de noble famille, Don Juan Tenorio, fauteur de trouble, parce que mû essentiellement par tout ce qui s’oppose au respect justement de cette Loi et de cette Différence : le désir, quand il est porté à un absolu fantasmatique. En gros, Don Juan abuse en deux temps de deux femmes : chaque fois une femme noble et une paysanne. La première de ces dames, dans le premier temps, est Isabelle : vivant chez le roi de Naples, couchant près de sa chambre et attendant de nuit le duc Octave, son fiancé. Don Juan, déguisé, s’immisce chez elle, en jouit ; mais découvert, et elle criant, il est coincé par des gens du roi et le roi luimême. Mis aux arrêts, il parvient à s’enfuir vers l’Espagne, grâce à la bienveillance de son oncle Don Pèdre, ambassadeur d’Espagne auprès du roi. Tout cela, en dépit du duc Octave, alerté, qui se voit contraint de fuir à Séville, Isabelle ayant laissé croire, pour son honneur, que l’intrus était ce dernier !(1) El Burlador de Sévilla (L’Abuseur de Séville). Collection bilingue Aubier - 1991 - Traduction de Pierre Grenoum.
La pièce de Tirso c’est finalement celle d’un homme de noble famille, Don Juan Tenorio, fauteur de trouble, parce que mû essentiellement par tout ce qui s’oppose au respect justement de cette Loi et de cette Différence : le désir, quand il est porté à un absolu fantasmatique. En gros, Don Juan abuse en deux temps de deux femmes : chaque fois une femme noble et une paysanne. La première de ces dames, dans le premier temps, est Isabelle : vivant chez le roi de Naples, couchant près de sa chambre et attendant de nuit le duc Octave, son fiancé. Don Juan, déguisé, s’immisce chez elle, en jouit ; mais découvert, et elle criant, il est coincé par des gens du roi et le roi luimême. Mis aux arrêts, il parvient à s’enfuir vers l’Espagne, grâce à la bienveillance de son oncle Don Pèdre, ambassadeur d’Espagne auprès du roi. Tout cela, en dépit du duc Octave, alerté, qui se voit contraint de fuir à Séville, Isabelle ayant laissé croire, pour son honneur, que l’intrus était ce dernier !(1) El Burlador de Sévilla (L’Abuseur de Séville). Collection bilingue Aubier - 1991 - Traduction de Pierre Grenoum.
La première des paysannes est Thisbé de Tarragone, fille de pêcheurs, clamant jouir de sa vertu et d’éconduire ses amants, en une langue d’ailleurs gongorienne. Et – tandis qu’à Séville, le roi Don Alonso fiance officiellement Don Juan à Doña Ana, fille du Commandeur Don Gonzale de Ulloa qu’il veut ainsi récompenser –, notre héros, suivi de son valet Catherinon, dans une langue non moins gongorienne séduit Thisbé, lui promettant le mariage. La seconde de ces dames, dans le second temps de la séduction, est Doña Ana elle-même : vivant chez son père, couchant près de sa chambre, et attendant de nuit le marquis de la Mota, son amant de coeur ignoré de son père. Et – après que Don Diègue, père de Don Juan, scandalisé par l’affaire de Naples qu’il a apprise de Don Gonzale, ait dénoncé son fils au roi qui a aussitôt fiancé celui-ci à Isabelle, donnant Ana cette fois-ci à Octave (ainsi vont les raccommodages matrimoniaux) – notre héros, abusant des confidences du marquis de la Mota, s’immisce, encore masqué, chez Doña Ana. C’est le scénario habituel : la découverte de l’intrus, les cris, la fuite – mais cette fois-ci assortie d’un duel où périt le Commandeur venu secourir sa fille, puis la course en direction de Lébrija, où il est censé rejoindre et épouser Isabelle ! La seconde des paysannes est Aminte, du village de Dos Hermanas, dont a lieu la noce avec Batrice, sous les hospices du vieux Gassenne, père de la mariée. Et – tandis que le marquis de la Mota accusé est mis aux arrêts sans pouvoir s’expliquer – notre héros, sur sa route, tombe sur la noce, s’y immisce et subjugue la mariée, lui promettant tout jusqu’à l’annulation du mariage, toujours sous les hospices de Gassenne, ravi de tout cet honneur inattendu !
Tels sont les deux premiers actes. Le troisième est celui de la résolution, si l’on considère celle-ci comme étant la punition du héros. Il y a, de ce point de vue, deux courants de réaction parallèles : le premier vient des simples victimes et de leurs associés, le second des forces mystérieuses dissimulées sous la figure statufiée d’une des victimes.
Le premier courant correspond à la tentative des victimes séduites qui, se retrouvant par hasard, font cause commune contre l’abuseur : Isabelle, Thisbé.
Le second correspond à la découverte inattendue, à l’intérieur d’une église sévillane, de la statue du Commandeur dont le piédestal porte une sentence gravée, annonçant qu’il sera tiré vengeance du traître. L’idée est assez claire : au cas où les vivants ne suffiraient pas à procéder à la vengeance, voici une aide venant de l’Audelà. Don Juan, par provocation, tourne en dérision la barbe de la statue et invite cette dernière à dîner le soir-même à l’auberge. C’est alors qu’a lieu la visite de la statue, soudain animée et parlante, qui refuse le repas mais lance une contre-invitation, à laquelle Don Juan promet de se rendre.
Maintenant il n’y a plus qu’à laisser les deux courants évoluer, avec les décalages qu’on devine, les forces mystérieuses à l’oeuvre ayant des chances d’opérer plus vite que les forces réactives des vivants.
Alors que les forces conservatrices viennent d’arranger définitivement la situation, le Roi se prononce officiellement sur le mariage Don Juan/Isabelle à la grande joie de Don Diègue et accepte le voeu de Doña Ana d’épouser malgré tout Mota qu’on délivre de ses arrêts, – le reste des victimes subjuguées et de leurs associés (Aminte, Batrice, Gassenne) se pointe à la cour de Séville et se voit conforté, dans ses réclamations, par le duc Octave, qui songe à en tirer parti, lui, le dindon dans tous ces raccommodages matrimoniaux...
Quant au second courant, il atteint ici pleinement son but. Certes Don Juan doit prendre au plus vite la route pour Lébrija ; mais il ne peut s’empêcher de vouloir assister avant au repas du Mort, malgré les dissuasions de Catherinon. C’est, dit-il, sa parole de chevalier qui est en jeu, mais aussi sans doute l’obéissance à certaine force profonde en lui (1).. Alors on a droit à l’attitude tragico-comique d’un Catherinon atterré. Le Mort, lui, reproche aussitôt à Don Juan d’avoir fui. C’était, répond celui-ci, pour qu’on ne le reconnût pas. Le repas a lieu sous une dalle que Don Juan doit soulever : sur une table dressée en noir, des scorpions, des vipères, des griffes, des ongles, du fiel, du vinaigre... Comme le héros mange et boit – il mangerait, dit-il, des aspics –, on entend des paroles accompagnées musicalement où il est proclamé que la justice va avoir lieu, que toute dette se paie et qu’il est trop facile de toujours croire qu’on a le temps de s’amender. Comme il a accepté, ayant mangé, de donner sa main au Mort (lui à qui jusque-là toutes ses victimes la donnaient), voilà que celle-ci lui brûle et c’est l’attrait irrésistible vers ce corps froid contre lequel il lève en vain l’épée... Il a beau préciser qu’il n’a pu, en fait, violer Doña Ana et qu’il souhaite se confesser, il n’est plus temps : l’Enfer l’engloutit.
Il reste maintenant au second courant des victimes et des associés de celles-ci à venir à bout de ses menées. A quoi tous ces derniers s’emploient : on est devant le Roi. Ont lieu, par ordre d’entrée, les réclamations de Batrice, puis celles de Thisbé (Isabelle l’appuyant d’un mot:« C’est la vérité! ») (1) Voir là-dessus notre note finale puis les révélations de Mota libéré de ses chaînes, et apprenant les « vilenies » de Don Juan à son égard. Et Don Diègue de demander aussitôt le châtiment de son fils.
Mais entre Catherinon. Son récit stupéfie tout le monde. Après quoi a lieu l’arrangement spontané des mariages : Octave/Isabelle et Mota/Doña Ana et la réeffectuation de celui de Batrice/Aminte. La grande victime est Thisbé.
C’est, enfin, la décision du Roi de sacraliser l’événement en faisant transporter le sépulcre à Saint-François de Madrid afin que « tous se souviennent ».
Maintenant il n’y a plus qu’à laisser les deux courants évoluer, avec les décalages qu’on devine, les forces mystérieuses à l’oeuvre ayant des chances d’opérer plus vite que les forces réactives des vivants.
Alors que les forces conservatrices viennent d’arranger définitivement la situation, le Roi se prononce officiellement sur le mariage Don Juan/Isabelle à la grande joie de Don Diègue et accepte le voeu de Doña Ana d’épouser malgré tout Mota qu’on délivre de ses arrêts, – le reste des victimes subjuguées et de leurs associés (Aminte, Batrice, Gassenne) se pointe à la cour de Séville et se voit conforté, dans ses réclamations, par le duc Octave, qui songe à en tirer parti, lui, le dindon dans tous ces raccommodages matrimoniaux...
Quant au second courant, il atteint ici pleinement son but. Certes Don Juan doit prendre au plus vite la route pour Lébrija ; mais il ne peut s’empêcher de vouloir assister avant au repas du Mort, malgré les dissuasions de Catherinon. C’est, dit-il, sa parole de chevalier qui est en jeu, mais aussi sans doute l’obéissance à certaine force profonde en lui (1).. Alors on a droit à l’attitude tragico-comique d’un Catherinon atterré. Le Mort, lui, reproche aussitôt à Don Juan d’avoir fui. C’était, répond celui-ci, pour qu’on ne le reconnût pas. Le repas a lieu sous une dalle que Don Juan doit soulever : sur une table dressée en noir, des scorpions, des vipères, des griffes, des ongles, du fiel, du vinaigre... Comme le héros mange et boit – il mangerait, dit-il, des aspics –, on entend des paroles accompagnées musicalement où il est proclamé que la justice va avoir lieu, que toute dette se paie et qu’il est trop facile de toujours croire qu’on a le temps de s’amender. Comme il a accepté, ayant mangé, de donner sa main au Mort (lui à qui jusque-là toutes ses victimes la donnaient), voilà que celle-ci lui brûle et c’est l’attrait irrésistible vers ce corps froid contre lequel il lève en vain l’épée... Il a beau préciser qu’il n’a pu, en fait, violer Doña Ana et qu’il souhaite se confesser, il n’est plus temps : l’Enfer l’engloutit.
Il reste maintenant au second courant des victimes et des associés de celles-ci à venir à bout de ses menées. A quoi tous ces derniers s’emploient : on est devant le Roi. Ont lieu, par ordre d’entrée, les réclamations de Batrice, puis celles de Thisbé (Isabelle l’appuyant d’un mot:« C’est la vérité! ») (1) Voir là-dessus notre note finale puis les révélations de Mota libéré de ses chaînes, et apprenant les « vilenies » de Don Juan à son égard. Et Don Diègue de demander aussitôt le châtiment de son fils.
Mais entre Catherinon. Son récit stupéfie tout le monde. Après quoi a lieu l’arrangement spontané des mariages : Octave/Isabelle et Mota/Doña Ana et la réeffectuation de celui de Batrice/Aminte. La grande victime est Thisbé.
C’est, enfin, la décision du Roi de sacraliser l’événement en faisant transporter le sépulcre à Saint-François de Madrid afin que « tous se souviennent ».
ESPRIT DE L’OEUVRE
La pièce intègre, comme on voit, les éléments que nous avons rapportés en premier : l’esprit des légendes sur les morts, le thème baroque de l’inconstance blanche et noire, le problème de la grâce... Mais, on s’en doute, nous ajouterions aux sources que nous ne parviendrons pas à rendre compte de l’essentiel, qui est qu’une oeuvre est avant tout un acte d’imagination et de langage. Aussi est-ce sans doute en partant du mouvement qui l’anime, de sa force interne, que nous avons quelque chance d’approcher un peu mieux cet essentiel.
L’oeuvre participe d’un espace et d’un temps qui excèdent les fameuses unités de lieu et de temps du théâtre classique ; et les événements s’y déroulent selon la volonté du poète, en une successivité et une simultanéité plus expressives que réalistes : rencontres inopinées, entrecroisements de destins... Ainsi le duc Octave y est deux fois la victime d’un même abuseur, touchant les femmes (les fiancées) qui paraissent lui être destinées ; et la duchesse Isabelle est promise à un fiancé dont elle apprend successivement qu’il est l’abuseur d’une paysanne désespérée (rencontrée par hasard au cours du voyage où elle rejoint ce dernier), puis son propre abuseur : ce qui fait qu’elle ne sort pas du cercle de l’opprobre.
Baroque, l’oeuvre de Tirso est une pièce qui s’adresse davantage aux yeux de l’esprit qu’à ceux du corps. Une pièce entendue plus que vue. Où les décors sont suggérés par les déplacements des personnages plus que montrés, les lieux de l’action changeant avec rapidité et pour peu de temps. Les « oïentes », disait-on des spectateurs de ces pièces, données dans des corrals.
C’est à l’époque que nous devons la présence du valet. Le Catherinon de Tirso vient en effet du gracioso ou du picaro des pièces contemporaines, une influence de la Commedia dell’arte. Rôle qui a toujours été de tenir à distance le sérieux du drame, d’en faire finalement une tragi-comédie, même si cette mise à distance ne va pas, dans l’Abuseur de Séville, jusqu’à faire douter – comme dans le théâtre de Calderón – de ce qu’on voit et entend, en vue de créer quelque effet de miroir...
Le propre de la pièce de Tirso, enfin, est, comme l’a montré excellemment Jean Rousset, de comporter trois éléments : la présence de la Mort ; celle des n femmes séduites et celle du héros, cette dernière se trouvant en relation, par dessus les n femmes séduites, avec celle de la Mort et du mort. Selon Rousset, l’idée géniale de Tirso, l’idée qui ne se trouve nulle part ailleurs, est vraiment là : dans cette relation qui rattache fortement Don Juan au sacré. Touchant les limites de la vie et de la mort, le héros s’avère un homme de démesure, tel Faust ; partant, assure à l’histoire la qualité d’un mythe : ce qui est sans précédent dans la littérature. Ainsi se trouve inaugurée la série infinie des oeuvres touchant le personnage de Don Juan. Toutes explicables, selon Rousset, à partir de ce « système d’invariants initial » : soit qu’elles le modulent chacune à sa façon, soit qu’elles s’en éloignent en émoussant ou en altérant plus ou moins les deux premiers : ce qui à l’heur de modifier chaque fois le profil de Don Juan. Rousset note en particulier que c’est en supprimant le rapport du héros à la Mort et au mort que le profil de ce dernier changera du tout au tout – cessera d’appartenir au mythe pour devenir celui du simple acteur d’une histoire psychologique ou sociologique.
Jacques Derrida dit se méfier de telles analyses structurales. Selon lui elles saisissent les choses du dehors et non du dedans ; elles s’attachent à la forme d’un mouvement de création plus qu’à sa force interne. Camille Dumoulié, pour sa part, trouve étrange que le héros vienne en troisième position dans ce système d’invariants. Don Juan est tellement au centre que le désir des femmes séduites n’existe finalement que par le sien : par un effet de contagion.
Cela dit, nous sommes loin de négliger, quant à nous, l’aspect herméneutique de l’analyse de Jean Rousset.
Baroque, l’oeuvre de Tirso est une pièce qui s’adresse davantage aux yeux de l’esprit qu’à ceux du corps. Une pièce entendue plus que vue. Où les décors sont suggérés par les déplacements des personnages plus que montrés, les lieux de l’action changeant avec rapidité et pour peu de temps. Les « oïentes », disait-on des spectateurs de ces pièces, données dans des corrals.
C’est à l’époque que nous devons la présence du valet. Le Catherinon de Tirso vient en effet du gracioso ou du picaro des pièces contemporaines, une influence de la Commedia dell’arte. Rôle qui a toujours été de tenir à distance le sérieux du drame, d’en faire finalement une tragi-comédie, même si cette mise à distance ne va pas, dans l’Abuseur de Séville, jusqu’à faire douter – comme dans le théâtre de Calderón – de ce qu’on voit et entend, en vue de créer quelque effet de miroir...
Le propre de la pièce de Tirso, enfin, est, comme l’a montré excellemment Jean Rousset, de comporter trois éléments : la présence de la Mort ; celle des n femmes séduites et celle du héros, cette dernière se trouvant en relation, par dessus les n femmes séduites, avec celle de la Mort et du mort. Selon Rousset, l’idée géniale de Tirso, l’idée qui ne se trouve nulle part ailleurs, est vraiment là : dans cette relation qui rattache fortement Don Juan au sacré. Touchant les limites de la vie et de la mort, le héros s’avère un homme de démesure, tel Faust ; partant, assure à l’histoire la qualité d’un mythe : ce qui est sans précédent dans la littérature. Ainsi se trouve inaugurée la série infinie des oeuvres touchant le personnage de Don Juan. Toutes explicables, selon Rousset, à partir de ce « système d’invariants initial » : soit qu’elles le modulent chacune à sa façon, soit qu’elles s’en éloignent en émoussant ou en altérant plus ou moins les deux premiers : ce qui à l’heur de modifier chaque fois le profil de Don Juan. Rousset note en particulier que c’est en supprimant le rapport du héros à la Mort et au mort que le profil de ce dernier changera du tout au tout – cessera d’appartenir au mythe pour devenir celui du simple acteur d’une histoire psychologique ou sociologique.
Jacques Derrida dit se méfier de telles analyses structurales. Selon lui elles saisissent les choses du dehors et non du dedans ; elles s’attachent à la forme d’un mouvement de création plus qu’à sa force interne. Camille Dumoulié, pour sa part, trouve étrange que le héros vienne en troisième position dans ce système d’invariants. Don Juan est tellement au centre que le désir des femmes séduites n’existe finalement que par le sien : par un effet de contagion.
Cela dit, nous sommes loin de négliger, quant à nous, l’aspect herméneutique de l’analyse de Jean Rousset.
REMARQUES SUR L’ESPRIT DE L’OEUVRE
S’il est difficile de résumer l’oeuvre de Tirso, il ne l’est pas moins sans doute de rendre compte de tout ce tissu de métaphores sans lequel elle ne serait pas ce qu’elle est. C’est à ce niveau, en effet, que de grandes choses sont dites. A commencer sur les désirs de Don Juan qui se trouvent associés à la force de la tempête, du vent, de l’écume de l’eau, bref à la violence ou à la fluidité des éléments. Ainsi ce dernier y estil sans cesse gratifié d’ailes : ce qui permet à Camille Dumoulié (Don Juan ou l'héroïsme du désir Ed: PUF) de nous le présenter humoristiquement comme un « phallus ailé » courant « d’elles en elles ». Don Juan fuit Naples, comme un démon furieux, comme une vapeur, se déplace, tel Enée, fils de Vénus, porté sur l’écume des vagues, pénètre insidieusement (en tant qu’illustration vive de l’amour) les murs les plus épais, les forteresses les plus closes... Et, très curieusement, c’est aux étoiles fixes, qu’il demande de couvrir l’un de ses forfaits.
Tout cela correspond finalement à une vision du monde panthéistique, reposant sur l’immanence du désir comme réalité irrépressible, dominante : celle de la Nature-Mère. Sarah Kofman (1) parle d’un désir féminin opposable à tout ce qui fonde l’univers social, culturel et masculin, relevant symboliquement de l’ordre du Père, de Dieu et de la Loi. D’où la fameuse réponse de Don Juan, quand le Roi, surpris, demande qui est là : « Un homme et une femme ! ». Ce qui revient à voir uniquement en la femme et en l’homme des êtres de chair...
Cependant, les effets de cette force immanente, incompressible et dominatrice, occasionne au corps social les plus grands dommages.
Ceux-ci pourraient entrer, si nous en tentions l’analyse approfondie, sous quelque trois ou quatre têtes de chapitre, qui seraient successivement : les pères malmenés ; les femmes dévastées ; la parole dégradée ; enfin le surgissement obligé et vengeur d’un Dieu pris en otage à force d’être sollicité, invoqué, sommé par dérision d’être le témoin de tous les abus – se présentant finalement sous la forme de la Statue du Commandeur, (père défunt de Doña Ana), et soumettant le coupable à une sorte « d’initiation à rebours » par la consommation de nourritures impures et l’enfoncement de ce dernier dans l’abject ; d’où la punition finale de Don Juan, comme figure de Lucifer, et le retour concomitant à certain ordre après la mort de ce dernier.
Citons ce passage de Camille Dumoulié sur l’oeuvre de Tirso, touchant la révolte de Don Juan contre le monde culturel et la Loi. La loi, dit-il, « trouve son représentant dans le Père, qui exige une inscription symbolique sous l’égide du nom afin d’assurer la lignée et la reproduction. Aussi le motif principal du mythe de Don Juan est-il le conflit avec le père, sous les diverses images qu’il peut prendre, dont l’effet est le refus du nom, de l’héritage qu’il gaspille, comme de l’obligation d’avoir à donner du renom par ses actes et sa conduite au nom du père, le refus de prendre en compte la lignée et toute forme de transmission dans le temps, enfin, l’impossibilité de penser à sa mort et de se soumettre à sa puissance au moment où il la regarde en face. Tous ces traits font de l’existence de Don Juan un attentat permanent contre l’ordre et le pacte, qui s’exprime dans un détournement du système linguistique et l’incessante trahison de la parole donnée. Ce détournement s’exprime en fait par le jeu d’une rhétorique spécieuse où domine la figure de l’oxymore, celle-ci visant à cacher la vérité sous les voiles menteurs de métaphores contiguës antagonistes. Ainsi Don Juan dit-il à Thisbé qu’elle est d’un naturel froid comme la neige mais qu’elle illumine comme le soleil. (1) Don Juan ou le refus de la dette, Galilée, 1991. Trois études sur Tirso, Molière et Lenau.Choses qu’elle ne demande qu’à croire et qui font le lit du séducteur. Détournement, cependant, qui se retourne à la fin contre le héros, quand, pris au piège, il traduit la sensation terrible éprouvée au contact de la main de la Statue du Commandeur, disant : « Mon coeur se glace à en être brûlé »; à quoi le Commandeur lui répond : « C’est peu de chose au prix du feu que tu cherchas » (1). Ce feu étant, bien évidemment, celui du plaisir.
•
Tirso, on le voit, est avant tout un moraliste. En gros, sa pièce défend l’institution du mariage contre tous les engagements privés. Or on connaît, à cet égard, le laxisme de son époque. Cependant, Tirso est un moraliste avisé. Si le désir de Don Juan est tel, ou peut se manifester comme tel, c’est que le ver est déjà partout dans le fruit et favorise le phénomène qui a nom : Don Juan. Ainsi, les pères de la pièce ne cessent de pécher par eux-mêmes, de manquer à leur fonction paternelle. Don Pèdre, l’oncle de Don Juan (et donc un substitut du père), favorise la fuite de son neveu lors de l’abus de ce dernier sur la personne de la duchesse Isabelle et n’hésite pas à mentir au roi làdessus ; Gassenne, père de la paysanne, n’hésite pas, lui, à vendre sa fille à Don Juan, alors qu’elle vient d’épouser le brave Batrice. Quant au Roi de Séville, représentant de Dieu sur terre, expression altissime de tous les pères, il apparaît comme un fantoche, n’hésitant pas à triturer les alliances, dans le but de dissimuler les entorses faites à l’institution pour sauver on ne sait quelle façade d’honneur aristocratique. Pour les femmes, à présent, elles sont certes séduites, violées ; mais c’est chaque fois sur un fond de malentendu, répréhensible pour l’auteur. Ainsi la duchesse Isabelle est violée ; mais n’attendait-elle pas en fait, cette nuit-là, son fiancé le duc Octave, dans des appartements voisins de ceux du Roi ? de plus n’est-elle pas capable pour sauver son honneur d’engager officiellement par la suite celui du duc, auprès du Roi, afin de contraindre ce premier à l’épouser ? Ainsi Doña Ana, la seconde grande dame de l’oeuvre, se trouve compromise, même si elle n’est pas violée ; mais n’attendait-elle pas, dans des appartements voisins de ceux de son père, son galant, le marquis de la Mota, alors qu’elle était destinée à quelqu’un d’autre ? Quant à Thisbé, la première paysanne, elle est sans doute dupée, ravagée dans son être, réduite à n’être plus qu’une femme ; mais ne vivait-elle pas dans un état d’esprit insensé, du moins aux yeux de Tirso ? ne jouait-elle pas jusque-là à attiser ses amoureux sans jamais rien leur octroyer, trouvant dans leur « enfer » son « paradis », se drapant en l’attitude froide et diamantine d’une Salomé ou d’une Turandote , jouant les Diane chasseresse, clamant à tous la conservation de sa vertu comme celle d’un bijou à polir ? (1) L’Abuseur de Séville, p. 183. Ainsi tout son coeur n’était-il pas d’une précieuse, et, maniant elle-aussi l’oxymore, n’était-elle pas destinée du même coup à être la victime toute désignée de Don Juan : « Vous vîntes, composé d’eau et vos entrailles sont de feu. Et si mouillé vous embrasez, séché, que ne ferez-vous point ? » Signant par là sa fin – dont elle a la conscience claire : «Oui, je suis celle qui se riait de tant des hommes... » En fait, Tirso, en bon théologien, dénonçait en elle quelque démesure. Ainsi pour lui, semble-t-il, ni soumission au désir, ni non plus distance orgueilleuse d’avec ce dernier.
Ceux-ci pourraient entrer, si nous en tentions l’analyse approfondie, sous quelque trois ou quatre têtes de chapitre, qui seraient successivement : les pères malmenés ; les femmes dévastées ; la parole dégradée ; enfin le surgissement obligé et vengeur d’un Dieu pris en otage à force d’être sollicité, invoqué, sommé par dérision d’être le témoin de tous les abus – se présentant finalement sous la forme de la Statue du Commandeur, (père défunt de Doña Ana), et soumettant le coupable à une sorte « d’initiation à rebours » par la consommation de nourritures impures et l’enfoncement de ce dernier dans l’abject ; d’où la punition finale de Don Juan, comme figure de Lucifer, et le retour concomitant à certain ordre après la mort de ce dernier.
Citons ce passage de Camille Dumoulié sur l’oeuvre de Tirso, touchant la révolte de Don Juan contre le monde culturel et la Loi. La loi, dit-il, « trouve son représentant dans le Père, qui exige une inscription symbolique sous l’égide du nom afin d’assurer la lignée et la reproduction. Aussi le motif principal du mythe de Don Juan est-il le conflit avec le père, sous les diverses images qu’il peut prendre, dont l’effet est le refus du nom, de l’héritage qu’il gaspille, comme de l’obligation d’avoir à donner du renom par ses actes et sa conduite au nom du père, le refus de prendre en compte la lignée et toute forme de transmission dans le temps, enfin, l’impossibilité de penser à sa mort et de se soumettre à sa puissance au moment où il la regarde en face. Tous ces traits font de l’existence de Don Juan un attentat permanent contre l’ordre et le pacte, qui s’exprime dans un détournement du système linguistique et l’incessante trahison de la parole donnée. Ce détournement s’exprime en fait par le jeu d’une rhétorique spécieuse où domine la figure de l’oxymore, celle-ci visant à cacher la vérité sous les voiles menteurs de métaphores contiguës antagonistes. Ainsi Don Juan dit-il à Thisbé qu’elle est d’un naturel froid comme la neige mais qu’elle illumine comme le soleil. (1) Don Juan ou le refus de la dette, Galilée, 1991. Trois études sur Tirso, Molière et Lenau.Choses qu’elle ne demande qu’à croire et qui font le lit du séducteur. Détournement, cependant, qui se retourne à la fin contre le héros, quand, pris au piège, il traduit la sensation terrible éprouvée au contact de la main de la Statue du Commandeur, disant : « Mon coeur se glace à en être brûlé »; à quoi le Commandeur lui répond : « C’est peu de chose au prix du feu que tu cherchas » (1). Ce feu étant, bien évidemment, celui du plaisir.
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Tirso, on le voit, est avant tout un moraliste. En gros, sa pièce défend l’institution du mariage contre tous les engagements privés. Or on connaît, à cet égard, le laxisme de son époque. Cependant, Tirso est un moraliste avisé. Si le désir de Don Juan est tel, ou peut se manifester comme tel, c’est que le ver est déjà partout dans le fruit et favorise le phénomène qui a nom : Don Juan. Ainsi, les pères de la pièce ne cessent de pécher par eux-mêmes, de manquer à leur fonction paternelle. Don Pèdre, l’oncle de Don Juan (et donc un substitut du père), favorise la fuite de son neveu lors de l’abus de ce dernier sur la personne de la duchesse Isabelle et n’hésite pas à mentir au roi làdessus ; Gassenne, père de la paysanne, n’hésite pas, lui, à vendre sa fille à Don Juan, alors qu’elle vient d’épouser le brave Batrice. Quant au Roi de Séville, représentant de Dieu sur terre, expression altissime de tous les pères, il apparaît comme un fantoche, n’hésitant pas à triturer les alliances, dans le but de dissimuler les entorses faites à l’institution pour sauver on ne sait quelle façade d’honneur aristocratique. Pour les femmes, à présent, elles sont certes séduites, violées ; mais c’est chaque fois sur un fond de malentendu, répréhensible pour l’auteur. Ainsi la duchesse Isabelle est violée ; mais n’attendait-elle pas en fait, cette nuit-là, son fiancé le duc Octave, dans des appartements voisins de ceux du Roi ? de plus n’est-elle pas capable pour sauver son honneur d’engager officiellement par la suite celui du duc, auprès du Roi, afin de contraindre ce premier à l’épouser ? Ainsi Doña Ana, la seconde grande dame de l’oeuvre, se trouve compromise, même si elle n’est pas violée ; mais n’attendait-elle pas, dans des appartements voisins de ceux de son père, son galant, le marquis de la Mota, alors qu’elle était destinée à quelqu’un d’autre ? Quant à Thisbé, la première paysanne, elle est sans doute dupée, ravagée dans son être, réduite à n’être plus qu’une femme ; mais ne vivait-elle pas dans un état d’esprit insensé, du moins aux yeux de Tirso ? ne jouait-elle pas jusque-là à attiser ses amoureux sans jamais rien leur octroyer, trouvant dans leur « enfer » son « paradis », se drapant en l’attitude froide et diamantine d’une Salomé ou d’une Turandote , jouant les Diane chasseresse, clamant à tous la conservation de sa vertu comme celle d’un bijou à polir ? (1) L’Abuseur de Séville, p. 183. Ainsi tout son coeur n’était-il pas d’une précieuse, et, maniant elle-aussi l’oxymore, n’était-elle pas destinée du même coup à être la victime toute désignée de Don Juan : « Vous vîntes, composé d’eau et vos entrailles sont de feu. Et si mouillé vous embrasez, séché, que ne ferez-vous point ? » Signant par là sa fin – dont elle a la conscience claire : «Oui, je suis celle qui se riait de tant des hommes... » En fait, Tirso, en bon théologien, dénonçait en elle quelque démesure. Ainsi pour lui, semble-t-il, ni soumission au désir, ni non plus distance orgueilleuse d’avec ce dernier.
V. LES CONTINUATEURS DE TIRSO CICOGNINI ET LES ANONYMES... LA COMMEDIA DELL’ARTE...
Depuis Tirso, on peut dire que le mythe est lancé et il n’est peut être pas encore épuisé de nos jours. Mais les choses au commencement sont à la fois complexes et incertaines, malgré l’importance des travaux. Il semble, cependant, qu’il y ait d’abord en Italie cette pièce de Cicognini nommée : Il convitato di pietra, encore que Croce nie que Cicognini en soit l’auteur et signale un scénario italien antérieur.
Chez Cicognini (ou le pseudo Cicognini) le drame est condensé, schématisé ; mais une innovation a lieu : Anna, qui était chez Tirso l’auteur d’une lettre seulement et qui n’en avait pas moins une fonction énorme dans l’économie de l’oeuvre, puisqu’elle reliait Don Juan au Mort et à la Mort, devient enfin un personnage réel. Elle se voit douée de parole et paraît en deux scènes qui deviendront capitales pour la suite : celle de la déploration et de l’appel à la vengeance à l’encontre du meurtrier inconnu de son père ; puis celle de la réclamation de justice faite au roi, où elle apparaît toute en noir.
Touchant Anna, touchant son émergence, Jean Rousset signale l’existence de deux autres ouvrages italiens, répertoriés par Georges Macchia. Dans le premier, un scénario en trois actes, l’Alteista fulmindo, le groupe de femmes est réduit de quatre à deux : une dame, Léonora, et une villageoise enlevée le jour de ses noces (= Aminta). Pour Léonora, enlevée à son couvent, tombée amoureuse puis abandonnée, et mourant dans la pénitence, tandis que son frère poursuit en vain le séducteur pour venger l’honneur familial, elle est un peu plus qu’Anna et annonce, bien sûr, l’Elvire de Molière et de Mozart. (1) p. 107. (2) Voir G. Gendarme de Bévotte. "La légende de Don Juan". Son évolution dans la littérature des origines au romantisme. Paris 1906. Et surtout : G. Macchia : "Vita et aventure e morte di Don Giovanni". Bari. 1966.Quant au second ouvrage, un opéra, le premier sur le mythe, l’Empio punito, dramma per musica d’Acciajoli et Melani (1669), il voit, lui, le rôle copieux de Léonora scindé en deux si l’on peut dire : Ipomène, aimée de Cloridoro et l’aimant, rejette l’agresseur, alors qu’Atamira, épouse délaissée du séducteur, poursuit ce dernier, comme il s’adresse à une bergère.
Une remarque importante, que nous croyons devoir faire ici, c’est que le mythe, quel que soit le genre où il s’inscrit : drame parlé ou opéra-pastorale, vit pour la scène et par la scène – comme si le personnage de Don Juan tirait essentiellement d’elle sa substance, par un effet de sa nature d’acteur et donc par quelque besoin d’en appeler à des témoins pour exister.
On n’est pas surpris, dès lors, de voir le mythe inspirer encore la Commedia dell’Arte. Celle-ci se définit par un espace strict : une place entre deux ou trois maisons, et un nombre strict de personnages : une dizaine ou une douzaine, répartis en quatre couples-types : père-enfants, frères-soeurs, maître-valet, amoureux-amoureuse, se combinant en quelques couples secondaires selon des jeux de parallélisme et d’opposition. Ainsi, un théâtre aux règles rigides, aux situations apparemment stéréotypées, donne-t-il lieu à une infinité d’actions – de conflits et de résolutions. Un système, finalement, dont la fermeture même permet l’ouverture, rappelant en cela la double articulation du système linguistique où un nombre précis de sons donné préside à tout l’ensemble des mots du lexique, et ceux-ci à toute l’infinité des phrases... A quoi s’ajoute, dans la Commedia dell’Arte, que l’auteur n’est pas seul en piste, qu’il doit compter avec l’expression corporelle des acteurs, leurs positions, leurs déplacements, voire qu’il est complètement disqualifié quand l’acteur, à partir des scénarios schématiques propres à ce théâtre, se permet amplifications et digressions... Ce qui signifie qu’une même histoire n’y est jamais tout à fait racontée de la même façon. Aussi, quand le mythe de Don Juan vient à rencontrer la Commedia dell’Arte, il se produit une interaction entre elle et lui. C’est sans doute là l’une des pages les plus curieuses de son évolution.
Les personnages du mythe subissent alors adjonctions et modifications. Ainsi les pères de la pêcheuse (la Thisbé de Tirso) et de la villageoise (l’Aminte du même auteur), deviennent Dottore, Pantalone ou Cartaglia, et les femmes en question des soubrettes. Tout ce monde, bien évidemment, parle à présent dialecte : ce qui nous éloigne infiniment du langage châtié des mêmes personnages chez Tirso, surtout de celui de Thisbé qui est, comme on a dit, un parangon de préciosité gongorienne. Puis ce sont les valets de la Commedia dell’Arte : Zaccagnano, Polichinelle, Arlequin. Valets tantôt passifs, tantôt terriblement actifs, qui tirent à eux celui du mythe. Ce dernier devient, du coup, on ne peut plus facétieux, pirouettant, omniprésent... Ipomène redevient l’Anna de Tirso, annonce celle de Mozart, Cloridoro étant Octave, tandis qu’Atamira correspond plus étroitement à Elvire.Mais sans jamais pour autant prendre le pas dans la relation maître-serviteur, comme c’est le cas du Scapin des Fourberies de Molière, cette oeuvre devant aussi beaucoup à la Commedia dell’Arte. Car il appartient en effet à la spécificité du personnage de Don Juan de demeurer centrale, maîtresse du jeu... Cependant, si le rôle du valet est altéré quelque part, il gagne sur un autre terrain : il s’enrichit à plaisir de tout ce qui appartient au Second Zanni de la Commedia dell’Arte : cocasseries, propension à rire ou à faire rire de soi, à manger et à boire ; à quoi s’ajoute certain instinct confus du bien et du mal, certaine philosophie un peu courte, un peu conventionnelle mais rassurante. Bref, tout ce qui était en germe dans le Catherinon de Tirso.
Certes le canevas demeure : « séductions et abandons, mises en garde, rencontres du Mort, châtiment final », mais il se voit tout à fait infléchi. Cette modification des personnages du peuple puis cette modification et cette extension du rôle du valet accentuent le côté populaire de l’oeuvre de Tirso, voire la détachent complètement du style noble. Ainsi, la « gravité » de la rencontre du Mort, celle du châtiment final, se trouve-t-elle altérée, pimentée qu’elle est, maintenant, par les pitreries du valet et les chants choraux. Mieux : il s’adjoint à l’ensemble une « scène ultime » où s’opposent « l’Enfer du damné et le Ciel du bienheureux » (1), ce qui fait basculer le mythe vers « la pièce à machines et la tragédie lyrique ». En bref, un mélange des genres, un pot-pourri, émoussant le côté sacré de l’oeuvre.
Jean Rousset (2), qui a la passion et l’intelligence des structures et de leur évolution, note l’infléchissement auquel le mythe contraint en retour la Commedia dell’Arte, en ce qu’il porte atteinte d’abord à la répartition binaire des rôles, attendu qu’il faut un grand nombre de femmes au héros de l’inconstance ; et, d’autre part, à la prévalence du valet, attendu que don Juan doit être par nature le maître du jeu.
La conclusion de tout cela est que le mythe sort transformé, enrichi, des gags et des péripéties de la Commedia dell’Arte ; et que c’est comme tel qu’il va s’imposer à ses futurs utilisateurs.
1) Le damné = Don Juan ; le bienheureux = Le Commandeur. (2) Tout ce passage est inspiré par le travail de Jean Rousset. Op. cit. - 26 Depuis Tirso, on peut dire que le mythe est lancé et il n’est peut être pas encore épuisé de nos jours. Mais les choses au commencement sont à la fois complexes et incertaines, malgré l’importance des travaux. Il semble, cependant, qu’il y ait d’abord en Italie cette pièce de Cicognini nommée : Il convitato di pietra, encore que Croce nie que Cicognini en soit l’auteur et signale un scénario italien antérieur.
Chez Cicognini (ou le pseudo Cicognini) le drame est condensé, schématisé ; mais une innovation a lieu : Anna, qui était chez Tirso l’auteur d’une lettre seulement et qui n’en avait pas moins une fonction énorme dans l’économie de l’oeuvre, puisqu’elle reliait Don Juan au Mort et à la Mort, devient enfin un personnage réel. Elle se voit douée de parole et paraît en deux scènes qui deviendront capitales pour la suite : celle de la déploration et de l’appel à la vengeance à l’encontre du meurtrier inconnu de son père ; puis celle de la réclamation de justice faite au roi, où elle apparaît toute en noir.
Touchant Anna, touchant son émergence, Jean Rousset signale l’existence de deux autres ouvrages italiens, répertoriés par Georges Macchia. Dans le premier, un scénario en trois actes, l’Alteista fulmindo, le groupe de femmes est réduit de quatre à deux : une dame, Léonora, et une villageoise enlevée le jour de ses noces (= Aminta). Pour Léonora, enlevée à son couvent, tombée amoureuse puis abandonnée, et mourant dans la pénitence, tandis que son frère poursuit en vain le séducteur pour venger l’honneur familial, elle est un peu plus qu’Anna et annonce, bien sûr, l’Elvire de Molière et de Mozart. (1) p. 107. (2) Voir G. Gendarme de Bévotte. "La légende de Don Juan". Son évolution dans la littérature des origines au romantisme. Paris 1906. Et surtout : G. Macchia : "Vita et aventure e morte di Don Giovanni". Bari. 1966.Quant au second ouvrage, un opéra, le premier sur le mythe, l’Empio punito, dramma per musica d’Acciajoli et Melani (1669), il voit, lui, le rôle copieux de Léonora scindé en deux si l’on peut dire : Ipomène, aimée de Cloridoro et l’aimant, rejette l’agresseur, alors qu’Atamira, épouse délaissée du séducteur, poursuit ce dernier, comme il s’adresse à une bergère.
Une remarque importante, que nous croyons devoir faire ici, c’est que le mythe, quel que soit le genre où il s’inscrit : drame parlé ou opéra-pastorale, vit pour la scène et par la scène – comme si le personnage de Don Juan tirait essentiellement d’elle sa substance, par un effet de sa nature d’acteur et donc par quelque besoin d’en appeler à des témoins pour exister.
On n’est pas surpris, dès lors, de voir le mythe inspirer encore la Commedia dell’Arte. Celle-ci se définit par un espace strict : une place entre deux ou trois maisons, et un nombre strict de personnages : une dizaine ou une douzaine, répartis en quatre couples-types : père-enfants, frères-soeurs, maître-valet, amoureux-amoureuse, se combinant en quelques couples secondaires selon des jeux de parallélisme et d’opposition. Ainsi, un théâtre aux règles rigides, aux situations apparemment stéréotypées, donne-t-il lieu à une infinité d’actions – de conflits et de résolutions. Un système, finalement, dont la fermeture même permet l’ouverture, rappelant en cela la double articulation du système linguistique où un nombre précis de sons donné préside à tout l’ensemble des mots du lexique, et ceux-ci à toute l’infinité des phrases... A quoi s’ajoute, dans la Commedia dell’Arte, que l’auteur n’est pas seul en piste, qu’il doit compter avec l’expression corporelle des acteurs, leurs positions, leurs déplacements, voire qu’il est complètement disqualifié quand l’acteur, à partir des scénarios schématiques propres à ce théâtre, se permet amplifications et digressions... Ce qui signifie qu’une même histoire n’y est jamais tout à fait racontée de la même façon. Aussi, quand le mythe de Don Juan vient à rencontrer la Commedia dell’Arte, il se produit une interaction entre elle et lui. C’est sans doute là l’une des pages les plus curieuses de son évolution.
Les personnages du mythe subissent alors adjonctions et modifications. Ainsi les pères de la pêcheuse (la Thisbé de Tirso) et de la villageoise (l’Aminte du même auteur), deviennent Dottore, Pantalone ou Cartaglia, et les femmes en question des soubrettes. Tout ce monde, bien évidemment, parle à présent dialecte : ce qui nous éloigne infiniment du langage châtié des mêmes personnages chez Tirso, surtout de celui de Thisbé qui est, comme on a dit, un parangon de préciosité gongorienne. Puis ce sont les valets de la Commedia dell’Arte : Zaccagnano, Polichinelle, Arlequin. Valets tantôt passifs, tantôt terriblement actifs, qui tirent à eux celui du mythe. Ce dernier devient, du coup, on ne peut plus facétieux, pirouettant, omniprésent... Ipomène redevient l’Anna de Tirso, annonce celle de Mozart, Cloridoro étant Octave, tandis qu’Atamira correspond plus étroitement à Elvire.Mais sans jamais pour autant prendre le pas dans la relation maître-serviteur, comme c’est le cas du Scapin des Fourberies de Molière, cette oeuvre devant aussi beaucoup à la Commedia dell’Arte. Car il appartient en effet à la spécificité du personnage de Don Juan de demeurer centrale, maîtresse du jeu... Cependant, si le rôle du valet est altéré quelque part, il gagne sur un autre terrain : il s’enrichit à plaisir de tout ce qui appartient au Second Zanni de la Commedia dell’Arte : cocasseries, propension à rire ou à faire rire de soi, à manger et à boire ; à quoi s’ajoute certain instinct confus du bien et du mal, certaine philosophie un peu courte, un peu conventionnelle mais rassurante. Bref, tout ce qui était en germe dans le Catherinon de Tirso.
Certes le canevas demeure : « séductions et abandons, mises en garde, rencontres du Mort, châtiment final », mais il se voit tout à fait infléchi. Cette modification des personnages du peuple puis cette modification et cette extension du rôle du valet accentuent le côté populaire de l’oeuvre de Tirso, voire la détachent complètement du style noble. Ainsi, la « gravité » de la rencontre du Mort, celle du châtiment final, se trouve-t-elle altérée, pimentée qu’elle est, maintenant, par les pitreries du valet et les chants choraux. Mieux : il s’adjoint à l’ensemble une « scène ultime » où s’opposent « l’Enfer du damné et le Ciel du bienheureux » (1), ce qui fait basculer le mythe vers « la pièce à machines et la tragédie lyrique ». En bref, un mélange des genres, un pot-pourri, émoussant le côté sacré de l’oeuvre.
Jean Rousset (2), qui a la passion et l’intelligence des structures et de leur évolution, note l’infléchissement auquel le mythe contraint en retour la Commedia dell’Arte, en ce qu’il porte atteinte d’abord à la répartition binaire des rôles, attendu qu’il faut un grand nombre de femmes au héros de l’inconstance ; et, d’autre part, à la prévalence du valet, attendu que don Juan doit être par nature le maître du jeu.
La conclusion de tout cela est que le mythe sort transformé, enrichi, des gags et des péripéties de la Commedia dell’Arte ; et que c’est comme tel qu’il va s’imposer à ses futurs utilisateurs.
ENCORE DES PIECES PARLEES...
L’oeuvre continue à inspirer des auteurs de pièces parlées puis d’opéras ou opérasbouffe ; et les modifications se poursuivent. C’est aux pièces parlées que nous nous intéressons ici.
Il n’est pas question, on s’en doute, de vouloir être exhaustif.
(Disons que la liste des auteurs dramatiques jusqu'à Mozart est conséquente. Après le pseudo-Cicognini, après les anonymes des pièces citées jusqu’ici, voici : Dorimon, Villiers, Biancolelli, Molière (1665), Rosimond, Thomas Corneille (son oeuvre n’étant qu’une refonte versifiée de la pièce de Molière), Théodore Schadwell (1676), Perruci, Le Tellier, Zamora (1714 ?), Goldoni (1736) (1). Schadwell, dans The Libertine, passe des quatre femmes de Tirso à dix-sept, chacune immolée sur scène. Ce Barbe Bleue non seulement viole et massacre mais assassine son père et l’enfer, à la fin, n’est même pas pour lui une affaire. Zamora, dans l’Invité de Pierre, développe, lui, le rôle d’Anna par rapport à Tirso et au pseudo-Cicognini. Goldoni, dans Don Giovanni Tenorio, renchérit, le rôle l’intéressant même autant sinon plus que celui de Don Juan. Ce dernier, poignard en main, se présente donc à Anna, la séduit, en tue le père et demeure sans remords ; pour Anna commence alors un véritable chemin de croix : tout en réclamant vengeance à cor et à cri, elle se défend mal d’un penchant pour le meurtrier. Certes, elle n’avoue pas vraiment, on s’en rend compte à ses apartés, à ses soupirs : s’adressant à la Statue, elle dit : « Ombre de mon père... pardonne la faiblesse de mon coeur... ». Il faudra attendre Mérimée pour la voir se déclarer nettement (2).
Dans Tirso (on l’a vu), Don Juan relève de la justice divine, la justice du roi n’étant d’ailleurs pas à la hauteur. Aussi est-il condamné comme pécheur. Chez les successeurs de Tirso (on vient de le voir) Don Juan tient de plus en plus du hors-laloi : ses traits cruels s’accusent, son impiété aussi et, à côté du pécheur, apparaît le criminel. Il n’y a donc plus d’hésitation : c’est finalement de deux justices qu’il relève : celle du Roi et celle de Dieu, la première n’étant certes qu’un reflet de la seconde. Ainsi en est-il du Don Juan de Dorimon et Villiers, auteurs français. Une interprétation qui n’est pas sans grandeur tragique, une expression de la fureur, que les Français feraient bien de redécouvrir, de même qu’a été redécouvert le théâtre de la fureur chez Sénèque. Ainsi, Camille Dumoulié (3) dit de leur Don Juan qu’il est plus « un Tarmerlan du sexe » qu’un « Alexandre de l’amour ». Mais ce durcissement ne nous semble pas pour autant correspondre – comme le pense Rousset – à une laïcisation du mythe ; car Don Juan s’en prend toujours à la « Loi », à « l’Etat », à « l’Ordre familial », mais encore aux « Dieux », et est également châtié surnaturellement.
(1) Nous reproduisons ici le Catalogue des Versions établi par Jean Rousset dans son travail. (2) Les Ames du Purgatoire (Oeuvres). (3) Op. cit.
Il n’est pas question, on s’en doute, de vouloir être exhaustif.
(Disons que la liste des auteurs dramatiques jusqu'à Mozart est conséquente. Après le pseudo-Cicognini, après les anonymes des pièces citées jusqu’ici, voici : Dorimon, Villiers, Biancolelli, Molière (1665), Rosimond, Thomas Corneille (son oeuvre n’étant qu’une refonte versifiée de la pièce de Molière), Théodore Schadwell (1676), Perruci, Le Tellier, Zamora (1714 ?), Goldoni (1736) (1). Schadwell, dans The Libertine, passe des quatre femmes de Tirso à dix-sept, chacune immolée sur scène. Ce Barbe Bleue non seulement viole et massacre mais assassine son père et l’enfer, à la fin, n’est même pas pour lui une affaire. Zamora, dans l’Invité de Pierre, développe, lui, le rôle d’Anna par rapport à Tirso et au pseudo-Cicognini. Goldoni, dans Don Giovanni Tenorio, renchérit, le rôle l’intéressant même autant sinon plus que celui de Don Juan. Ce dernier, poignard en main, se présente donc à Anna, la séduit, en tue le père et demeure sans remords ; pour Anna commence alors un véritable chemin de croix : tout en réclamant vengeance à cor et à cri, elle se défend mal d’un penchant pour le meurtrier. Certes, elle n’avoue pas vraiment, on s’en rend compte à ses apartés, à ses soupirs : s’adressant à la Statue, elle dit : « Ombre de mon père... pardonne la faiblesse de mon coeur... ». Il faudra attendre Mérimée pour la voir se déclarer nettement (2).
Dans Tirso (on l’a vu), Don Juan relève de la justice divine, la justice du roi n’étant d’ailleurs pas à la hauteur. Aussi est-il condamné comme pécheur. Chez les successeurs de Tirso (on vient de le voir) Don Juan tient de plus en plus du hors-laloi : ses traits cruels s’accusent, son impiété aussi et, à côté du pécheur, apparaît le criminel. Il n’y a donc plus d’hésitation : c’est finalement de deux justices qu’il relève : celle du Roi et celle de Dieu, la première n’étant certes qu’un reflet de la seconde. Ainsi en est-il du Don Juan de Dorimon et Villiers, auteurs français. Une interprétation qui n’est pas sans grandeur tragique, une expression de la fureur, que les Français feraient bien de redécouvrir, de même qu’a été redécouvert le théâtre de la fureur chez Sénèque. Ainsi, Camille Dumoulié (3) dit de leur Don Juan qu’il est plus « un Tarmerlan du sexe » qu’un « Alexandre de l’amour ». Mais ce durcissement ne nous semble pas pour autant correspondre – comme le pense Rousset – à une laïcisation du mythe ; car Don Juan s’en prend toujours à la « Loi », à « l’Etat », à « l’Ordre familial », mais encore aux « Dieux », et est également châtié surnaturellement.
(1) Nous reproduisons ici le Catalogue des Versions établi par Jean Rousset dans son travail. (2) Les Ames du Purgatoire (Oeuvres). (3) Op. cit.
VI - MOLIERE : "DOM JUAN" ou "LE FESTIN DE PIERRE"
Molière, lui, dédaigne les ramifications faciles ou monstrueuses et revient au coeur du mythe ; par un travail de réapprofondissement (et ce malgré les réductions apportées au scénario de Tirso ou du pseudo Cicognini). Mais son oeuvre en comparaison de la grandeur tragique de celle de Dorimon et Villiers est plus « sympathique ».
SURVOL DE LA PIECE
Sommairement, elle peut se résumer sous quatre têtes de chapitre : l’inconstance de Dom Juan (Actes I et II), sa philosophie (Acte III), sa révolte contre l’institution et le Père (Acte IV), son châtiment final (Acte V), et ce en une série de flashes rompant avec les unités de temps, de lieu et d’action du théâtre classique. Ainsi, avec une puissance égale, le héros manifeste les exigences du désir et celles de la révolte contre tout l’ordre symbolique – ce qui fait de lui ce « héros de la connaissance » dont parle Nietzsche.
Touchant le premier point une différence s’impose vis-à-vis du Burlador : Dom Juan ne connaît que revers amoureux et ne viole personne, trop occupé qu’il est finalement à fuir sa femme légitime, Done Elvire, retrouvée au tout début de l’action. Les femmes déjà subjuguées font partie d’un catalogue que le valet (Sganarelle) évoque sans le développer, aux yeux de Gusman, écuyer d’Elvire, qui précède de peu celle-ci. Les tentatives de séduction présentes portent seulement sur deux villageoises : Mathurine et Charlotte, celle-ci fiancée à Pierrot. C’est là tout le tableau du chasseur (mais pouvait-il faire plus dans le peu d’heures que lui laisse l’oeuvre, relativement à celle de Tirso ?). Quant à Ana, elle a disparu. A disparu avec elle la fille du Mort, qui rattachait tout naturellement l’aventure du désir à celle de la Mort, et l’on pourrait regretter, avec cette absence, la perte de la fonction de ce personnage (1).
C’est là aborder l’« invariant » du Mort et de la Mort, dont Rousset dit qu’il conditionne l’existence du mythe. Aussi l’on va voir la manière dont Molière compense la perte du personnage d’Ana.
Sganarelle, qui voit son maître demeurer dans la ville où ils se trouvent, dit s’inquiéter, par suite d’un Commandeur que celui-ci y tua six mois plus tôt (Acte I, Scène II). C’est tout ce qu’on apprend. Sans doute une rixe? Ainsi le poids de la Mort pèse-t-elle sur l’oeuvre dès le début. Dès lors, trois apparitions vont avoir lieu. Première apparition (Acte III, Scène V) : Dom Juan, qui vient de sauver la vie à Don
(1) George Sand : « Il manquera toujours à l’oeuvre de Molière la scène d’Anna et le meurtre du Commandeur ».
Carlos, frère de Done Elvire, dit qu’il ne saurait pour autant revenir vers cette dernière, sa passion pour elle étant usée. Il tombe, là-dessus, sur le tombeau du Commandeur qu’il tua. Il le visite avec Sganarelle, en dénonce tout le luxe et se moque de la Statue vêtue à la romaine. Au dire de Sganarelle, voilà qu’elle semble vivre ! Il presse alors ce dernier de l’inviter à souper : une manière de provocation ! Sur quoi la Statue fait deux fois oui de la tête. Deuxième apparition (Acte IV, Scène VII) : Dom Juan vient de se débarrasser encore d’Elvire, cette fois repentie, convertie et dont l’unique souci est maintenant d’amender son époux ; mais lui, qui reconnaît avoir retrouvé quelque agrément à sa compagnie de femme agitée par sa foi, dit vouloir cependant souper sans plus d’histoire. Sur ce, on frappe. La Statue se présente. Dom Juan, nullement effrayé, l’invite. Elle refuse de partager le repas et lance, pour le lendemain soir, une contreinvitation que Dom Juan accepte. Troisième apparition (Acte V, Scènes V et VI) : Dom Juan vient à présent de se débarrasser du frère d’Elvire, lui disant fort hypocritement que le Ciel auquel il a voué sa vie désormais l’empêche de retourner à sa femme. Comme Sganarelle est effrayé par cette invocation éhontée du Ciel, celui-ci (ou du moins la Statue) se manifeste à nouveau. On voit apparaître un spectre : une femme voilée, qui n’est autre que le double d’Elvire. Dom Juan l’évaluant comme un simulacre, le spectre se transforme en l’apparence du Temps avec sa faux, apparence qui n’est autre, à présent, que le double du double d’Elvire. Dom Juan, voulant alors de l’épée en éprouver la consistance, l’apparition se transforme en la Statue du Commandeur, qui, au bout de tous ces doubles, n’est autre que celui, toujours démultiplié, d’Elvire. La Statue opère alors le châtiment : elle rappelle à Dom Juan sa promesse de le suivre et lui tend la main ; Dom Juan lui tend la sienne en homme d’honneur et il est aussitôt dévoré par un feu invisible.
Touchant le premier point une différence s’impose vis-à-vis du Burlador : Dom Juan ne connaît que revers amoureux et ne viole personne, trop occupé qu’il est finalement à fuir sa femme légitime, Done Elvire, retrouvée au tout début de l’action. Les femmes déjà subjuguées font partie d’un catalogue que le valet (Sganarelle) évoque sans le développer, aux yeux de Gusman, écuyer d’Elvire, qui précède de peu celle-ci. Les tentatives de séduction présentes portent seulement sur deux villageoises : Mathurine et Charlotte, celle-ci fiancée à Pierrot. C’est là tout le tableau du chasseur (mais pouvait-il faire plus dans le peu d’heures que lui laisse l’oeuvre, relativement à celle de Tirso ?). Quant à Ana, elle a disparu. A disparu avec elle la fille du Mort, qui rattachait tout naturellement l’aventure du désir à celle de la Mort, et l’on pourrait regretter, avec cette absence, la perte de la fonction de ce personnage (1).
C’est là aborder l’« invariant » du Mort et de la Mort, dont Rousset dit qu’il conditionne l’existence du mythe. Aussi l’on va voir la manière dont Molière compense la perte du personnage d’Ana.
Sganarelle, qui voit son maître demeurer dans la ville où ils se trouvent, dit s’inquiéter, par suite d’un Commandeur que celui-ci y tua six mois plus tôt (Acte I, Scène II). C’est tout ce qu’on apprend. Sans doute une rixe? Ainsi le poids de la Mort pèse-t-elle sur l’oeuvre dès le début. Dès lors, trois apparitions vont avoir lieu. Première apparition (Acte III, Scène V) : Dom Juan, qui vient de sauver la vie à Don
(1) George Sand : « Il manquera toujours à l’oeuvre de Molière la scène d’Anna et le meurtre du Commandeur ».
Carlos, frère de Done Elvire, dit qu’il ne saurait pour autant revenir vers cette dernière, sa passion pour elle étant usée. Il tombe, là-dessus, sur le tombeau du Commandeur qu’il tua. Il le visite avec Sganarelle, en dénonce tout le luxe et se moque de la Statue vêtue à la romaine. Au dire de Sganarelle, voilà qu’elle semble vivre ! Il presse alors ce dernier de l’inviter à souper : une manière de provocation ! Sur quoi la Statue fait deux fois oui de la tête. Deuxième apparition (Acte IV, Scène VII) : Dom Juan vient de se débarrasser encore d’Elvire, cette fois repentie, convertie et dont l’unique souci est maintenant d’amender son époux ; mais lui, qui reconnaît avoir retrouvé quelque agrément à sa compagnie de femme agitée par sa foi, dit vouloir cependant souper sans plus d’histoire. Sur ce, on frappe. La Statue se présente. Dom Juan, nullement effrayé, l’invite. Elle refuse de partager le repas et lance, pour le lendemain soir, une contreinvitation que Dom Juan accepte. Troisième apparition (Acte V, Scènes V et VI) : Dom Juan vient à présent de se débarrasser du frère d’Elvire, lui disant fort hypocritement que le Ciel auquel il a voué sa vie désormais l’empêche de retourner à sa femme. Comme Sganarelle est effrayé par cette invocation éhontée du Ciel, celui-ci (ou du moins la Statue) se manifeste à nouveau. On voit apparaître un spectre : une femme voilée, qui n’est autre que le double d’Elvire. Dom Juan l’évaluant comme un simulacre, le spectre se transforme en l’apparence du Temps avec sa faux, apparence qui n’est autre, à présent, que le double du double d’Elvire. Dom Juan, voulant alors de l’épée en éprouver la consistance, l’apparition se transforme en la Statue du Commandeur, qui, au bout de tous ces doubles, n’est autre que celui, toujours démultiplié, d’Elvire. La Statue opère alors le châtiment : elle rappelle à Dom Juan sa promesse de le suivre et lui tend la main ; Dom Juan lui tend la sienne en homme d’honneur et il est aussitôt dévoré par un feu invisible.
MECANISME DE "L’INVARIANT" DU MORT CHEZ MOLIERE
On le voit : Ana a disparu, Ana qui fait le lien chez Tirso entre les victimes et la Mort, est remplacée par Elvire. Il n’est pas question ici de procéder à une étude détaillée de l’oeuvre, d’autant que nous ferons incessamment référence à elle au cours de notre analyse de l’opéra. Si cependant cette étude avait lieu, on verrait que le personnage d’Elvire est finalement la grande contribution apportée par Molière au mythe. D’autant que le parcours du personnage est admirable, qui va de l’amante blessée, via l’emportement de l’Erynie vengeresse, au grand calme final d’une foi vécue jusqu’au véritable mysticisme.
Certes, on ignore tout du Commandeur ; on se doute qu’il a dû ressentir sa mort comme une injustice. En tout cas, il est curieux de constater que toutes ses manifestations sont chaque fois liées aux péripéties d’Elvire avec son époux, comme s’il avait fait de celle-ci sa fille par procuration. Comme s’il en était un double... Quant au nombre de ses manifestations, il est, comme chez Tirso, de trois : la première correspond à l’invitation, la seconde à la contre-invitation, et la troisième au châtiment. Cependant, la dernière est, dirons-nous, le fruit de l’impatience du Commandeur – lequel n’ayant pas attendu que Dom Juan se présente à lui, à l’heure dite, court au-devant de celui-ci sous la forme d’une femme voilée se transformant d’abord en un spectre, puis en la Statue, qui réitère alors son offre à venir souper, en demandant le gage de la main tendue.
Ici, la main tendue à celle offerte par le Commandeur, l’est donc en signe de gage, alors que chez Tirso elle l’est en signe d’ultime manifestation de courage, voire d’ultime provocation. Dans les deux cas de figure, le geste n’en demeure pas moins mortel pour le héros – et porteur du même symbole : cette main incessamment mais hypocritement offerte par ce dernier à ses victimes, appelle celle qu’une statue lui offre en imitation à présent, et dont il sera victime à son tour.
Certes, on ignore tout du Commandeur ; on se doute qu’il a dû ressentir sa mort comme une injustice. En tout cas, il est curieux de constater que toutes ses manifestations sont chaque fois liées aux péripéties d’Elvire avec son époux, comme s’il avait fait de celle-ci sa fille par procuration. Comme s’il en était un double... Quant au nombre de ses manifestations, il est, comme chez Tirso, de trois : la première correspond à l’invitation, la seconde à la contre-invitation, et la troisième au châtiment. Cependant, la dernière est, dirons-nous, le fruit de l’impatience du Commandeur – lequel n’ayant pas attendu que Dom Juan se présente à lui, à l’heure dite, court au-devant de celui-ci sous la forme d’une femme voilée se transformant d’abord en un spectre, puis en la Statue, qui réitère alors son offre à venir souper, en demandant le gage de la main tendue.
Ici, la main tendue à celle offerte par le Commandeur, l’est donc en signe de gage, alors que chez Tirso elle l’est en signe d’ultime manifestation de courage, voire d’ultime provocation. Dans les deux cas de figure, le geste n’en demeure pas moins mortel pour le héros – et porteur du même symbole : cette main incessamment mais hypocritement offerte par ce dernier à ses victimes, appelle celle qu’une statue lui offre en imitation à présent, et dont il sera victime à son tour.
DOM JUAN, HEROS DE LA MODERNITE
Michel Serres (1) voit trois hommes dans Dom Juan : l’homme à femmes, l’homme à dettes, l’homme à idées. En somme, un diable à trois têtes. Ce sont là, en fait, les trois facettes d’un seul et même concept : celui définissant Dom Juan en tant qu’homme révolté.
Il n’est pas question ici – on s’en doute – de développer chacun de ces aspects. D’autant que nous ferons référence à eux, chaque fois que le propos de l’opéra nous y invitera ; tout en notant déjà que le héros de Da-Ponte-Mozart est un esprit bien moins raisonneur que celui de Molière : sa révolte d’idées est implicite à son vécu.
Il n’est pas question ici – on s’en doute – de développer chacun de ces aspects. D’autant que nous ferons référence à eux, chaque fois que le propos de l’opéra nous y invitera ; tout en notant déjà que le héros de Da-Ponte-Mozart est un esprit bien moins raisonneur que celui de Molière : sa révolte d’idées est implicite à son vécu.
VII - De Molière à Da Ponte-Mozart
Du Parlé au Chanté
Du Parlé au Chanté
Kierkegaard dit que la musique et la musique seule est faite pour traduire la nature volatile démoniaque de Don Juan. Et l’on dirait que la musique l’a compris d’ellemême, bien avant Kierkegaard ! Nous avons déjà noté l’existence de l’opéra de Felippo Acciajoli, révélée par Giovanni Macchia (2). Une pastorale de cour dans le style de l’opéra seria : on est en Grèce : il y a des ballets, des duos, de longues plaintes. Dont celle d’Elvire prête à se sacrifier au héros et demeurant indifférente à l’amour du roi.
(1) Hermès I. La Communication « Apparition d’Hermès. Dom Juan ». Minuit. 1968. (2) Ouvrage cité. Vie et aventure et mort de don Juan. Bari Laterza. - 30Mais il n’y a, dans tout cela, qu’une apparition du Mort au lieu de trois. Puis d’autres ouvrages lyriques ont suivi, dont Stefan Kunze nous a restitué la somme impressionnante ; et encore ne fait-elle pas état des ouvrages de Varsovie, de Prague... Les auteurs ? Caligari (partition perdue), Rhigini (livret de Porta ?), Tritto (livret de Laurenzo ?), Alberti (librettiste inconnu), Fabrizi (livret de Lorenz ?), Gardi (livret disparu), Gazzaniga enfin (livret de Bertati), – dont l’oeuvre est représentée en 1787 au carnaval de Venise.
C’est encore à Jean Rousset que nous donnons la parole. Partout, dit-il, la triple apparition du Mort est respectée – à l’exception de l’opéra de Bertati – Gazzaniga où tout tient dans un seul épisode : le repas chez Don Juan qui fait l’objet d’un grand final : un concert de table où l’on voit Don Juan offrir un verre à la gloire de toutes les Vénitiennes. Le châtiment qui suit a donc quelque chose d’intense. Partout les femmes paraissent au fur et à mesure qu’elles sont victimes, à quoi s’ajoutent celles évoquées par la « liste » des conquêtes, tenue par le valet. Les dames, généralement, y dominent sur les villageoises. Anna y demeure toujours la figure principale, Tritto-Lorenzo et Bertati-Gazzaniga la font paraître au tout début, avec tout son scénario : entreprise nocturne de Don Juan, duel et mort du Commandeur. Et quand elle a obtenu du duc Ottavio qu’il la vengera, elle se retire dans un couvent. Musicalement, elle n’a cependant pas d’air chez Gazzaniga. Une seule fois Anna tombe amoureuse du meurtrier de son père, et indifférente comme tant d’autres aux rebuffades, va jusqu’à vouloir se faire épouser. Mais c’est là, selon Rousset, une sorte de « renversement carnavalesque ».
Deux choses sont ici à mettre en valeur : d’une part les ouvrages de Tritto-Lorenzo et de Bertati-Gazzaniga, qui placent comme on l’a vu au tout début l’épisode d’Anna – suivant en cela le ballet d’Angiolini sur la musique de Glück (1771) – font peser sur tout l’opéra « le poids de la Mort » ; d’autre part, ils n’arrêtent pas l’action au trépas du héros, à l’instar de tous les autres ouvrages, ils la font suivre d’une scène ultime d’allégresse générale au niveau des victimes : c’est le lieto final – qu’on retrouve aussi chez Tirso, chez Cicognini et dans la Commedia dell’Arte : ce qui donne « un dénouement de tragédie » puis « une conclusion de comédie » et fait de l’ouvrage sur don Juan un opéra un peu à part.
Mais, à regarder de plus près encore à l’opéra de Bertati-Gazzaniga, on note qu’il est à la fois influencé par le Dom Juan de Molière et des sources moins identifiables, toutes certainement tirées des opéras précédents. Ce qu’on y retrouve de Molière vient des actes I et II. La prétention, par exemple, de Dom Juan à se vouloir le maître de la parole de son valet (lui permettant ou pas de s’exprimer) ; l’arrivée imprévue d’Elvire venant déranger l’échange maître-valet et ayant droit alors à une cavatine ; certaines notations touchant les vêtements et l’équipage de la même Elvire ; les reproches de cette dernière à un Don Juan qui s’éclipse, puis la réponse que lui fait le valet – qui n’est autre que l’Air du Catalogue : une innovation de l’opéra ! Après l’épisode musical de la noce à la campagne avec ses airs, ses duos (lesquels ont leur origine chez Tirso et Cicognini) : les saillies de Don Juan au mari frustré – lequel, dans un air, traduit sa révolte impuissante, alors que le Pierrot français est résigné ; Molière, toujours, lorsqu’il s’agit de la séduction de Mathurine... Pour les actes III, IV, V, on ne les retrouve pas chez Bertati.
Toutes ces transformation du texte de Molière tiennent sans doute aux exigences du livret, au tempérament du librettiste, mais aussi au passage du parlé au chanté – ce dernier nécessitant, l’action étant mise au repos, l’épanchement de grands airs...
(1) Hermès I. La Communication « Apparition d’Hermès. Dom Juan ». Minuit. 1968. (2) Ouvrage cité. Vie et aventure et mort de don Juan. Bari Laterza. - 30Mais il n’y a, dans tout cela, qu’une apparition du Mort au lieu de trois. Puis d’autres ouvrages lyriques ont suivi, dont Stefan Kunze nous a restitué la somme impressionnante ; et encore ne fait-elle pas état des ouvrages de Varsovie, de Prague... Les auteurs ? Caligari (partition perdue), Rhigini (livret de Porta ?), Tritto (livret de Laurenzo ?), Alberti (librettiste inconnu), Fabrizi (livret de Lorenz ?), Gardi (livret disparu), Gazzaniga enfin (livret de Bertati), – dont l’oeuvre est représentée en 1787 au carnaval de Venise.
C’est encore à Jean Rousset que nous donnons la parole. Partout, dit-il, la triple apparition du Mort est respectée – à l’exception de l’opéra de Bertati – Gazzaniga où tout tient dans un seul épisode : le repas chez Don Juan qui fait l’objet d’un grand final : un concert de table où l’on voit Don Juan offrir un verre à la gloire de toutes les Vénitiennes. Le châtiment qui suit a donc quelque chose d’intense. Partout les femmes paraissent au fur et à mesure qu’elles sont victimes, à quoi s’ajoutent celles évoquées par la « liste » des conquêtes, tenue par le valet. Les dames, généralement, y dominent sur les villageoises. Anna y demeure toujours la figure principale, Tritto-Lorenzo et Bertati-Gazzaniga la font paraître au tout début, avec tout son scénario : entreprise nocturne de Don Juan, duel et mort du Commandeur. Et quand elle a obtenu du duc Ottavio qu’il la vengera, elle se retire dans un couvent. Musicalement, elle n’a cependant pas d’air chez Gazzaniga. Une seule fois Anna tombe amoureuse du meurtrier de son père, et indifférente comme tant d’autres aux rebuffades, va jusqu’à vouloir se faire épouser. Mais c’est là, selon Rousset, une sorte de « renversement carnavalesque ».
Deux choses sont ici à mettre en valeur : d’une part les ouvrages de Tritto-Lorenzo et de Bertati-Gazzaniga, qui placent comme on l’a vu au tout début l’épisode d’Anna – suivant en cela le ballet d’Angiolini sur la musique de Glück (1771) – font peser sur tout l’opéra « le poids de la Mort » ; d’autre part, ils n’arrêtent pas l’action au trépas du héros, à l’instar de tous les autres ouvrages, ils la font suivre d’une scène ultime d’allégresse générale au niveau des victimes : c’est le lieto final – qu’on retrouve aussi chez Tirso, chez Cicognini et dans la Commedia dell’Arte : ce qui donne « un dénouement de tragédie » puis « une conclusion de comédie » et fait de l’ouvrage sur don Juan un opéra un peu à part.
Mais, à regarder de plus près encore à l’opéra de Bertati-Gazzaniga, on note qu’il est à la fois influencé par le Dom Juan de Molière et des sources moins identifiables, toutes certainement tirées des opéras précédents. Ce qu’on y retrouve de Molière vient des actes I et II. La prétention, par exemple, de Dom Juan à se vouloir le maître de la parole de son valet (lui permettant ou pas de s’exprimer) ; l’arrivée imprévue d’Elvire venant déranger l’échange maître-valet et ayant droit alors à une cavatine ; certaines notations touchant les vêtements et l’équipage de la même Elvire ; les reproches de cette dernière à un Don Juan qui s’éclipse, puis la réponse que lui fait le valet – qui n’est autre que l’Air du Catalogue : une innovation de l’opéra ! Après l’épisode musical de la noce à la campagne avec ses airs, ses duos (lesquels ont leur origine chez Tirso et Cicognini) : les saillies de Don Juan au mari frustré – lequel, dans un air, traduit sa révolte impuissante, alors que le Pierrot français est résigné ; Molière, toujours, lorsqu’il s’agit de la séduction de Mathurine... Pour les actes III, IV, V, on ne les retrouve pas chez Bertati.
Toutes ces transformation du texte de Molière tiennent sans doute aux exigences du livret, au tempérament du librettiste, mais aussi au passage du parlé au chanté – ce dernier nécessitant, l’action étant mise au repos, l’épanchement de grands airs...
LE LIVRET DE DA PONTE
On ne peut nier en effet que Bertati ait eu sous les yeux la pièce de Molière. Quant aux Mémoires de Da Ponte, ils parlent d’une collaboration avec Bertati. Da Ponte ne retouche-t-il pas en 1794, à Londres, le texte de Bertati ? Aussi Jean Rousset nous livre cette chose fort émouvante, à savoir que « si Molière est parfois présent chez Mozart, il en est redevable à la médiation de l’humble prédécesseur vénitien ».
Ce livret de Da Ponte, nous ne pensons pas devoir ici le résumer. Notre analyse à venir s’en chargera tout au long à sa manière. Mais nous pensons devoir signaler cependant ce qui le rapproche ou l’éloigne grosso modo de Bertati et donc de Molière.
Pour reprendre les trois « invariants » (la Mort et le Mort, les n femmes, le héros), disons, touchant d’abord le premier, que Da Ponte ne suit pas complètement Bertati mais qu’il ne reste pas fidèle non plus au modèle de la triple rencontre avec le Mort, venue de Tirso et de Cicognini. Au lieu de trois rencontres, il y en a deux seulement : lors de la rencontre de la Statue du Commandeur à laquelle, par provocation, il propose de venir souper chez lui : c’est l’invitation ; et lors de ce repas donc, au cours duquel a lieu le châtiment. C’est dire qu’il n’y a pas, comme chez Tirso, effectuation de la contre-invitation. Celle-ci est lancée, au cours dudit repas. La main tendue est alors exigée en signe de gage, comme chez Molière. Don Giovanni tend donc sa main en signe d’acceptation, comme chez Molière toujours, et est retenu prisonnier par la main du Commandeur avant de brûler vif. Ainsi, les deux derniers épisodes de Tirso (ou de Molière) sont contractés en un par Da Ponte.
Pour ce qui est de la conclusion de l’oeuvre, Da Ponte en emprunte à Bertati les deux volets : la punition de Don Giovanni par l’Enfer et le lieto final de toutes les victimes. Ce qui permet à Mozart une coda pleine d’allégresse, bien dans le style de l’opéra de son époque.
Touchant le deuxième « invariant », celui des n femmes séduites, Da Ponte imite Bertati. S’éloignant de la partition de Tirso : deux dames, deux villageoises, il oppose seulement une villageoise : Zerlina aux deux dames nobles : Anna et Elvira (1). Ainsi Anna, après l’éviction par Molière du personnage, fait retour sur la scène. Da Ponte lui redonne la fonction centrale qu’elle avait dans le mythe depuis Tirso, en tant que fille du Mort et l’instance de toute la dynamique du châtiment. A l’exemple de Bertati encore, il situe le scénario de l’agression nocturne d’Anna et du duel qui s’en suit au tout début de l’oeuvre. De plus – à la différence de ce dernier qui, lui, congédie la fille du Commandeur dès la scène 3 sans lui avoir donné le moindre air – il la fait revenir incessamment comme meneuse de jeu contre l’abuseur, en lui donnant de grands airs et allant même jusqu’à laisser percer en elle (avec la complicité de Mozart) quelque sourd amour qui aura du mal à s’avouer, à l’endroit de son agresseur. Par ainsi Anna retrouve non seulement sa fonction mais encore la dimension d’un immense personnage, tant sur le plan événementiel que musical. Ce qui fait dire à Pierre Jean Jouve : « Donna Anna est le plus grand personnage affectif de Don Giovanni ».
Elvira, elle, vient donc de Molière, dont on a dit que c’est la grande invention – et de Bertati. Pour Da Ponte, elle vient surtout de Bertati. Comme chez Molière, comme chez Bertati, elle surgit de façon imprévue, troublant le dialogue maître-valet (ici Leporello). Comme chez ces derniers, il est fait allusion à ses vêtements et à son équipage ; quant à elle, elle fait toujours des reproches à son époux, qu’elle reconnaît soudain et qui s’éclipse pour le coup. Enfin, comme chez ces derniers encore, elle a, pour toute réponse, celle du valet de Don Giovanni : la liste des n femmes séduites jusqu’ici : le fameux Air du Catalogue, absent chez Tirso mais venu à la fois des poètes baroques et de la Commedia dell’Arte.
De ce moment, effondrée, elle apparaît sans cesse un trouble-fête, déjouant chacune des "burlas" de Don Giovanni ou éveillant contre lui les soupçons. Pathétique, dans la mesure où elle persiste à aimer celui qu’elle dénonce sans cesse, si bien qu’elle ne peut sortir de ce dilemme qu’en recourant au couvent... Sans pour autant atteindre (semble-t-il) à la sublimité quasi mystique de l’Elvire de Molière...
Avec Zerlina enfin, on retrouve la noce campagnarde (son climat), les bourrades du grand seigneur insolent au pauvre villageois berné (Masetto) qui, comme chez Molière et Bertati, crie sa révolte.
Touchant maintenant le héros disons pour le moment grosso modo qu’ayant été inspiré directement par Bertati et non par Molière, il est plus étouffé par le désir qu’il n’a une attitude philosophique et raisonneuse. Sa révolte, chez Molière, était, délibérément dirigée contre l’ordre social et culturel : contre le Père, contre le monde économique du Père, contre Dieu, métaphore du Père. Or on est à présent très loin « du Don Juan de la connaissance » de Nietzsche.
Ce livret de Da Ponte, nous ne pensons pas devoir ici le résumer. Notre analyse à venir s’en chargera tout au long à sa manière. Mais nous pensons devoir signaler cependant ce qui le rapproche ou l’éloigne grosso modo de Bertati et donc de Molière.
Pour reprendre les trois « invariants » (la Mort et le Mort, les n femmes, le héros), disons, touchant d’abord le premier, que Da Ponte ne suit pas complètement Bertati mais qu’il ne reste pas fidèle non plus au modèle de la triple rencontre avec le Mort, venue de Tirso et de Cicognini. Au lieu de trois rencontres, il y en a deux seulement : lors de la rencontre de la Statue du Commandeur à laquelle, par provocation, il propose de venir souper chez lui : c’est l’invitation ; et lors de ce repas donc, au cours duquel a lieu le châtiment. C’est dire qu’il n’y a pas, comme chez Tirso, effectuation de la contre-invitation. Celle-ci est lancée, au cours dudit repas. La main tendue est alors exigée en signe de gage, comme chez Molière. Don Giovanni tend donc sa main en signe d’acceptation, comme chez Molière toujours, et est retenu prisonnier par la main du Commandeur avant de brûler vif. Ainsi, les deux derniers épisodes de Tirso (ou de Molière) sont contractés en un par Da Ponte.
Pour ce qui est de la conclusion de l’oeuvre, Da Ponte en emprunte à Bertati les deux volets : la punition de Don Giovanni par l’Enfer et le lieto final de toutes les victimes. Ce qui permet à Mozart une coda pleine d’allégresse, bien dans le style de l’opéra de son époque.
Touchant le deuxième « invariant », celui des n femmes séduites, Da Ponte imite Bertati. S’éloignant de la partition de Tirso : deux dames, deux villageoises, il oppose seulement une villageoise : Zerlina aux deux dames nobles : Anna et Elvira (1). Ainsi Anna, après l’éviction par Molière du personnage, fait retour sur la scène. Da Ponte lui redonne la fonction centrale qu’elle avait dans le mythe depuis Tirso, en tant que fille du Mort et l’instance de toute la dynamique du châtiment. A l’exemple de Bertati encore, il situe le scénario de l’agression nocturne d’Anna et du duel qui s’en suit au tout début de l’oeuvre. De plus – à la différence de ce dernier qui, lui, congédie la fille du Commandeur dès la scène 3 sans lui avoir donné le moindre air – il la fait revenir incessamment comme meneuse de jeu contre l’abuseur, en lui donnant de grands airs et allant même jusqu’à laisser percer en elle (avec la complicité de Mozart) quelque sourd amour qui aura du mal à s’avouer, à l’endroit de son agresseur. Par ainsi Anna retrouve non seulement sa fonction mais encore la dimension d’un immense personnage, tant sur le plan événementiel que musical. Ce qui fait dire à Pierre Jean Jouve : « Donna Anna est le plus grand personnage affectif de Don Giovanni ».
Elvira, elle, vient donc de Molière, dont on a dit que c’est la grande invention – et de Bertati. Pour Da Ponte, elle vient surtout de Bertati. Comme chez Molière, comme chez Bertati, elle surgit de façon imprévue, troublant le dialogue maître-valet (ici Leporello). Comme chez ces derniers, il est fait allusion à ses vêtements et à son équipage ; quant à elle, elle fait toujours des reproches à son époux, qu’elle reconnaît soudain et qui s’éclipse pour le coup. Enfin, comme chez ces derniers encore, elle a, pour toute réponse, celle du valet de Don Giovanni : la liste des n femmes séduites jusqu’ici : le fameux Air du Catalogue, absent chez Tirso mais venu à la fois des poètes baroques et de la Commedia dell’Arte.
De ce moment, effondrée, elle apparaît sans cesse un trouble-fête, déjouant chacune des "burlas" de Don Giovanni ou éveillant contre lui les soupçons. Pathétique, dans la mesure où elle persiste à aimer celui qu’elle dénonce sans cesse, si bien qu’elle ne peut sortir de ce dilemme qu’en recourant au couvent... Sans pour autant atteindre (semble-t-il) à la sublimité quasi mystique de l’Elvire de Molière...
Avec Zerlina enfin, on retrouve la noce campagnarde (son climat), les bourrades du grand seigneur insolent au pauvre villageois berné (Masetto) qui, comme chez Molière et Bertati, crie sa révolte.
Touchant maintenant le héros disons pour le moment grosso modo qu’ayant été inspiré directement par Bertati et non par Molière, il est plus étouffé par le désir qu’il n’a une attitude philosophique et raisonneuse. Sa révolte, chez Molière, était, délibérément dirigée contre l’ordre social et culturel : contre le Père, contre le monde économique du Père, contre Dieu, métaphore du Père. Or on est à présent très loin « du Don Juan de la connaissance » de Nietzsche.
(1) Ce qui signe la différence avec l’Anna de Goldoni, mais surtout avec celle de Mérimée.La révolte du Don Giovanni de Da Ponte a une autre couleur, d’autres accents.
Pour faire bref, disons que l’oeuvre de Da Ponte comporte trois grands moments. Dans le premier (tout l’acte I), ce sont somme toute trois femmes qui subissent tour à tour les agressions de l’abuseur ; mais qui, se croisant, finissent par se coaliser contre ce dernier, aidées de leurs alliés, et le menacent de mort. Dans le second (la moitié de l’acte II à peu près) c’est le génie propre à Da Ponte qui transparaît avec éclat : génie hérité des habitudes du théâtre de l’époque, de la Commedia dell’Arte ; génie qu’il a manifesté comme tel dans les précédents livrets pour Mozart (dans Les Noces, dans Così) : celui des masques, des travestissements, pour faire apparaître finalement une vérité plus crue, voire tragique.
Ainsi est-ce là tout un ensemble de scènes où Don Giovanni, semblant à bout, acculé, retrouve par le truchement du travesti (lui déguisé en Leporello, Leporello en Don Giovanni) le sens et le goût des défis : ce qui a l’heur de tendre davantage la situation, de faire apparaître les grandes décisions – et éclater la ligne de brisure qui va l’écraser.
Dans le troisième moment, c’est la manifestation plénière du séisme : l’avertissement soudain de la Mort après un nouveau défi de Don Giovanni, l’offre provocatrice d’un dîner à la statue du Commandeur, le repas avec concert, enfin le châtiment ponctué par l’allégresse collective.
Pour faire bref, disons que l’oeuvre de Da Ponte comporte trois grands moments. Dans le premier (tout l’acte I), ce sont somme toute trois femmes qui subissent tour à tour les agressions de l’abuseur ; mais qui, se croisant, finissent par se coaliser contre ce dernier, aidées de leurs alliés, et le menacent de mort. Dans le second (la moitié de l’acte II à peu près) c’est le génie propre à Da Ponte qui transparaît avec éclat : génie hérité des habitudes du théâtre de l’époque, de la Commedia dell’Arte ; génie qu’il a manifesté comme tel dans les précédents livrets pour Mozart (dans Les Noces, dans Così) : celui des masques, des travestissements, pour faire apparaître finalement une vérité plus crue, voire tragique.
Ainsi est-ce là tout un ensemble de scènes où Don Giovanni, semblant à bout, acculé, retrouve par le truchement du travesti (lui déguisé en Leporello, Leporello en Don Giovanni) le sens et le goût des défis : ce qui a l’heur de tendre davantage la situation, de faire apparaître les grandes décisions – et éclater la ligne de brisure qui va l’écraser.
Dans le troisième moment, c’est la manifestation plénière du séisme : l’avertissement soudain de la Mort après un nouveau défi de Don Giovanni, l’offre provocatrice d’un dîner à la statue du Commandeur, le repas avec concert, enfin le châtiment ponctué par l’allégresse collective.
VIII - LA MYSTIQUE ET LE SEDUCTEUR
Maintenant que l’on connaît un peu mieux la personnalité du séducteur, il convient peut-être de mettre en place une influence apparemment lointaine mais significative ayant présidé à sa naissance, – outre les influences plus directes que nous avons tenté de dégager, tant au niveau des légendes, des thèmes de l’inconstance que de la théologie officielle de l’époque. On ne peut passer sous silence, en effet, l’importance du courant mystique. C’est là, d’ailleurs, un problème immense et complexe, que nous ne ferons qu’effleurer.
Georges Marañon (1) a noté tout ce que le héros doit à l’illuminisme du XVIè siècle, forme dégradée du mysticisme. Ainsi toutes les métaphores érotiques propres à traduire la jouissance de l’extase – telles qu’elles apparaissent par exemple sous la plume d’un Jean de la Croix – se retrouvent dans la bouche du séducteur, attachées à des jouissances plus profanes.
(1) Don Juan et le donjuanisme. Gallimard 1958. - 34
Mais ce sont assurément les ouvrages de Norman Cohn, de Michel de Certeau et de Denis de Rougemont qui permettent plus particulièrement d’approfondir les rapports du mysticisme et du séducteur.
Pour Norman Cohn (1), l’assurance de Don Juan relativement au problème de la grâce, son indifférence aux admonestations de son valet, sont, à n’en pas douter, un écho de toutes les déclarations, de tous les agissements des Frères de certain mouvement dit de L’Esprit Libre. Celui-ci, venu du Moyen-Age (2), se targue d’hériter de la pensée de Marguerite Porete ou de Maître Eckhart, selon laquelle l’âme, ayant réalisé l’union sans mode avec Dieu, se trouve de ce fait au-delà de tout commandement, de toute loi, de toute considération de bien et de mal. Ainsi il importe peu aux adeptes de l’Esprit Libre, assurés de leur état de perfection, d’agir de quelque façon que ce soit - quitte à perdre les autres ! « Une promiscuité sexuelle de principe » par exemple est la marque de leur indépendance spirituelle. D’où cette remarque de Catherinon à Don Juan : « Je sais bien que tu es la châtiment des femmes » ; et encore : « Méfiez-vous d’un homme qui engeigne les femmes ! C’est l’Abuseur d’Espagne » (3).
Pour Michel de Certeau (4) le rapport est sans doute plus étroit encore entre la mystique et le séducteur. L’époque baroque, selon lui, se caractérise par un sentiment de perte vis-à-vis de l’Unique. Or, ce qui définit le mystique comme le séducteur, c’est la séparation d’avec l’Unique. Etant bien entendu que l’Unique, le Manquant, se présente, pour Don Juan, sous la forme de cette Femme Inaccessible qu’il recherche au travers de toutes ses conquêtes et dont l’attrait se refait impérieux chaque fois que son désir de quelqu’une se trouve satisfait...
Pour Denis de Rougemont (5), l’Eros, conformément à l’Eros platonicien, est le Désir Suprême, taraudé par la nostalgie de la possession unique et unitive. Tous les désirs, tous les bonheurs terrestres particuliers, n’en sont que de pâles copies. Aussi l’accomplissement de l’Amour, finalement, est-il de « brûler jusqu’à en mourir » (6).
Le dénominateur commun à toutes ces réflexions est que Don Juan a réellement à voir avec la mystique. Mais, cherchant dans l’immanence ce que le mystique cherche
(1) Les fanatiques de l’Apocalypse, Payot (2) Ce même mouvement a donné naissance à un ordre de mendiants laïques, les Bégards, et à la congrégation des Béguines. (3) Op. cit., p.111. Camille Dumoulié note que c’est surtout dans le Don Juan de Lenau que cette volonté de jouissance jubilatoire, associée à un amoralisme joyeux, apparaît, faisant écho aux héros sadiens et à la morale nietzschéenne de L’Esprit Libre. (4) La fable mystique, Gallimard, 1982. (5) L’Amour et l’Occident, Plon, 1972. (6) La pensée de Georges Bataille rejoint, dans une tonalité toute différente, les conclusions de Denis de Rougemont. Camille Dumoulié cite à cet égard ce passage : « Autrefois des êtres ravagés par la misère de l’homme se mettaient en quête de Dieu ... Aujourd’hui il n’est possible de rendre ce Dieu de la misère au néant qu’en s’avançant soi-même là où sévit le néant ; qu’en cessant d’appartenir au repos pour entrer dans une hilarité extatique, proche de la mort ». Oeuvres complètes, Gallimard, t. I, p. 446. - 35
dans la transcendance, il en serait, lui, la figure renversée. Ainsi le mystique et Don Juan, regardant chacun en leur direction, constitueraient une sorte de réalité bicéphale à la manière du dieu Janus. Une réalité venant en fait de ce qui les soude, de ce qui les rapproche... Tous deux, portant leur désir jusqu’à la limite, se retrouvent en effet réunis par un même point nommé dia-bolos. Un point qui les exclut pareillement de l’alliance des hommes. Michel de Certeau faisant allusion à une mystique du IVè siècle, en relève les actes de détournement (1) : les rires, les défis, les souhaits d’atteindre les derniers degrés de l’abjection, bref un excès dont rien ne la distrait », visant à renier ni plus ni moins l’ordre symbolique du père, « en renversant tout contrat et tout pouvoir sur un mode carnavalesque » (2). Oui : n’est-ce pas là encore « l’effet Don Juan » ?
Il demeure cependant pour nous que Don Juan n’est pas Tristan. Tristan a en commun avec le mystique, selon Maurice Blanchot (3), de sentir l’intervalle qui le sépare du manque. L’attrait de l’Un, le désir de résolution unitive avec Iseut, le définissent parfaitement. Don Juan, tout au contraire – encore qu’il soit dévoré par la fascination d’un désir qui le projette hors de soi, en avant de soi, le faisant s’insurger contre tout l’ordre symbolique –, n’en conserve pas moins maîtrise et liberté. Selon Blanchot, « il veut être à la fois désir et liberté (...), légèreté, action souveraine et maîtrise. La conséquence, c’est le Commandeur, et le Commandeur, c’est la rencontre de la passion devenue la froidure et l’impersonnalité de la nuit » (4).
Mais pour conclure, donnons la parole à Camille Dumoulié : « Jouir absolument, cela n’est possible qu’à Dieu. Les mystiques en portent témoignage (...). Il n’est pas dit que Don Juan ait en vue une telle jouissance, en tout cas ni celui de Tirso, ni celui de Molière ou de Mozart ; de même il n’est pas évident que Don Juan sache, comme le croit Michel de Certeau, que ses multiples conquêtes répètent l’absence de l’inaccessible Femme (...). Au contraire, Don Juan se plaît aux jouissances particulières, à l’indéfini du nombre, qui est comme une revendication insolente contre la prétention du désir à l’infini ou le mythe d’une jouissance absolue dont l’effet est à la fois la dévalorisation du présent et l’exacerbation du sentiment de culpabilité » (5).
(1) Op. cit., p. 48 et s. (2) Citation de Camille Dumoulié. Op. cit. (3) L’Entretien infini, Orphée, Don Juan, Tristan ; 1969, p. 280. (4) Ibid., p. 283. (5) Ibid., « La loi de la jouissance », p. 47-48. Point de vue radicalement opposé à celui de Micheline Sauvage, qui, hostile à tout ce que peuvent dire sur le sujet philosophes et psychanalystes, élabore une vision de Don Juan vivant dans la nostalgie de l’éternité. Voir : Le cas Don Juan, Seuil, 1953.
Maintenant que l’on connaît un peu mieux la personnalité du séducteur, il convient peut-être de mettre en place une influence apparemment lointaine mais significative ayant présidé à sa naissance, – outre les influences plus directes que nous avons tenté de dégager, tant au niveau des légendes, des thèmes de l’inconstance que de la théologie officielle de l’époque. On ne peut passer sous silence, en effet, l’importance du courant mystique. C’est là, d’ailleurs, un problème immense et complexe, que nous ne ferons qu’effleurer.
Georges Marañon (1) a noté tout ce que le héros doit à l’illuminisme du XVIè siècle, forme dégradée du mysticisme. Ainsi toutes les métaphores érotiques propres à traduire la jouissance de l’extase – telles qu’elles apparaissent par exemple sous la plume d’un Jean de la Croix – se retrouvent dans la bouche du séducteur, attachées à des jouissances plus profanes.
(1) Don Juan et le donjuanisme. Gallimard 1958. - 34
Mais ce sont assurément les ouvrages de Norman Cohn, de Michel de Certeau et de Denis de Rougemont qui permettent plus particulièrement d’approfondir les rapports du mysticisme et du séducteur.
Pour Norman Cohn (1), l’assurance de Don Juan relativement au problème de la grâce, son indifférence aux admonestations de son valet, sont, à n’en pas douter, un écho de toutes les déclarations, de tous les agissements des Frères de certain mouvement dit de L’Esprit Libre. Celui-ci, venu du Moyen-Age (2), se targue d’hériter de la pensée de Marguerite Porete ou de Maître Eckhart, selon laquelle l’âme, ayant réalisé l’union sans mode avec Dieu, se trouve de ce fait au-delà de tout commandement, de toute loi, de toute considération de bien et de mal. Ainsi il importe peu aux adeptes de l’Esprit Libre, assurés de leur état de perfection, d’agir de quelque façon que ce soit - quitte à perdre les autres ! « Une promiscuité sexuelle de principe » par exemple est la marque de leur indépendance spirituelle. D’où cette remarque de Catherinon à Don Juan : « Je sais bien que tu es la châtiment des femmes » ; et encore : « Méfiez-vous d’un homme qui engeigne les femmes ! C’est l’Abuseur d’Espagne » (3).
Pour Michel de Certeau (4) le rapport est sans doute plus étroit encore entre la mystique et le séducteur. L’époque baroque, selon lui, se caractérise par un sentiment de perte vis-à-vis de l’Unique. Or, ce qui définit le mystique comme le séducteur, c’est la séparation d’avec l’Unique. Etant bien entendu que l’Unique, le Manquant, se présente, pour Don Juan, sous la forme de cette Femme Inaccessible qu’il recherche au travers de toutes ses conquêtes et dont l’attrait se refait impérieux chaque fois que son désir de quelqu’une se trouve satisfait...
Pour Denis de Rougemont (5), l’Eros, conformément à l’Eros platonicien, est le Désir Suprême, taraudé par la nostalgie de la possession unique et unitive. Tous les désirs, tous les bonheurs terrestres particuliers, n’en sont que de pâles copies. Aussi l’accomplissement de l’Amour, finalement, est-il de « brûler jusqu’à en mourir » (6).
Le dénominateur commun à toutes ces réflexions est que Don Juan a réellement à voir avec la mystique. Mais, cherchant dans l’immanence ce que le mystique cherche
(1) Les fanatiques de l’Apocalypse, Payot (2) Ce même mouvement a donné naissance à un ordre de mendiants laïques, les Bégards, et à la congrégation des Béguines. (3) Op. cit., p.111. Camille Dumoulié note que c’est surtout dans le Don Juan de Lenau que cette volonté de jouissance jubilatoire, associée à un amoralisme joyeux, apparaît, faisant écho aux héros sadiens et à la morale nietzschéenne de L’Esprit Libre. (4) La fable mystique, Gallimard, 1982. (5) L’Amour et l’Occident, Plon, 1972. (6) La pensée de Georges Bataille rejoint, dans une tonalité toute différente, les conclusions de Denis de Rougemont. Camille Dumoulié cite à cet égard ce passage : « Autrefois des êtres ravagés par la misère de l’homme se mettaient en quête de Dieu ... Aujourd’hui il n’est possible de rendre ce Dieu de la misère au néant qu’en s’avançant soi-même là où sévit le néant ; qu’en cessant d’appartenir au repos pour entrer dans une hilarité extatique, proche de la mort ». Oeuvres complètes, Gallimard, t. I, p. 446. - 35
dans la transcendance, il en serait, lui, la figure renversée. Ainsi le mystique et Don Juan, regardant chacun en leur direction, constitueraient une sorte de réalité bicéphale à la manière du dieu Janus. Une réalité venant en fait de ce qui les soude, de ce qui les rapproche... Tous deux, portant leur désir jusqu’à la limite, se retrouvent en effet réunis par un même point nommé dia-bolos. Un point qui les exclut pareillement de l’alliance des hommes. Michel de Certeau faisant allusion à une mystique du IVè siècle, en relève les actes de détournement (1) : les rires, les défis, les souhaits d’atteindre les derniers degrés de l’abjection, bref un excès dont rien ne la distrait », visant à renier ni plus ni moins l’ordre symbolique du père, « en renversant tout contrat et tout pouvoir sur un mode carnavalesque » (2). Oui : n’est-ce pas là encore « l’effet Don Juan » ?
Il demeure cependant pour nous que Don Juan n’est pas Tristan. Tristan a en commun avec le mystique, selon Maurice Blanchot (3), de sentir l’intervalle qui le sépare du manque. L’attrait de l’Un, le désir de résolution unitive avec Iseut, le définissent parfaitement. Don Juan, tout au contraire – encore qu’il soit dévoré par la fascination d’un désir qui le projette hors de soi, en avant de soi, le faisant s’insurger contre tout l’ordre symbolique –, n’en conserve pas moins maîtrise et liberté. Selon Blanchot, « il veut être à la fois désir et liberté (...), légèreté, action souveraine et maîtrise. La conséquence, c’est le Commandeur, et le Commandeur, c’est la rencontre de la passion devenue la froidure et l’impersonnalité de la nuit » (4).
Mais pour conclure, donnons la parole à Camille Dumoulié : « Jouir absolument, cela n’est possible qu’à Dieu. Les mystiques en portent témoignage (...). Il n’est pas dit que Don Juan ait en vue une telle jouissance, en tout cas ni celui de Tirso, ni celui de Molière ou de Mozart ; de même il n’est pas évident que Don Juan sache, comme le croit Michel de Certeau, que ses multiples conquêtes répètent l’absence de l’inaccessible Femme (...). Au contraire, Don Juan se plaît aux jouissances particulières, à l’indéfini du nombre, qui est comme une revendication insolente contre la prétention du désir à l’infini ou le mythe d’une jouissance absolue dont l’effet est à la fois la dévalorisation du présent et l’exacerbation du sentiment de culpabilité » (5).
(1) Op. cit., p. 48 et s. (2) Citation de Camille Dumoulié. Op. cit. (3) L’Entretien infini, Orphée, Don Juan, Tristan ; 1969, p. 280. (4) Ibid., p. 283. (5) Ibid., « La loi de la jouissance », p. 47-48. Point de vue radicalement opposé à celui de Micheline Sauvage, qui, hostile à tout ce que peuvent dire sur le sujet philosophes et psychanalystes, élabore une vision de Don Juan vivant dans la nostalgie de l’éternité. Voir : Le cas Don Juan, Seuil, 1953.
– O U V E R T U R E –
LES DEUX FACES DE L’OPERA ou D’UN "RÉ" A L’AUTRELA DETERMINATION DU COMMANDEUR (ANDANTE EN RE MINEUR)
Un accord fortissimo en ré mineur retentit une première fois, s’abattant sur nous, suivi d’un accord de dominante renversé ; puis une seconde fois. Quatre mesures : deux grandes énonciations, dont chacune en sa première mesure retentit longuement avec fracas alors qu’en sa seconde elle est comme conclue douloureusement. Une volonté déterminée mais consonante – renvoyant à celle (dissonante) qui blasonnera l’entrée de la Statue du Commandeur à l’ultime repas de Don Giovanni.
Suit soudain, de façon imprévue, un quatuor piano au rythme trochaïque (temps long suivi d’un temps court) qui a quelque nouvelle obstination, un étirement languissant dans une lumière blafarde, sur quoi descend, d’un octave, la suite majestueuse des toniques et des dominantes exprimées par les bois puis par les cuivres
– rythme et schéma qui soutiendront le premier appel de la Statue arrivant audit repas. Tout cet ensemble évoque à Pierre Jean Jouve une sorte de Pas qui progresse ; pas inquiétant, angoissant... Bientôt les cordes développent une série de modulations, toujours pour le moins inquiétantes. Pierre Jean Jouve parle de « gémissement », de « pleur enfantin de la créature perdue dans le monde de la douleur », « de larmes tombant sur l’orchestre ». Nous, moins psychologiquement, voyons là une sorte de dilatation angoissante de l’espace, suivie d’une « suite de balancement de syncopes » et, plus loin, de deux accords terminaux, massifs, tranchants, qui sont bien évidemment les rappels des coups du Destin entendus lors des accords primordiaux.
Quelques notes de passage au climat tout beethovénien : une préfiguration de certaine couleur à la fois mystique et trouble de certain quatuor, et ce sont ces mouvements ascendants-descendants si « caractéristiques » de l’oeuvre, qui enflent d’un ton ou d’un demi ton puis chutent sur des harmonies changeantes, – nous faisant paradoxalement penser à quelque mouvement giratoire creusant avec force un abîme en forme d’entonnoir... Puis tout redevient grave et l’on retrouve le climat beethovénien déjà mentionné. Ce faisant, tout a atteint une dimension tragique : celle qui renvoie aux flammes et au creusement de l’Enfer où Don Giovanni sera précipité à la fin...
LA DETERMINATION DE DON GIOVANNI (MOLTO ALLEGRO EN RE MAJEUR)
Cependant voilà que tout change, voilà qu’une autre version de l’aventure nous est donnée à entendre. Quatre mesures de transition et c’est soudain une obstination d’un autre ordre que précédemment, tout à fait étrangère au scénario évoqué de châtiment et de deuil. C’est un molto allegro en ré majeur et le drame assurément devient giocoso. Deux sujets : un premier, en ré majeur, dont Hermann Albert dit qu’il est « l’une des trouvailles les plus géniales de Mozart » et Jean-Victor Hocquard dit « qu’aucune de ses articulations ne correspond à une barre de musique » ; un second, en la majeur, très dense, cassé en son milieu : un premier hémistiche violent, emporté, puis un second plus détendu. On peut certes leur trouver des équivalents d’ordre psychologique, la musique étant ce qu’il y a de plus ambivalent et son interprétation psychologique ce qu’il y a de plus incertain. Nous noterons seulement que ce sont là des oppositions dont Mozart joue superbement, tant sur le plan harmonique que rythmique, et qui créent déjà, à elles seules, un dynamisme inouï. Que dire alors du jeu combiné des deux sujets, d’un caractère sans doute « rigoureux », mais d’un emportement qui nous laisse le souffle court. Vif, allègre, ayant la force d’un ouragan, il traduit bien évidemment le désir impétueux de Don Giovanni et celui qu’il nous communique par empathie. Aussi volons-nous avec lui d’objet en objet, d’elle en elle, sans rencontrer d’obstacle (ou du moins sans les voir ou sans trouver de peine à les réduire) et donc sans éprouver de crainte ; avec une innocence totale, une cruauté enfantine, une certitude de soi et de ce qu’on avive dans l’objet vite remplacé – et ce, par la grâce que nous communique la musique : celle d’une totale identification au désir de Don Giovanni. Transport qui dure jusqu’à ce « soupir » d’une fin « lentement amenée », « prodigieusement douce et émue » – qui ne nous paraît pas être la marque d’une fin, mais celle d’un rebondissement.
COMMENTAIRE : LE DESIR DE DON GIOVANNI
Ce deuxième volet de l’Ouverture nous fait, semble-t-il, passer du mythe au vécu intime de Don Giovanni.
Avec le molto allegretto, nous sommes devant l’une des « pensées les plus hautes de Mozart », l’une « des plus téméraires », l’une de celles qui sont « comme des fragments caractéristiques de la réalité ». Cette « réalité », que la psychanalyse prend en charge à sa manière, et qui nous paraît être ici en tout cas celle de cet écoulement libre du désir dont nous parlions à l’instant : plus particulièrement du désir amoureux. Ecoulement indéfini, illimité, déjà là quand on veut en saisir l’origine, déjà ailleurs quand on le croit attaché à un objet précis ; sans commencement ni fin, parce que tirant sa substance de soi ; manifestant en son immanence et en sa mobilité une volonté hostile comme telle à tout endiguement, à toute répression, à tout rabattement sur quelque morale ou quelque religion que ce soit. Bref, la marque d’un désir qui ne serait pas même un manque, comme dans le Banquet de Platon ; qui ne serait plus située entre le besoin et sa satisfaction, mais dans une force interne à la fois affirmatrice et donatrice de vie...
Tel est, après le mythe proprement dit de Don Juan, le mythe de son désir, tel est, exprimé dans toute sa pureté, ce fantasme d’un désir qui va surplomber dans toute son exigence, le cours imprévisible de ses aventures, jusqu'à lui faire accepter la Mort plutôt que de renoncer à la tension qui l’habite (1).
Andante
Molto allegro
(1) Georges Bataille, à propos de l’ouverture : « Plus que tout autre chose, l’ouverture de Don Giovanni lie ce qui m’est échu d’existence à un défi qui m’ouvre au ravissement ». Oeuvres Complètes, Gallimard, t. I.
Ce deuxième volet de l’Ouverture nous fait, semble-t-il, passer du mythe au vécu intime de Don Giovanni.
Avec le molto allegretto, nous sommes devant l’une des « pensées les plus hautes de Mozart », l’une « des plus téméraires », l’une de celles qui sont « comme des fragments caractéristiques de la réalité ». Cette « réalité », que la psychanalyse prend en charge à sa manière, et qui nous paraît être ici en tout cas celle de cet écoulement libre du désir dont nous parlions à l’instant : plus particulièrement du désir amoureux. Ecoulement indéfini, illimité, déjà là quand on veut en saisir l’origine, déjà ailleurs quand on le croit attaché à un objet précis ; sans commencement ni fin, parce que tirant sa substance de soi ; manifestant en son immanence et en sa mobilité une volonté hostile comme telle à tout endiguement, à toute répression, à tout rabattement sur quelque morale ou quelque religion que ce soit. Bref, la marque d’un désir qui ne serait pas même un manque, comme dans le Banquet de Platon ; qui ne serait plus située entre le besoin et sa satisfaction, mais dans une force interne à la fois affirmatrice et donatrice de vie...
Tel est, après le mythe proprement dit de Don Juan, le mythe de son désir, tel est, exprimé dans toute sa pureté, ce fantasme d’un désir qui va surplomber dans toute son exigence, le cours imprévisible de ses aventures, jusqu'à lui faire accepter la Mort plutôt que de renoncer à la tension qui l’habite (1).
Andante
Molto allegro
(1) Georges Bataille, à propos de l’ouverture : « Plus que tout autre chose, l’ouverture de Don Giovanni lie ce qui m’est échu d’existence à un défi qui m’ouvre au ravissement ». Oeuvres Complètes, Gallimard, t. I.
ACTE I
EPISODE I : Donna Anna ou la Séduction manquée
Scènes I - II - III
EPISODE II : Donna Elvira ou une rencontre inopportune
Scènes IV - V - VI
EPISODE III : Zerlina ou un moment de pure séduction
Scènes VI - VII - IX
EPISODE IV : Le harcèlement
Scènes X - XI, XII, XIII, XIV
EPISODE I : Donna Anna ou la Séduction manquée
Scènes I - II - III
EPISODE II : Donna Elvira ou une rencontre inopportune
Scènes IV - V - VI
EPISODE III : Zerlina ou un moment de pure séduction
Scènes VI - VII - IX
EPISODE IV : Le harcèlement
Scènes X - XI, XII, XIII, XIV
EPISODE V : La Fête et le son du glas
Scènes XV - XVI - XVII Scènes XVIII - XIX - XX
PERSONNAGES
Première Représentation : Prague : 29 octobre 1787
Don Giovanni basse Donna Anna soprano (fiancée de Don Ottavio) Don Ottavio ténor Commendatore basse (père de donna Anna) Donna Elvira soprano (dame de Burgos abandonnée) Leporello basse (valet de Don Giovanni) Masetto basse (fiancé de Zerlina) Zerlina soprano (paysanne)
Scènes XV - XVI - XVII Scènes XVIII - XIX - XX
PERSONNAGES
Première Représentation : Prague : 29 octobre 1787
Don Giovanni basse Donna Anna soprano (fiancée de Don Ottavio) Don Ottavio ténor Commendatore basse (père de donna Anna) Donna Elvira soprano (dame de Burgos abandonnée) Leporello basse (valet de Don Giovanni) Masetto basse (fiancé de Zerlina) Zerlina soprano (paysanne)
ETENDUE DES VOIX
Leporello Masetto Don Giovanni Le Commandeur Don Ottavio Zerlina Donna Elvira Donna Anna
-
DONNA ANNA OU LA SEDUCTION MANQUÉE
SCENE PREMIERE (N°1 : INTRODUCTION)
VIOL ET DUEL
Air : Notte e giorno faticar
(A) (VIOL) On est dans la cour du palais du Commandeur : c’est la nuit. Leporello fait les cent pas : il attend son maître qui s’est introduit par ruse chez Donna Anna, la fille du Commandeur, - tandis qu’on entend à l’orchestre une introduction vive et saccadée faisant suite à la coda soupirante de l’Ouverture : des notations aux bois, suivies de quelques traits énergiques de violons, quatre fois de suite, puis une large conclusion sur les violons. Oui : après les deux grands principes de l’Ouverture, avec leurs couleurs respectives, voici, avec sa couleur propre (le fa majeur), la vie apparemment anecdotique et confuse.
L’introduction entendue, Leporello chante sur le thème de cette dernière. Tout ce qu’il dit n’est qu’une vaste rumination. Il se plaint d’abord de ce qu’il se fatigue incessamment, de jour, de nuit, dans le vent, mangeant et dormant mal ; puis note que le cher honnête homme (caro galantuomo) (1) est à l’intérieur, cependant que lui demeure à l’extérieur en sentinelle. Après chacune de ses récriminations (il s’adresse à son maître comme s’il était présent : Vous...), on entend une sorte de refrain où Leporello lance son défi : à savoir qu’il veut faire le gentilhomme et ne plus servir.
C’est un air carré, réhaussé ici et là par les bois et les cors et reproduisant d’emblée pour toute l’étendue de chaque vers le thème vif et saccadé de l’entrée et sa tonalité de fa majeur, chaque fin de vers étant soulignée par les traits du violon. C’est d’un parallélisme appuyé. Le refrain, lui, est plus emporté et plus soutenu musicalement, avec ses répétitions obligées sur les mots-clés : ne plus servir. Le second couplet est moins symétrique que le premier, avec ses répétitions obligées sur sentinelle. Puis a lieu la coda d’évasion de cet air carré : Leporello ayant dit qu’il lui semble soudain que quelqu’un va venir, voilà que, faisant pour le coup le jeu de son maître, il clame, comme s’il s’agissait d’une profession de foi et avec une insistance risible où la négation prend valeur affirmative, qu’il ne veut pas se faire entendre, laissant apparaître par là le côté marionnette de son existence.
(1) Nous suivons dans tout ce travail la traduction de Pierre Malbos - In : L’Avant scène opéra - Don Juan.
Leporello Masetto Don Giovanni Le Commandeur Don Ottavio Zerlina Donna Elvira Donna Anna
-
DONNA ANNA OU LA SEDUCTION MANQUÉE
SCENE PREMIERE (N°1 : INTRODUCTION)
VIOL ET DUEL
Air : Notte e giorno faticar
(A) (VIOL) On est dans la cour du palais du Commandeur : c’est la nuit. Leporello fait les cent pas : il attend son maître qui s’est introduit par ruse chez Donna Anna, la fille du Commandeur, - tandis qu’on entend à l’orchestre une introduction vive et saccadée faisant suite à la coda soupirante de l’Ouverture : des notations aux bois, suivies de quelques traits énergiques de violons, quatre fois de suite, puis une large conclusion sur les violons. Oui : après les deux grands principes de l’Ouverture, avec leurs couleurs respectives, voici, avec sa couleur propre (le fa majeur), la vie apparemment anecdotique et confuse.
L’introduction entendue, Leporello chante sur le thème de cette dernière. Tout ce qu’il dit n’est qu’une vaste rumination. Il se plaint d’abord de ce qu’il se fatigue incessamment, de jour, de nuit, dans le vent, mangeant et dormant mal ; puis note que le cher honnête homme (caro galantuomo) (1) est à l’intérieur, cependant que lui demeure à l’extérieur en sentinelle. Après chacune de ses récriminations (il s’adresse à son maître comme s’il était présent : Vous...), on entend une sorte de refrain où Leporello lance son défi : à savoir qu’il veut faire le gentilhomme et ne plus servir.
C’est un air carré, réhaussé ici et là par les bois et les cors et reproduisant d’emblée pour toute l’étendue de chaque vers le thème vif et saccadé de l’entrée et sa tonalité de fa majeur, chaque fin de vers étant soulignée par les traits du violon. C’est d’un parallélisme appuyé. Le refrain, lui, est plus emporté et plus soutenu musicalement, avec ses répétitions obligées sur les mots-clés : ne plus servir. Le second couplet est moins symétrique que le premier, avec ses répétitions obligées sur sentinelle. Puis a lieu la coda d’évasion de cet air carré : Leporello ayant dit qu’il lui semble soudain que quelqu’un va venir, voilà que, faisant pour le coup le jeu de son maître, il clame, comme s’il s’agissait d’une profession de foi et avec une insistance risible où la négation prend valeur affirmative, qu’il ne veut pas se faire entendre, laissant apparaître par là le côté marionnette de son existence.
(1) Nous suivons dans tout ce travail la traduction de Pierre Malbos - In : L’Avant scène opéra - Don Juan.
COMMENTAIRE : DOUBLES
Psychologiquement, on a là un portrait complet du personnage. Comme le remarque Henri Baraud, il y a à la fois en Leporello le balourd qui scande ses propos, le pseudo-gentilhomme qui s’essaie à la mélodie et le pleutre au débit paradoxalement jubilatoire. Ce portrait involontaire d’un personnage par lui-même a l’intérêt, encore, de nous donner à voir celui de son maître. Ainsi Don Giovanni nous est présenté avant qu’il ne paraisse : dans son indifférence, dans son égoïsme de grand seigneur... Mais ce qui saute encore aux yeux, ici, c’est l’originalité de la relation maître-valet. En dépit des récriminations, sourd à l’évidence l’étroite dépendance du valet et du maître, le pouvoir de séduction du second sur le premier, et le mouvement d’identification qui en résulte : je veux faire le gentilhomme ! Otto Ranck (1) a étudié l’univers des doubles que suscite Don Giovanni du fait de son énergie vitale et au milieu desquels il évolue ; comment quelque chose de lui, d’à la fois divers et démultiplié, lui est ainsi renvoyé sans cesse par les autres. Le premier de ces doubles est assurément Leporello.
(B) (DUEL) Soudain Donna Anna sort, retenant fortement par le bras Don Giovanni qui se cache derrière un masque. Même s’il la tue, lui dit-elle, elle ne le laissera pas fuir. Mais lui, la traitant de folle, l’assure qu’elle ne saura pas qui il est...
Scène statique où la victime cherche à retenir celui qu’elle a chassé de sa chambre et où l’abuseur cherche à maintenir le masque sur son visage, mais où ressort d’autant plus la véhémence intérieure des personnages, dont les propos sont portés par un même dessin musical - cependant que Leporello constate, en aparté, que son maître s’est fourré dans de mauvais draps !
Bientôt tout se transforme en cris, en appels. Donna Anna crie au secours contre le traître. Ce dernier l’implore d’interrompre cette fureur. Sur la même tension, elle : scellerato ! ; lui : insensée ! A lieu une étrange lutte : un duo de haine, chant contre chant, à une mesure de distance l’un de l’autre ; un duo où Donna Anna clame : comme une furie désespérée,/je saurai te poursuivre, sur un dessin oscillatoire tout en croches « puis retourné en une sorte de cri », et où Don Giovanni, reprenant avec exaspération la « figure d’acharnement » utilisée contre lui, constate, par deux fois, que cette furie désespérée (furia disperata) veut sa perte (2). Duo qui est à vrai dire un trio car Leporello, toujours à l’écart, songe, lui, pour le coup à sa propre perte, sur un dessin musical toujours aussi élémentaire. La merveille est ici que, sur le débit vif et
(1) Don Juan et le double. Petite Bibliothèque Payot. (2) Henri Baraud signale ici que la situation voudrait que Don Giovanni ne desserrât pas les dents. Mais on est à l’opéra ! - 44
haché de l’exaspération de Don Giovanni pris au piège, se détache le dessin vocal de la voix oppressée d’Anna. L’ensemble une fois bissé, Donna Anna lâche Don Giovanni et rentre dans la maison ; c’est qu’elle voit arriver le Commandeur et cette vue lui est un insupportable reproche.
(C) (DUEL -SUITE) Un trait strident et continu, puis une série de touches descendantes : c’est, sans nul doute, la première apparition du diabolique dans la vie de Don Giovanni. Catégorique, le Commandeur exige le combat malgré son essoufflement. Don Giovanni le refuse, y voyant un combat inégal ; le Commandeur insiste à deux reprises, invoquant le déshonneur qu’il y a à fuir - cependant que Leporello, en son contre-chant persistant, songe à le faire.
Après le mot de malheureux ! (Misero !), adressé au vieillard par Don Giovanni pris de pitié, la musique marque un arrêt : tout est encore possible dans les deux sens.
Mais le duel a lieu et le Commandeur tombe, mortellement atteint.
Le Commandeur crie : Au secours ! – qu’il est trahi, blessé, et que de sa poitrine palpitante il sent son âme s’en aller. Don Giovanni, pour sa part, constate l’effondrement et que de la poitrine de son adversaire l’âme s’en va en effet, tandis que Leporello, en son aparté, constate, lui, l’affolement de son propre coeur.
Or ces propos, à la fois si évocateurs et si humoristiques, servent curieusement de texte à un andante d’une grande sérénité, en dépit de la situation. On assiste à une sorte d’embaumement solennel, tellement l’art plus que la stricte psychologie guide Mozart. Une note prolongée des cors soutient les triolets piqués des premiers violons et la voix du Commandeur appelant : Au secours ! ouvre ce contrepoint propre à Mozart, où l’on est incapable de suivre les fils du texte, dont la signifiance (même pour une oreille fine et avertie) conduit finalement à l’illimité de l’émotion. Le ton de fa mineur, les accords lourds des cors et des bassons, le motif des triolets dans le grave des violons, les trois voix graves enfin : tel est, pour Hermann Aber, le sésame de cette merveille aussi bouleversante que brève - concision que l’on ne reverra jamais plus, selon lui, dans l’opéra. Notons enfin un rapprochement saisissant : le dessin vocal de la voix pathétique de Don Giovanni dominant la presque horizontalité de celle de la victime, au faîte du contrepoint, est -lento et en mineur - celui-là même de la voix d’Anna comme furia disperata. Ainsi se termine cette scène par cet apaisement insolite où l’on dirait en effet que Mozart n’hésite pas à regarder la mort en face, comme si elle contenait quelque attrayante douceur : ce qui représente une parenthèse dans le cours de la vie impatiente que va développer devant nous Don Giovanni - parenthèse qui connote par avance cette fin qu’il connaîtra lui-même, l’oeuvre étant ainsi enfermée entre deux appréciations différentes de la mort...
Un dernier mot : s’il est vrai que la musique, selon Kierkegaard (1), est faite pour exprimer essentiellement la génialité érotico-sensuelle, qu’elle est « démoniaque » par nature, encore qu’elle puisse exprimer autre chose par ailleurs, il ne fait aucun doute qu’ici cet ailleurs a l’air de faire partie aussi de sa nature...
Psychologiquement, on a là un portrait complet du personnage. Comme le remarque Henri Baraud, il y a à la fois en Leporello le balourd qui scande ses propos, le pseudo-gentilhomme qui s’essaie à la mélodie et le pleutre au débit paradoxalement jubilatoire. Ce portrait involontaire d’un personnage par lui-même a l’intérêt, encore, de nous donner à voir celui de son maître. Ainsi Don Giovanni nous est présenté avant qu’il ne paraisse : dans son indifférence, dans son égoïsme de grand seigneur... Mais ce qui saute encore aux yeux, ici, c’est l’originalité de la relation maître-valet. En dépit des récriminations, sourd à l’évidence l’étroite dépendance du valet et du maître, le pouvoir de séduction du second sur le premier, et le mouvement d’identification qui en résulte : je veux faire le gentilhomme ! Otto Ranck (1) a étudié l’univers des doubles que suscite Don Giovanni du fait de son énergie vitale et au milieu desquels il évolue ; comment quelque chose de lui, d’à la fois divers et démultiplié, lui est ainsi renvoyé sans cesse par les autres. Le premier de ces doubles est assurément Leporello.
(B) (DUEL) Soudain Donna Anna sort, retenant fortement par le bras Don Giovanni qui se cache derrière un masque. Même s’il la tue, lui dit-elle, elle ne le laissera pas fuir. Mais lui, la traitant de folle, l’assure qu’elle ne saura pas qui il est...
Scène statique où la victime cherche à retenir celui qu’elle a chassé de sa chambre et où l’abuseur cherche à maintenir le masque sur son visage, mais où ressort d’autant plus la véhémence intérieure des personnages, dont les propos sont portés par un même dessin musical - cependant que Leporello constate, en aparté, que son maître s’est fourré dans de mauvais draps !
Bientôt tout se transforme en cris, en appels. Donna Anna crie au secours contre le traître. Ce dernier l’implore d’interrompre cette fureur. Sur la même tension, elle : scellerato ! ; lui : insensée ! A lieu une étrange lutte : un duo de haine, chant contre chant, à une mesure de distance l’un de l’autre ; un duo où Donna Anna clame : comme une furie désespérée,/je saurai te poursuivre, sur un dessin oscillatoire tout en croches « puis retourné en une sorte de cri », et où Don Giovanni, reprenant avec exaspération la « figure d’acharnement » utilisée contre lui, constate, par deux fois, que cette furie désespérée (furia disperata) veut sa perte (2). Duo qui est à vrai dire un trio car Leporello, toujours à l’écart, songe, lui, pour le coup à sa propre perte, sur un dessin musical toujours aussi élémentaire. La merveille est ici que, sur le débit vif et
(1) Don Juan et le double. Petite Bibliothèque Payot. (2) Henri Baraud signale ici que la situation voudrait que Don Giovanni ne desserrât pas les dents. Mais on est à l’opéra ! - 44
haché de l’exaspération de Don Giovanni pris au piège, se détache le dessin vocal de la voix oppressée d’Anna. L’ensemble une fois bissé, Donna Anna lâche Don Giovanni et rentre dans la maison ; c’est qu’elle voit arriver le Commandeur et cette vue lui est un insupportable reproche.
(C) (DUEL -SUITE) Un trait strident et continu, puis une série de touches descendantes : c’est, sans nul doute, la première apparition du diabolique dans la vie de Don Giovanni. Catégorique, le Commandeur exige le combat malgré son essoufflement. Don Giovanni le refuse, y voyant un combat inégal ; le Commandeur insiste à deux reprises, invoquant le déshonneur qu’il y a à fuir - cependant que Leporello, en son contre-chant persistant, songe à le faire.
Après le mot de malheureux ! (Misero !), adressé au vieillard par Don Giovanni pris de pitié, la musique marque un arrêt : tout est encore possible dans les deux sens.
Mais le duel a lieu et le Commandeur tombe, mortellement atteint.
Le Commandeur crie : Au secours ! – qu’il est trahi, blessé, et que de sa poitrine palpitante il sent son âme s’en aller. Don Giovanni, pour sa part, constate l’effondrement et que de la poitrine de son adversaire l’âme s’en va en effet, tandis que Leporello, en son aparté, constate, lui, l’affolement de son propre coeur.
Or ces propos, à la fois si évocateurs et si humoristiques, servent curieusement de texte à un andante d’une grande sérénité, en dépit de la situation. On assiste à une sorte d’embaumement solennel, tellement l’art plus que la stricte psychologie guide Mozart. Une note prolongée des cors soutient les triolets piqués des premiers violons et la voix du Commandeur appelant : Au secours ! ouvre ce contrepoint propre à Mozart, où l’on est incapable de suivre les fils du texte, dont la signifiance (même pour une oreille fine et avertie) conduit finalement à l’illimité de l’émotion. Le ton de fa mineur, les accords lourds des cors et des bassons, le motif des triolets dans le grave des violons, les trois voix graves enfin : tel est, pour Hermann Aber, le sésame de cette merveille aussi bouleversante que brève - concision que l’on ne reverra jamais plus, selon lui, dans l’opéra. Notons enfin un rapprochement saisissant : le dessin vocal de la voix pathétique de Don Giovanni dominant la presque horizontalité de celle de la victime, au faîte du contrepoint, est -lento et en mineur - celui-là même de la voix d’Anna comme furia disperata. Ainsi se termine cette scène par cet apaisement insolite où l’on dirait en effet que Mozart n’hésite pas à regarder la mort en face, comme si elle contenait quelque attrayante douceur : ce qui représente une parenthèse dans le cours de la vie impatiente que va développer devant nous Don Giovanni - parenthèse qui connote par avance cette fin qu’il connaîtra lui-même, l’oeuvre étant ainsi enfermée entre deux appréciations différentes de la mort...
Un dernier mot : s’il est vrai que la musique, selon Kierkegaard (1), est faite pour exprimer essentiellement la génialité érotico-sensuelle, qu’elle est « démoniaque » par nature, encore qu’elle puisse exprimer autre chose par ailleurs, il ne fait aucun doute qu’ici cet ailleurs a l’air de faire partie aussi de sa nature...
COMMENTAIRE : LE DESIR ABSOLU ET « L’INNOCENT COUPABLE »
D’emblée Don Giovanni se situe tout entier sur la ligne qui est la sienne : celle du désir absolu de jouissance. Désir sans contrainte, que ne trouble aucune considération sociale, morale ou religieuse que ce soit. Le Don Juan de Tirso est, au début de la pièce (2), dans une situation homologue à celle du Don Giovanni de Mozart. A la duchesse Isabelle, affolée de s’apercevoir qu’elle a été finalement victime de séduction et qui lui demande qui il est, il répond : Un homme sans nom. Et, un moment après, au roi de Naples, affolé, lui, par la présence de nuit d’un couple bruyant dans son palais, et demandant à son tour qui est ce couple, il répond : Un homme et une femme ! C’est là exactement situer le problème. Traduire le fait que, pour le Don Juan de Tirso, les femmes sont avant tout des êtres de chair, plus que des personnes et qu’hommes et femmes sont interchangeables, sans considération de rang, d’âge, de situation familiale, voire de race : ce qui ne laisse pas de mettre à mal les coutumes, les contrats matrimoniaux et, plus généralement, les règles concernant l’échange des femmes.
Le Don Giovanni de Da Ponte-Mozart s’impose d’emblée par les mêmes propos. Il dit : Tu ne sauras pas qui je suis. Certes, en cachant son nom, son rang, son identité, il trouve là le moyen le plus facile de se dérober, à l’issue d’un acte qui correspond à un viol. Mais il y a surtout que cette réponse rejoint le principe de vie du héros, qui est homologue à celui du Don Juan de Tirso et crée un même scandale social. Cependant, on peut noter que cet acte, le plus bas qui soit pour un conquérant des coeurs, le voit tomber dans le piège qui fait de lui un meurtrier involontaire. Un « innocentcoupable », selon Nietzsche. Ce dont témoigne son sentiment d’agacement et de pitié à l’endroit du moribond - et sa participation pathétique à l’embaumement final.
Ce terme « d’innocent-coupable » pose, en fait, le problème du héros, relativement à la Loi. Paul-Laurent Assoun (3), a fait là-dessus un exposé on ne peut plus clair et convainquant. Il tient que c’est le fait du pervers qu’est notre héros de s’opposer à la Loi en un défi constant. Nous nous proposons de rapporter, en un lieu plus propice, la structure inconsciente qui, chez le pervers, soutient ce besoin ; puis en
(1) Op. cit. Ou bien... Ou bien. Les étapes érotiques spontanées. Gallimard. (2) Op. cit. Acte I, Scène I. (3) Le pervers et la femme, Anthropos, 1989, Voir Chapitre I – Don Juan ou la découverte de la féminité. - 46
un autre, la dynamique apparente de ce mécanisme du défi. Mais disons déjà que le propre de la structure perverse est (comme l’a découvert Freud à qui Assoun rapporte toute son analyse) dans une scission du moi, qui fait que, d’une part, le pervers reconnaît la Loi, mais, de l’autre, s’en arrange selon son désir, tout en développant un sentiment d’innocence jusque dans le crime ; ainsi tous ses méfaits sont-ils vécus comme jeux qui l’amusent – comme burlas, et pour le plus grand qu’il commet en ce tout début d’action, le meurtre du Commandeur, Camille Dumoulié (1) nous rappelle qu’il le vit « non seulement comme l’issue légitime d’un duel, mais plus encore comme l’effet de l’entêtement d’un vieillard ».
La chose est d’abord dans Tirso : Don Gonzale : Ah ! tu m’as donné la mort. Don Juan : C’est toi qui t’es ôté la vie ! Puis elle se retrouve chez Mozart, où don Giovanni, comme on l’a vu, ayant repoussé par deux fois le duel, dira scène suivante : C’est lui qui l’a voulu : tant pis pour lui ! Camille Dumoulié rappelle même ici la pièce de Pouchkine, L’Invité de Pierre, où Laura dit à Don Juan à un moment : Hélas ! Don Juan ! quelle tristesse vraiment/Toujours ces folies/et jamais ce n’est ta faute (2).
D’emblée Don Giovanni se situe tout entier sur la ligne qui est la sienne : celle du désir absolu de jouissance. Désir sans contrainte, que ne trouble aucune considération sociale, morale ou religieuse que ce soit. Le Don Juan de Tirso est, au début de la pièce (2), dans une situation homologue à celle du Don Giovanni de Mozart. A la duchesse Isabelle, affolée de s’apercevoir qu’elle a été finalement victime de séduction et qui lui demande qui il est, il répond : Un homme sans nom. Et, un moment après, au roi de Naples, affolé, lui, par la présence de nuit d’un couple bruyant dans son palais, et demandant à son tour qui est ce couple, il répond : Un homme et une femme ! C’est là exactement situer le problème. Traduire le fait que, pour le Don Juan de Tirso, les femmes sont avant tout des êtres de chair, plus que des personnes et qu’hommes et femmes sont interchangeables, sans considération de rang, d’âge, de situation familiale, voire de race : ce qui ne laisse pas de mettre à mal les coutumes, les contrats matrimoniaux et, plus généralement, les règles concernant l’échange des femmes.
Le Don Giovanni de Da Ponte-Mozart s’impose d’emblée par les mêmes propos. Il dit : Tu ne sauras pas qui je suis. Certes, en cachant son nom, son rang, son identité, il trouve là le moyen le plus facile de se dérober, à l’issue d’un acte qui correspond à un viol. Mais il y a surtout que cette réponse rejoint le principe de vie du héros, qui est homologue à celui du Don Juan de Tirso et crée un même scandale social. Cependant, on peut noter que cet acte, le plus bas qui soit pour un conquérant des coeurs, le voit tomber dans le piège qui fait de lui un meurtrier involontaire. Un « innocentcoupable », selon Nietzsche. Ce dont témoigne son sentiment d’agacement et de pitié à l’endroit du moribond - et sa participation pathétique à l’embaumement final.
Ce terme « d’innocent-coupable » pose, en fait, le problème du héros, relativement à la Loi. Paul-Laurent Assoun (3), a fait là-dessus un exposé on ne peut plus clair et convainquant. Il tient que c’est le fait du pervers qu’est notre héros de s’opposer à la Loi en un défi constant. Nous nous proposons de rapporter, en un lieu plus propice, la structure inconsciente qui, chez le pervers, soutient ce besoin ; puis en
(1) Op. cit. Ou bien... Ou bien. Les étapes érotiques spontanées. Gallimard. (2) Op. cit. Acte I, Scène I. (3) Le pervers et la femme, Anthropos, 1989, Voir Chapitre I – Don Juan ou la découverte de la féminité. - 46
un autre, la dynamique apparente de ce mécanisme du défi. Mais disons déjà que le propre de la structure perverse est (comme l’a découvert Freud à qui Assoun rapporte toute son analyse) dans une scission du moi, qui fait que, d’une part, le pervers reconnaît la Loi, mais, de l’autre, s’en arrange selon son désir, tout en développant un sentiment d’innocence jusque dans le crime ; ainsi tous ses méfaits sont-ils vécus comme jeux qui l’amusent – comme burlas, et pour le plus grand qu’il commet en ce tout début d’action, le meurtre du Commandeur, Camille Dumoulié (1) nous rappelle qu’il le vit « non seulement comme l’issue légitime d’un duel, mais plus encore comme l’effet de l’entêtement d’un vieillard ».
La chose est d’abord dans Tirso : Don Gonzale : Ah ! tu m’as donné la mort. Don Juan : C’est toi qui t’es ôté la vie ! Puis elle se retrouve chez Mozart, où don Giovanni, comme on l’a vu, ayant repoussé par deux fois le duel, dira scène suivante : C’est lui qui l’a voulu : tant pis pour lui ! Camille Dumoulié rappelle même ici la pièce de Pouchkine, L’Invité de Pierre, où Laura dit à Don Juan à un moment : Hélas ! Don Juan ! quelle tristesse vraiment/Toujours ces folies/et jamais ce n’est ta faute (2).
SCENE DEUXIEME (RECITATIF)
MISE AU POINT
L’embaumement achevé, le vent se lève, comme dit le poète, il faut tenter de vivre.
Vient alors un court récitatif, sec et nerveux, burlesque après l’émotion vécue et que les représentations conventionnelles en Italie faisaient débiter à toute vitesse pour s’en débarrasser. Mais Pierre Jean Jouve dit à juste raison le trouver d’une force et d’une violence jamais égalées. La musique, en effet, s’est effacée dans ce dialogue aux paroles chuchotées, rapides comme l’éclair, denses comme le plomb ; devenu musical par l’effet de l’éclat sourd et volubile des voix accompagnées par la basse continue.
En fait : une mise au point entre un valet naïf et pleutre, mais attaché aux impératifs de la conscience commune, et un maître insolent, lucide et courageux, mais fermé aux délicatesses morales. Le valet : le vieux est mort ? bravo ! il y a donc à la fois viol et meurtre ! Don Giovanni : c’est le vieux qui l’aura voulu, tant pis pour lui ! (3). Le valet : mais elle, Donna Anna, l’a-t-elle voulu ? alors sur un fortissimo, c’est : le Tais-toi du maître et, sur une descente vocale, le : Bien je ne parle plus ! du valet.
(1) Don Juan ou l’héroïsme du désir – Chapitre 8 : Mozart : la Division et le Non. p. 126 et suivantes. (2) Pouchkine. L’Invité de Pierre page 55. (3) Chez Tirso, on trouve la même remarque : Le Commandeur expirant dit à Don Juan : « Tu m’as donné la mort ». Et Don Juan de lui répondre : « C’est toi qui t’es ôté la vie » !, op. cit. Acte II, p. 117. - 47
Oui : on a l’impression d’un chuintement crépusculaire et morbide, tel qu’on l’entend dans certaines pièces shakespeariennes...
COMMENTAIRE : ENCORE LES DOUBLES
Leporello, comme on voit, a beaucoup de chemin à parcourir pour rejoindre son maître. Il n’est pas si près d’accéder à cette indifférence grand’ seigneuriale touchant les exigences de la conscience commune, ni à ce courage nécessaire à celui qui choisit de se réaliser dans le mal. Il n’empêche, cependant, comme dit très bien Pierre Jean Jouve (1) que « les deux figures communiquent et peuvent se glisser l’une dans l’autre... Leporello reproduit toujours Don Juan, Leporello est la partie basse de Don Juan. Don Juan, lui, use de Leporello ; il se nourrit de Leporello ».
Leporello, comme on voit, a beaucoup de chemin à parcourir pour rejoindre son maître. Il n’est pas si près d’accéder à cette indifférence grand’ seigneuriale touchant les exigences de la conscience commune, ni à ce courage nécessaire à celui qui choisit de se réaliser dans le mal. Il n’empêche, cependant, comme dit très bien Pierre Jean Jouve (1) que « les deux figures communiquent et peuvent se glisser l’une dans l’autre... Leporello reproduit toujours Don Juan, Leporello est la partie basse de Don Juan. Don Juan, lui, use de Leporello ; il se nourrit de Leporello ».
SCENE TROISIEME (N° 2 RECITATIF AVEC ORCHESTRE ET DUO)
EMBAUMEMENT
N° 2 : Fuggi, crudele, fuggi
Là-dessus Donna Anna reparaît, suivie de Don Ottavio son fiancé et de quelques serviteurs portant flambeaux. Elle dit venir au secours de son père ; et Don Ottavio, tirant l’épée, dit vouloir verser du sang et demande où est le scélérat.
Cependant, Donna Anna aperçoit un corps : Ma qual mai s’offre, o dei (Mais quel spectacle funeste, ô dieux) ; quelques mesures tourmentées traduisent son trouble encore interrogatif, devenu bien vite hélas un constat funèbre. Alors a lieu le grand récitatif de lamentation, accompagnant la reconnaissance et la perception détaillée du cadavre.
D’abord elle découvre la réalité : sur des accords tragiques elle invoque les dieux, puis répète trois fois : C’est mon père, avec une désolation attendrie la dernière fois. Ensuite, s’étant repue jusqu'à la pâmoison de l’irregardable, elle vient aux détails : Quel sangue/quella piaga, quel volto (Ce sang/cette plaie, ce visage), chacune de ces évocations ponctuées par une plainte musicale de plus en plus étirée, avec (ici) une immense parenthèse confondante sur le travail de la mort. Et le constat reprend : Ei non respira più... fredde ha le membre... (Il ne respire plus... ses membres sont froids...), notant les effets les plus immédiats de la mort, sur des accents toujours aussi confondants : ce que serait un soupir démesuré... Puis ont lieu les cris de la fin, reproduisant comme un refrain la triple invocation du père (Padre mio !...), suivie, à
(1) Op. cit. p. 48. - 48
chaque fois, des mêmes alanguissements, pour déboucher sur ce constat qu’elle défaille et qu’elle meurt elle-même : Io manco... io moro...
Ottavio la soutient, tandis qu’on emporte le corps. Il réclame des secours, des essences... : une énumération qui rappelle la précédente : les termes de celle-ci étant toujours ponctués par de larges plages musicales. Donna Anna, sur les pincements douloureux des cordes, des bois et des cors, revient à elle, et Don Ottavio, sur un rythme consolateur, demande à ce qu’on ôte vite de devant elle l’oggetto d’orrore (l’objet d’horreur). Ce faisant, elle croit être soudain aux côtés du meurtrier : sa fureur éclate en un cri de violence : Fuggi, crudele, fuggi ! (Fuis, cruel, fuis !), et, dans un chant retourné au ton de ré mineur, demande à mourir aussi. Mais elle reconnaît Ottavio qui lui promet son appui et s’excuse Tu sei ! perdon, (C’est toi ! pardon). Lui, à deux reprises, l’assure alors qu’elle trouvera en lui un époux et un père, afin qu’elle délaisse la rimembranza amara (le souvenir amer).
Mais elle, située déjà par-delà cet amour d’un fiancé consolateur, n’entend résonner en elle que l’impératif de la vengeance : Ah ! jure à jamais de venger ce sang, si tu le peux, s’écrie-t-elle, avec des accents tragiques et haletants dans la voix et sur des touches violentes à l’orchestre.
Alors a lieu la coda de la scène. Don Ottavio sur le ton de l’adagio et d’une sollicitation attendrie et enveloppante, rompant étrangement avec le tragique de la voix d’Anna, jure au nom de leur amour.
C’est le duo final où ils se disent liés tous les deux par un serment, qu’ils placent sous le signe des Dieux, Che barbaro momento ! (Quel moment terrible), tout en s’affolant à l’idée des mille sentiments dont leur coeur est envahi.
Le duo, au début indécis, houleux, « tout en volutes douloureuses » sur les cordes puis sur les flûtes et les hautbois, s’élève par degrés au niveau des voix parallèles jusqu’à une affirmation finale, purement orchestrale, qui est un cri de colère, – cri qui dénie les propos de ces âmes qui se disent ballottées (ondeggiando). Ainsi texte et musique peuvent-ils parfois diverger. Mais ce commencement flottant de duo d’une part, puis cette affirmation musicale croissante conjointe aux dites paroles, témoignent du mélange de désarroi et de décision implacable qui rend ce duo pathétique. C’est une vengeance qui, selon Pierre Jean Jouve, s’étonne d’elle-même, ne nommant ni son objet, ni les moyens de l’atteindre.
COMMENTAIRE : DOLOR ET FUROR
Camille Dumoulié (1) a tiré avec brio du théâtre latin le mouvement selon lequel le personnage d’Anna se construit sur la scène devant nos yeux – tel une autre Médée, tel un autre symbole de la femme bafouée, le texte et la musique nous communiquant la force tragique propre à ce théâtre, selon les étapes mêmes qui, dans ce dernier, « aboutissent à la constitution de l’acteur frénétique ». Au départ du processus, il y a donc un scelus nefas : c’est-à-dire un crime odieux qui porte atteinte à l’ordre du monde, y déchaînant chaos et division et exclut du même coup le coupable de la communauté humaine en le désignant à la vindicte directe des dieux. A ce scelus nefas, répond le dolor de la victime. C’est ce dolor qu’Anna entretient et exaspère devant nous. Elle ne peut d’abord, qu’elle ne se compare à une furie désespérée. Mais ce n’est là, pour Camille Dumoulié, que comparaison. Car Donna Anna se travaille alors pour atteindre un comble d’horreur. De là les deux procédés de rhétorique qu’elle utilise : celui de l’énumération, par quoi, passant vite sur le tout du cadavre, elle en détache successivement certaines parties ; et de l’enargeia, par quoi – effet descriptif réussi – elle donne à voir avec force ce qu’elle désigne, ce qu’elle détache : « Anna mime et effectue rhétoriquement la dégradation du cadavre, détache sur le corps les objets ou les lieux auxquels accrocher sa douleur pour la faire briller d’un éclat fascinant... » (2). D’où une identification totale au cadavre, à ses plaies, d’où, cet état de furor qui lui fait préférer la vengeance à tout : au culte du souvenir ému de son père et à l’invite d’une union compensatrice avec Ottavio...
Ainsi, « dolor et furor, avant d’être des états psychologiques, sont des produits de l’acteur sur scène, qui construit son personnage par une rhétorique du corps, de la danse et du chant ».
Au terme du processus, Anna se trouve liée à un fatum : c’est-à-dire à un ordre d’événements qui non seulement la dépasse, mais aussi dépasse son meurtrier – dont elle sait fort bien qu’il s’est laissé provoquer en duel par son père.
Disons enfin, pour revenir à ce dolor si bien travaillé, qu’il est la marque d’un excès, qui n’est que l’autre nom de la jouissance d’Anna (Io manco... Io moro...), étant bien entendu que tout excès, même s’il brise les limites du principe de plaisir, même s’il conduit à la souffrance, est encore une marque de la jouissance.
Oui, la blessure, la plaie du père, est en quelque sorte désormais le blason de la jouissance d’Anna : « A cette blessure, note avec profondeur Pierre Jean Jouve, l’âme de Donna Anna reste jointe » (3), demeurant donc indifférente et à la rimembranza
(1) Op. cit. p. 132 à 135. (2) Op. cit., p. 134. Camille Dumoulié précie encore que l’enargeia « est l’enargeia visuelle des tableaux vivants ; de argos, brillant, lumineux ». (3) Op. cit., p. 49. - 50
amara et à l’union avec Ottavio. « Tout son être, poursuit Camille Dumoulié, tout son bien et tout son désir sont attachés à cette perte qu’elle se refuse à perdre ».
D’autant qu’elle est complice de cette mort. N’attendait-elle pas Ottavio dans sa chambre ? et n’a-t-elle pas reçu par méprise l’homme masqué ? Aussi, maintenant, estce un mariage mystique qu’elle a passé avec cette plaie ; un mariage qui, excédant toute limite, tout intérêt immédiat, la lie à quelque puissance de mort. Mais cette mort n’est ce pas déjà ce qui « l’unit » en quelque sorte au meurtrier ? Même si le nom n’en est pas prononcé, même si les moyens de l’atteindre ne sont pas envisagés, et même si son âme à elle – à l’instar de celle d’Ottavio – se sent ballottée...
ET « DIVISION »
Sur un plan plus général, quelle est, en cette fin d’épisode, la situation ? : l’apparition marquée du double et de la division, autres noms de la Séparation ! Tous les protagonistes, en effet, sont atteints par un ver que Don Giovanni a instillé en eux. En Leporello, d’abord, qui certes apparaît comme le double grotesque de Don Giovanni, mais qui, considéré en son moi propre, se trouve divisé par son désir d’identification au maître entre cette face glorieuse et seigneuriale à laquelle il voudrait accéder et celle du petit moraliste grincheux et pleutre, sans dimension vraie, héritier finalement de l’opinion commune qu’il n’a pas la force de dépasser. En Donna Anna, ensuite, du fait de l’effraction de son intimité, de sa séparation définitive d’avec son père et, conséquemment, de cette fracture apparue en elle entre les exigences revendicatrices de la femme bafouée puis meurtrie par le deuil et la sourde tension qui la lie obscurément à l’agresseur et qui a pour contrecoup la rupture (du moins provisoire) de son engagement vis-à-vis d’Ottavio. En Don Giovanni lui-même... On le sait : Kierkegaard s’émerveille de ce que le Don Giovanni de Mozart l’emporte esthétiquement et ontologiquement parlant sur celui de Molière ; ce dernier entachant par la ruse, le mensonge, le viol sa nature de séducteur, alors qu’au contraire le Don Giovanni de Mozart, dédaignant les basses manoeuvres, parvient par le seul fait de sa puissance désirante à communiquer son désir. Certes. Mais il faut tout de même admettre qu’avec Donna Anna il débute bien mal sous cet angle. C’est à un véritable viol qu’on assiste, ou tout comme. Or, le viol étant la plus basse manoeuvre pour un séducteur, est-ce pour cela qu’elle se trouve liée à ce duel dont le séducteur fuyant se serait bien passé ? et qui a pour contrecoup l’apparition même d’un nouveau double : ce Commandeur même qui représentera dans son existence post mortem de statue l’envers symétrique de Don Giovanni lui-même et finira par l’expulser de la terre ?
Au total, on voit, comme le dit très bien encore ici Camille Dumoulié, la Division à l’oeuvre dès le début de l’opéra. « La dramaturgie et la musique, l’entremêlement des voix déchirées et antagonistes expriment, dès la première scène, ce paradoxe d’une union scellée entre les personnages dans et par la Division ».
II
DONNA ELVIRE OU UNE RENCONTRE INOPPORTUNE
SCENE QUATRIEME (RECITATIF)
UN ODOR DI FEMMINA
Une rue, la nuit... C’est là décidément l’espace-temps de Don Giovanni : le mouvement et l’occultation de tout objet et de toute considération de plein jour. Son valet et lui déambulent de nouveau : un long reccitativo secco où l’on passe souvent d’un locuteur à l’autre sur la même note, ce qui convient à des doubles.
Leporello obtient d’abord de son maître le serment qu’il ne se formalisera pas de leur propos ; et il lui dit, sur sa lancée, qu’il est un franc coquin (bricone) : ce qui a l’heur de mettre ce dernier en colère : pour la seule raison, ajoute--il, qu’il ne respecte pas les serments.
L’importun discours étant alors écarté, Don Giovanni revient à sa marotte : cette prochaine conquête, à la faveur de l’aube qui va poindre... Mais Leporello revient, lui, d’une autre manière à ses préoccupations : il veut, dit-il, en savoir plus, afin d’ajouter cette nouvelle conquête à sa liste. Ce qui attire les moqueries de Don Giovanni : Voilà qui est d’un grand homme ! ; et de revenir à cette femme, dont il dit qu’elle l’attend – dont il est certain qu’elle l’attend.
Or, il n’a pas plutôt dit cela, qu’une belle aubaine vient à lui faire sentir la présence de quelqu’autre femme : mi pare/sentir odor di femmina.
EMBAUMEMENT
N° 2 : Fuggi, crudele, fuggi
Là-dessus Donna Anna reparaît, suivie de Don Ottavio son fiancé et de quelques serviteurs portant flambeaux. Elle dit venir au secours de son père ; et Don Ottavio, tirant l’épée, dit vouloir verser du sang et demande où est le scélérat.
Cependant, Donna Anna aperçoit un corps : Ma qual mai s’offre, o dei (Mais quel spectacle funeste, ô dieux) ; quelques mesures tourmentées traduisent son trouble encore interrogatif, devenu bien vite hélas un constat funèbre. Alors a lieu le grand récitatif de lamentation, accompagnant la reconnaissance et la perception détaillée du cadavre.
D’abord elle découvre la réalité : sur des accords tragiques elle invoque les dieux, puis répète trois fois : C’est mon père, avec une désolation attendrie la dernière fois. Ensuite, s’étant repue jusqu'à la pâmoison de l’irregardable, elle vient aux détails : Quel sangue/quella piaga, quel volto (Ce sang/cette plaie, ce visage), chacune de ces évocations ponctuées par une plainte musicale de plus en plus étirée, avec (ici) une immense parenthèse confondante sur le travail de la mort. Et le constat reprend : Ei non respira più... fredde ha le membre... (Il ne respire plus... ses membres sont froids...), notant les effets les plus immédiats de la mort, sur des accents toujours aussi confondants : ce que serait un soupir démesuré... Puis ont lieu les cris de la fin, reproduisant comme un refrain la triple invocation du père (Padre mio !...), suivie, à
(1) Op. cit. p. 48. - 48
chaque fois, des mêmes alanguissements, pour déboucher sur ce constat qu’elle défaille et qu’elle meurt elle-même : Io manco... io moro...
Ottavio la soutient, tandis qu’on emporte le corps. Il réclame des secours, des essences... : une énumération qui rappelle la précédente : les termes de celle-ci étant toujours ponctués par de larges plages musicales. Donna Anna, sur les pincements douloureux des cordes, des bois et des cors, revient à elle, et Don Ottavio, sur un rythme consolateur, demande à ce qu’on ôte vite de devant elle l’oggetto d’orrore (l’objet d’horreur). Ce faisant, elle croit être soudain aux côtés du meurtrier : sa fureur éclate en un cri de violence : Fuggi, crudele, fuggi ! (Fuis, cruel, fuis !), et, dans un chant retourné au ton de ré mineur, demande à mourir aussi. Mais elle reconnaît Ottavio qui lui promet son appui et s’excuse Tu sei ! perdon, (C’est toi ! pardon). Lui, à deux reprises, l’assure alors qu’elle trouvera en lui un époux et un père, afin qu’elle délaisse la rimembranza amara (le souvenir amer).
Mais elle, située déjà par-delà cet amour d’un fiancé consolateur, n’entend résonner en elle que l’impératif de la vengeance : Ah ! jure à jamais de venger ce sang, si tu le peux, s’écrie-t-elle, avec des accents tragiques et haletants dans la voix et sur des touches violentes à l’orchestre.
Alors a lieu la coda de la scène. Don Ottavio sur le ton de l’adagio et d’une sollicitation attendrie et enveloppante, rompant étrangement avec le tragique de la voix d’Anna, jure au nom de leur amour.
C’est le duo final où ils se disent liés tous les deux par un serment, qu’ils placent sous le signe des Dieux, Che barbaro momento ! (Quel moment terrible), tout en s’affolant à l’idée des mille sentiments dont leur coeur est envahi.
Le duo, au début indécis, houleux, « tout en volutes douloureuses » sur les cordes puis sur les flûtes et les hautbois, s’élève par degrés au niveau des voix parallèles jusqu’à une affirmation finale, purement orchestrale, qui est un cri de colère, – cri qui dénie les propos de ces âmes qui se disent ballottées (ondeggiando). Ainsi texte et musique peuvent-ils parfois diverger. Mais ce commencement flottant de duo d’une part, puis cette affirmation musicale croissante conjointe aux dites paroles, témoignent du mélange de désarroi et de décision implacable qui rend ce duo pathétique. C’est une vengeance qui, selon Pierre Jean Jouve, s’étonne d’elle-même, ne nommant ni son objet, ni les moyens de l’atteindre.
COMMENTAIRE : DOLOR ET FUROR
Camille Dumoulié (1) a tiré avec brio du théâtre latin le mouvement selon lequel le personnage d’Anna se construit sur la scène devant nos yeux – tel une autre Médée, tel un autre symbole de la femme bafouée, le texte et la musique nous communiquant la force tragique propre à ce théâtre, selon les étapes mêmes qui, dans ce dernier, « aboutissent à la constitution de l’acteur frénétique ». Au départ du processus, il y a donc un scelus nefas : c’est-à-dire un crime odieux qui porte atteinte à l’ordre du monde, y déchaînant chaos et division et exclut du même coup le coupable de la communauté humaine en le désignant à la vindicte directe des dieux. A ce scelus nefas, répond le dolor de la victime. C’est ce dolor qu’Anna entretient et exaspère devant nous. Elle ne peut d’abord, qu’elle ne se compare à une furie désespérée. Mais ce n’est là, pour Camille Dumoulié, que comparaison. Car Donna Anna se travaille alors pour atteindre un comble d’horreur. De là les deux procédés de rhétorique qu’elle utilise : celui de l’énumération, par quoi, passant vite sur le tout du cadavre, elle en détache successivement certaines parties ; et de l’enargeia, par quoi – effet descriptif réussi – elle donne à voir avec force ce qu’elle désigne, ce qu’elle détache : « Anna mime et effectue rhétoriquement la dégradation du cadavre, détache sur le corps les objets ou les lieux auxquels accrocher sa douleur pour la faire briller d’un éclat fascinant... » (2). D’où une identification totale au cadavre, à ses plaies, d’où, cet état de furor qui lui fait préférer la vengeance à tout : au culte du souvenir ému de son père et à l’invite d’une union compensatrice avec Ottavio...
Ainsi, « dolor et furor, avant d’être des états psychologiques, sont des produits de l’acteur sur scène, qui construit son personnage par une rhétorique du corps, de la danse et du chant ».
Au terme du processus, Anna se trouve liée à un fatum : c’est-à-dire à un ordre d’événements qui non seulement la dépasse, mais aussi dépasse son meurtrier – dont elle sait fort bien qu’il s’est laissé provoquer en duel par son père.
Disons enfin, pour revenir à ce dolor si bien travaillé, qu’il est la marque d’un excès, qui n’est que l’autre nom de la jouissance d’Anna (Io manco... Io moro...), étant bien entendu que tout excès, même s’il brise les limites du principe de plaisir, même s’il conduit à la souffrance, est encore une marque de la jouissance.
Oui, la blessure, la plaie du père, est en quelque sorte désormais le blason de la jouissance d’Anna : « A cette blessure, note avec profondeur Pierre Jean Jouve, l’âme de Donna Anna reste jointe » (3), demeurant donc indifférente et à la rimembranza
(1) Op. cit. p. 132 à 135. (2) Op. cit., p. 134. Camille Dumoulié précie encore que l’enargeia « est l’enargeia visuelle des tableaux vivants ; de argos, brillant, lumineux ». (3) Op. cit., p. 49. - 50
amara et à l’union avec Ottavio. « Tout son être, poursuit Camille Dumoulié, tout son bien et tout son désir sont attachés à cette perte qu’elle se refuse à perdre ».
D’autant qu’elle est complice de cette mort. N’attendait-elle pas Ottavio dans sa chambre ? et n’a-t-elle pas reçu par méprise l’homme masqué ? Aussi, maintenant, estce un mariage mystique qu’elle a passé avec cette plaie ; un mariage qui, excédant toute limite, tout intérêt immédiat, la lie à quelque puissance de mort. Mais cette mort n’est ce pas déjà ce qui « l’unit » en quelque sorte au meurtrier ? Même si le nom n’en est pas prononcé, même si les moyens de l’atteindre ne sont pas envisagés, et même si son âme à elle – à l’instar de celle d’Ottavio – se sent ballottée...
ET « DIVISION »
Sur un plan plus général, quelle est, en cette fin d’épisode, la situation ? : l’apparition marquée du double et de la division, autres noms de la Séparation ! Tous les protagonistes, en effet, sont atteints par un ver que Don Giovanni a instillé en eux. En Leporello, d’abord, qui certes apparaît comme le double grotesque de Don Giovanni, mais qui, considéré en son moi propre, se trouve divisé par son désir d’identification au maître entre cette face glorieuse et seigneuriale à laquelle il voudrait accéder et celle du petit moraliste grincheux et pleutre, sans dimension vraie, héritier finalement de l’opinion commune qu’il n’a pas la force de dépasser. En Donna Anna, ensuite, du fait de l’effraction de son intimité, de sa séparation définitive d’avec son père et, conséquemment, de cette fracture apparue en elle entre les exigences revendicatrices de la femme bafouée puis meurtrie par le deuil et la sourde tension qui la lie obscurément à l’agresseur et qui a pour contrecoup la rupture (du moins provisoire) de son engagement vis-à-vis d’Ottavio. En Don Giovanni lui-même... On le sait : Kierkegaard s’émerveille de ce que le Don Giovanni de Mozart l’emporte esthétiquement et ontologiquement parlant sur celui de Molière ; ce dernier entachant par la ruse, le mensonge, le viol sa nature de séducteur, alors qu’au contraire le Don Giovanni de Mozart, dédaignant les basses manoeuvres, parvient par le seul fait de sa puissance désirante à communiquer son désir. Certes. Mais il faut tout de même admettre qu’avec Donna Anna il débute bien mal sous cet angle. C’est à un véritable viol qu’on assiste, ou tout comme. Or, le viol étant la plus basse manoeuvre pour un séducteur, est-ce pour cela qu’elle se trouve liée à ce duel dont le séducteur fuyant se serait bien passé ? et qui a pour contrecoup l’apparition même d’un nouveau double : ce Commandeur même qui représentera dans son existence post mortem de statue l’envers symétrique de Don Giovanni lui-même et finira par l’expulser de la terre ?
Au total, on voit, comme le dit très bien encore ici Camille Dumoulié, la Division à l’oeuvre dès le début de l’opéra. « La dramaturgie et la musique, l’entremêlement des voix déchirées et antagonistes expriment, dès la première scène, ce paradoxe d’une union scellée entre les personnages dans et par la Division ».
II
DONNA ELVIRE OU UNE RENCONTRE INOPPORTUNE
SCENE QUATRIEME (RECITATIF)
UN ODOR DI FEMMINA
Une rue, la nuit... C’est là décidément l’espace-temps de Don Giovanni : le mouvement et l’occultation de tout objet et de toute considération de plein jour. Son valet et lui déambulent de nouveau : un long reccitativo secco où l’on passe souvent d’un locuteur à l’autre sur la même note, ce qui convient à des doubles.
Leporello obtient d’abord de son maître le serment qu’il ne se formalisera pas de leur propos ; et il lui dit, sur sa lancée, qu’il est un franc coquin (bricone) : ce qui a l’heur de mettre ce dernier en colère : pour la seule raison, ajoute--il, qu’il ne respecte pas les serments.
L’importun discours étant alors écarté, Don Giovanni revient à sa marotte : cette prochaine conquête, à la faveur de l’aube qui va poindre... Mais Leporello revient, lui, d’une autre manière à ses préoccupations : il veut, dit-il, en savoir plus, afin d’ajouter cette nouvelle conquête à sa liste. Ce qui attire les moqueries de Don Giovanni : Voilà qui est d’un grand homme ! ; et de revenir à cette femme, dont il dit qu’elle l’attend – dont il est certain qu’elle l’attend.
Or, il n’a pas plutôt dit cela, qu’une belle aubaine vient à lui faire sentir la présence de quelqu’autre femme : mi pare/sentir odor di femmina.
COMMENTAIRE : LE DIABOLOS
Ce moment est, selon nous, l’un de ceux qui montrent le plus pathétiquement l’excès du désir.
Oui : ce qui nous est donné à voir ici c’est un portrait moral exceptionnel du héros, comme en deux temps.
A l’occasion du jugement très dur de Leporello (Vous êtes un franc coquin), héritier direct en cela du Sganarelle de Molière, et donc incarnant la faculté qui manque le plus à son maître : la conscience, on a droit à la réaction de colère de Don Giovanni et, du coup, au rejet du serment qu’il a pourtant fait d’entendre tout avec calme. Dès lors, s’impose à nous le profil d’un homme dévoré par la seule exigence de son désir et s’inscrivant hors de toute norme sociale pour l’assouvir. La déclaration, en effet, du non-respect du serment en général, le situe d’emblée hors de l’ordre symbolique qui fonde toute société. Et, par le fait même, il est le symétrique inverse du sym-bolos (1) : le diable incarné, un facteur de désordre et de division.
Mais Don Giovanni s’impose à nous, encore, par son refus hilare de considérer la lista. La mémoire, c’est-à-dire l’inventaire des femmes séduites et abandonnées, voilà pour lui la pire des choses ! « Est sain qui oublie », dira Nietzsche. Ce n’est pas à dire que, pour Don Giovanni seul existe le présent. Car le présent, qui découle du passé et prépare l’avenir, est encore une marque de cet ordre mobile qu’est, selon Aristote, le temps de Chronos.
Pour Don Giovanni, seul existe l’instant. Seul, en effet, ce dernier peut lui donner à considérer toutes les belles qu’il convoite comme détachées de toute obligation, de tout engagement, bref de tout projet relatif à leur personne. Pour ne voir, pour ne sentir en elles que ce qui touche à sa jouissance et à la leur : la féminité et son odeur. De cet univers du désir pur, sans contamination du social, Don Giovanni détient la clé. Ce faisant il peut annoncer que, de l’amour de la dame qui l’attend, il est certain (e son certo che m’ama). Il est, de ce point de vue, le feu même.
Ce moment est, selon nous, l’un de ceux qui montrent le plus pathétiquement l’excès du désir.
Oui : ce qui nous est donné à voir ici c’est un portrait moral exceptionnel du héros, comme en deux temps.
A l’occasion du jugement très dur de Leporello (Vous êtes un franc coquin), héritier direct en cela du Sganarelle de Molière, et donc incarnant la faculté qui manque le plus à son maître : la conscience, on a droit à la réaction de colère de Don Giovanni et, du coup, au rejet du serment qu’il a pourtant fait d’entendre tout avec calme. Dès lors, s’impose à nous le profil d’un homme dévoré par la seule exigence de son désir et s’inscrivant hors de toute norme sociale pour l’assouvir. La déclaration, en effet, du non-respect du serment en général, le situe d’emblée hors de l’ordre symbolique qui fonde toute société. Et, par le fait même, il est le symétrique inverse du sym-bolos (1) : le diable incarné, un facteur de désordre et de division.
Mais Don Giovanni s’impose à nous, encore, par son refus hilare de considérer la lista. La mémoire, c’est-à-dire l’inventaire des femmes séduites et abandonnées, voilà pour lui la pire des choses ! « Est sain qui oublie », dira Nietzsche. Ce n’est pas à dire que, pour Don Giovanni seul existe le présent. Car le présent, qui découle du passé et prépare l’avenir, est encore une marque de cet ordre mobile qu’est, selon Aristote, le temps de Chronos.
Pour Don Giovanni, seul existe l’instant. Seul, en effet, ce dernier peut lui donner à considérer toutes les belles qu’il convoite comme détachées de toute obligation, de tout engagement, bref de tout projet relatif à leur personne. Pour ne voir, pour ne sentir en elles que ce qui touche à sa jouissance et à la leur : la féminité et son odeur. De cet univers du désir pur, sans contamination du social, Don Giovanni détient la clé. Ce faisant il peut annoncer que, de l’amour de la dame qui l’attend, il est certain (e son certo che m’ama). Il est, de ce point de vue, le feu même.
SCENE CINQUIEME (N° 3 ARIA, RECITATIF, N° 4 ARIA)
APPARITION D’ELVIRA ET AIR DU CATALOGUE
N° 3 : Ah chi mi dice mai - N° 4 A : Madamina, il catalago è questo.
Don Giovanni et Leporello dissimulés, l’orchestre, sur le ton de mi bémol majeur est soudain agité, traversé de traits rapides et lancinants, relayés par une sorte de précipitation qui trouve sa résolution en des termes conclusifs très fermes. C’est là le prélude de tout ce qui va se dire et le portrait musical de la femme qui est soudain là : Elvira ! En son Aria se croyant seule, elle développe ses griefs en deux temps. D’abord un premier, où elle se demande qui lui dira (Ah chi mi dice mai) où peut bien se trouver ce barbare qu’elle a aimé et qui lui a manqué de foi, – avec une reprise de ces tout derniers mots. Tout cela qui dit la perte d’une femme qu’on sent d’emblée altière et blessée dans son orgueil, se trouve accompagné par les volutes lancinantes et les traits saillants du prélude puis conclu par une plage musicale. Un second temps, ensuite, où elle se promet, l’impie retrouvé, de faire de lui un horrible carnage et de lui arracher le coeur. Tout cela qui dit cette fois la revendication sanglante, voit une accentuation de l’accompagnement : de grands écarts dans les lignes vocales (de l’extrême aigu à un extrême grave) et de grandes vocalises sur les mots-clés : carnage
(1) Etymologie du mot : symbole. - 53
et arracher, pour traduire l’explosion de la colère : et, bien sûr, la répétition des tortures infligées au coeur. En bref une rigueur exemplaire du texte et de la musique, jointe à la montée d’une véhémence émotionnelle, qui fait de ce morceau une explosion de funèbre acharnement.
Dissimulés, les deux hommes se découvrent. Leurs propos se glissent entre les évocations réitérées des sévices sanglants imaginés par Donna Elvira. C’est d’un grand effet. Ce sont, d’abord, les trois propos d’apitoiement de Don Giovanni : le premier où il voit en elle une belle abandonnée par son amant (dal vago abbandonata) ; le second une pauvrette (poverina ! poverina !) et le troisième un être à consoler (consolare). Au terme de quoi, Leporello ajoute - en aparté - que son maître en a bien consolé 1800.
Puis l’Aria reprend avec sa rigueur implacable et, à la fin, l’alternance des répliques. Mais le plus beau, ce sont encore ces vocalises, maintenant redoublées dans la voix de Donna Elvira, larges avec de violents sauts de voix ; et le plus pathétique, cette double interpellation finale de Don Giovanni, qui se découvre : Signorina ! Signorina ! comme s’il y eût, dans sa voix, quelque vraie note d’apitoiement ou l’expression de quelque aide morale. Ce qui dénote de l’indifférence et du machiavélisme extrêmes de Don Giovanni.
C’est alors que débute le récitatif avec l’interrogation émue de Donna Elvira : Chi è là ? (Qui est là ?) .Aussitôt a lieu la reconnaissance ébahie des uns et des autres ... Les insultes de Donna Elvira à l’endroit de Don Giovanni, le traître qui l’a abandonnée et qu’elle recherchait ! ; l’essai de Don Giovanni de la calmer ; enfin l’exposé détaillé d’Elvira touchant l’épisode qui a traumatisé sa vie : l’apparition soudaine du séducteur, l’artifice par quoi il l’a séduite (le titre d’épouse !), puis sa fuite au bout de trois jours, suivi de ses remords à elle ... Don Giovanni, là-dessus, feint d’avoir eu des raisons majeures dont il prend à témoin Leporello, qui les confirme. Mais Donna Elvira dit ne croire qu’à de la légèreté et à de la perfidie et clame à nouveau son désir de vengeance. De nouveau Don Giovanni recourt à son valet, lequel n’a pas plutôt entamé une explication embarrassée de l’attitude de son maître, qu‘il le voit disparaître et, gêné, couvre ainsi cette fuite : Madame, en vérité ... dans ce monde/attendu que quoi qu’il en soit .../le carré n’est point rond ... Mots racionateurs, qui rappellent les raciocinations célèbres et combien plus amples par quoi débute la pièce de Molière et font de Sganarelle le philosophe naïf des opinions bien partagées et des moeurs bien établies. De ce point de vue, Leporello use ici à merveille d’une symbolique universelle : le carré représentant le monde en ses réalités les plus coriaces, et le rond, qui n’est que ce même carré qui roule sur un plan vertical, la sublimité et l’unité pouvant émaner aussi de ces réalités, en être l’expression noble ... Enfin, un trait à mettre au mérite de Da Ponte est que l’expression de cette sagesse universelle sert à tirer d’embarras Leporello, ce qui à un moment se traduit comiquement par l’agglutination des sonorités les plus cocasses, formant le mot le plus long du texte : conciossiacosaquandofosseché ... (1). Mais Donna Elvira, voulant s’adresser de nouveau à Don Giovanni et s’apercevant soudain que celui-ci a disparu, dit voir là une manoeuvre des deux hommes et la conviction d’avoir eu affaire à un traître dans son amour. Pour la consoler (Eh consolatevi ...), le valet lui donne alors à regarder (guardate ...) le livre qui n’est pas petit, consignant toutes les belles séduites, en toutes sortes d’endroits ...
Dans tout ce récitatif accompagné à la basse, un grand silence après Guardate ; c’est la seule petite plage musicale de tout l’ensemble : quelques pincements de corde avant les derniers mots stipulant la présentation du livre ...
C’est alors que débute le fameux Air du Catalogue, réparti en deux volets et une conclusion.
Premier volet : un sautillement des cordes, suivi de Madamina (Petite dame...) ; puis de nouveau les cordes et Leporello invite la petite dame à prendre connaissance du livre énumératif dont il dit être l’auteur, ledit sautillement ponctuant de loin en loin le discours et l’accompagnant à la fin où l’invitation est bissée ; ce qui n’est pas sans créer un climat à la fois jubilatoire mais aussi ironique et cruel du fait de la reprise des sautillements pour une telle proposition et illustre merveilleusement à nouveau la « ligne de fêlure » (2) qui traverse le valet, sa division interne : grâce à quoi apparaît ici le côté pervers, sadique, par où il tente de s’identifier au grand seigneur irrésistible, cruel et méchant.
Puis les cors et les bois s’élancent en traits persiflants ; et l’énumération des pays de chasse et du nombre des séduites en chacun débute : en Italie 140, en Allemagne 231, en France 100, en Turquie 91 – les traits persiflants ponctuant chaque terme de l’énumération, lorsque soudain on s’aperçoit que toute l’organisation du chant est faite en fonction de l’immense élargissement du vers : ma in Ispagna son già mille et tre (mais en Espagne elles sont déjà mille et trois). La voix dilate le ma, s’épanche deux fois voluptueusement sur le mot étincelant Ispagna, et, de ce belvédère musical érotique, redescend avec soin en se resserrant pour l’énonciation toute mécanique, trois fois répétée, du nombre mille et trois. On peut noter le côté baroque du choix des nombres : d’une gratuité et pourtant d’une efficacité esthétique folles. Oui : c’est ici l’un des plus hauts et des plus efficaces discours musicaux jamais écrits, devenu comme le symbole de la chasse du séducteur... Pierre Jean Jouve va jusqu’à dire « un
(1) Traduction : attendu que quoi qu’il en soit. (2) Expression de Camille Dumoulié. Op cit. - 55
"symbole devenu réalité " (1) – cela se comprenant fort bien si l’on songe que Don Giovanni est avant tout un personnage illustrant une idée et non pas un être de chair et de sang sorti de notre réalité commune.
L’Aria vient alors à évoquer la diversité des femmes séduites : de tous rangs, de tous âges, de toutes formes...
Puis l’ensemble est repris.
Le second volet de l’Aria (appelé parfois le second Air) est d’un tout autre esprit. Tout affectif et sur un rythme de menuet. Plus rien donc de l’énumération mécanique du premier volet mais le rendu de l’épaisse et riche réalité physique et psychologique attachée à la réalisation des fantasmes érotiques de Don Giovanni. C’est un catalogue des différents vécus de la chasse, appuyé sur une espèce de science fort humoristique des types de femmes chassées et de leur caractéristique morale, que Leporello aurait apprise à connaître dans quelque traité et serait fier d’avoir vérifiée par l’expérience : la blonde et sa gentillesse, la brune et sa constance, celle aux cheveux blancs et sa douceur ; vécus de chasse appuyés aussi sur des considérations de temps : l’hiver, la grassouillette, l’été, la maigrelette ; des considérations esthétiques : la grande et sa majesté, la petite et son charme ; des considérations de nombre : les vieilles pour augmenter la liste ; enfin des considérations touchant de très près à la jouissance perverse de Don Giovanni, sa passion prédominante étant la jeune débutante. Tout cela, sur un thème de six mesures, avec violons, flûtes, bassons et cors ; plus une science sans pareille de l’illustration humoristique – comme si le son était ici le signifiant démesuré du pauvre signifié que serait le mot... Ainsi, répétitions obligées et vocalises aidant, on se dilate majestueusement avec la grande, puis on rapetisse par resserrement de voix et saccades réitérées avec la petite (la piccina, la piccina...). Mais la mélodie est soudain cassée « par l’introduction d’une harmonie de si bémol dans le ton de ré majeur » (2). Quand il est question, en effet, avec les vieilles, d’augmenter la liste, l’atmosphère devient sombre ; et elle le reste avec l’ajout des débutantes – comme si, de toucher à ces deux bouts de la féminité, était finalement pour Don Giovanni la signature du plus grand risque...
Après les deux volets de l’Air, a lieu la conclusion. Celle qui définit le mieux Don Giovanni à savoir qu’une femme soit riche, sot laide, soit belle, peu lui importe ! Pourvu qu’elle porte un jupon !, dit alors le valet à Donna Elvira, et vous savez ce qu’il en fait (voi sapete quel che fa). Le ton de la conclusion retrouve celui de l’Air en général ; à quoi s’ajoutent la rengaine d’un soit... soit... (cinq fois formulé), et la reprise incessante du vous savez ce qu’il en fait. A un moment, ce dernier mot devient
même un murmure à bouche fermée, pour mieux suggérer l’action, avant de réapparaître une dernière fois en fanfare. (1) Op. cit., p. 60. (2) Ibid. p. 61. - 56
Tout cela, comme si le drame un instant évoqué devait bien vite se retrouver caché sous l’apparence brillante d’un séducteur pour lequel rien ne compte d’autre au monde que d’être un homme ou une femme, écrasant ainsi par cette réduction à la seule réalité du sexe toute la dimension symbolique par quoi finalement une société existe.
SCENE SIXIEME (RECITATIF)N° 3 : Ah chi mi dice mai - N° 4 A : Madamina, il catalago è questo.
Don Giovanni et Leporello dissimulés, l’orchestre, sur le ton de mi bémol majeur est soudain agité, traversé de traits rapides et lancinants, relayés par une sorte de précipitation qui trouve sa résolution en des termes conclusifs très fermes. C’est là le prélude de tout ce qui va se dire et le portrait musical de la femme qui est soudain là : Elvira ! En son Aria se croyant seule, elle développe ses griefs en deux temps. D’abord un premier, où elle se demande qui lui dira (Ah chi mi dice mai) où peut bien se trouver ce barbare qu’elle a aimé et qui lui a manqué de foi, – avec une reprise de ces tout derniers mots. Tout cela qui dit la perte d’une femme qu’on sent d’emblée altière et blessée dans son orgueil, se trouve accompagné par les volutes lancinantes et les traits saillants du prélude puis conclu par une plage musicale. Un second temps, ensuite, où elle se promet, l’impie retrouvé, de faire de lui un horrible carnage et de lui arracher le coeur. Tout cela qui dit cette fois la revendication sanglante, voit une accentuation de l’accompagnement : de grands écarts dans les lignes vocales (de l’extrême aigu à un extrême grave) et de grandes vocalises sur les mots-clés : carnage
(1) Etymologie du mot : symbole. - 53
et arracher, pour traduire l’explosion de la colère : et, bien sûr, la répétition des tortures infligées au coeur. En bref une rigueur exemplaire du texte et de la musique, jointe à la montée d’une véhémence émotionnelle, qui fait de ce morceau une explosion de funèbre acharnement.
Dissimulés, les deux hommes se découvrent. Leurs propos se glissent entre les évocations réitérées des sévices sanglants imaginés par Donna Elvira. C’est d’un grand effet. Ce sont, d’abord, les trois propos d’apitoiement de Don Giovanni : le premier où il voit en elle une belle abandonnée par son amant (dal vago abbandonata) ; le second une pauvrette (poverina ! poverina !) et le troisième un être à consoler (consolare). Au terme de quoi, Leporello ajoute - en aparté - que son maître en a bien consolé 1800.
Puis l’Aria reprend avec sa rigueur implacable et, à la fin, l’alternance des répliques. Mais le plus beau, ce sont encore ces vocalises, maintenant redoublées dans la voix de Donna Elvira, larges avec de violents sauts de voix ; et le plus pathétique, cette double interpellation finale de Don Giovanni, qui se découvre : Signorina ! Signorina ! comme s’il y eût, dans sa voix, quelque vraie note d’apitoiement ou l’expression de quelque aide morale. Ce qui dénote de l’indifférence et du machiavélisme extrêmes de Don Giovanni.
C’est alors que débute le récitatif avec l’interrogation émue de Donna Elvira : Chi è là ? (Qui est là ?) .Aussitôt a lieu la reconnaissance ébahie des uns et des autres ... Les insultes de Donna Elvira à l’endroit de Don Giovanni, le traître qui l’a abandonnée et qu’elle recherchait ! ; l’essai de Don Giovanni de la calmer ; enfin l’exposé détaillé d’Elvira touchant l’épisode qui a traumatisé sa vie : l’apparition soudaine du séducteur, l’artifice par quoi il l’a séduite (le titre d’épouse !), puis sa fuite au bout de trois jours, suivi de ses remords à elle ... Don Giovanni, là-dessus, feint d’avoir eu des raisons majeures dont il prend à témoin Leporello, qui les confirme. Mais Donna Elvira dit ne croire qu’à de la légèreté et à de la perfidie et clame à nouveau son désir de vengeance. De nouveau Don Giovanni recourt à son valet, lequel n’a pas plutôt entamé une explication embarrassée de l’attitude de son maître, qu‘il le voit disparaître et, gêné, couvre ainsi cette fuite : Madame, en vérité ... dans ce monde/attendu que quoi qu’il en soit .../le carré n’est point rond ... Mots racionateurs, qui rappellent les raciocinations célèbres et combien plus amples par quoi débute la pièce de Molière et font de Sganarelle le philosophe naïf des opinions bien partagées et des moeurs bien établies. De ce point de vue, Leporello use ici à merveille d’une symbolique universelle : le carré représentant le monde en ses réalités les plus coriaces, et le rond, qui n’est que ce même carré qui roule sur un plan vertical, la sublimité et l’unité pouvant émaner aussi de ces réalités, en être l’expression noble ... Enfin, un trait à mettre au mérite de Da Ponte est que l’expression de cette sagesse universelle sert à tirer d’embarras Leporello, ce qui à un moment se traduit comiquement par l’agglutination des sonorités les plus cocasses, formant le mot le plus long du texte : conciossiacosaquandofosseché ... (1). Mais Donna Elvira, voulant s’adresser de nouveau à Don Giovanni et s’apercevant soudain que celui-ci a disparu, dit voir là une manoeuvre des deux hommes et la conviction d’avoir eu affaire à un traître dans son amour. Pour la consoler (Eh consolatevi ...), le valet lui donne alors à regarder (guardate ...) le livre qui n’est pas petit, consignant toutes les belles séduites, en toutes sortes d’endroits ...
Dans tout ce récitatif accompagné à la basse, un grand silence après Guardate ; c’est la seule petite plage musicale de tout l’ensemble : quelques pincements de corde avant les derniers mots stipulant la présentation du livre ...
C’est alors que débute le fameux Air du Catalogue, réparti en deux volets et une conclusion.
Premier volet : un sautillement des cordes, suivi de Madamina (Petite dame...) ; puis de nouveau les cordes et Leporello invite la petite dame à prendre connaissance du livre énumératif dont il dit être l’auteur, ledit sautillement ponctuant de loin en loin le discours et l’accompagnant à la fin où l’invitation est bissée ; ce qui n’est pas sans créer un climat à la fois jubilatoire mais aussi ironique et cruel du fait de la reprise des sautillements pour une telle proposition et illustre merveilleusement à nouveau la « ligne de fêlure » (2) qui traverse le valet, sa division interne : grâce à quoi apparaît ici le côté pervers, sadique, par où il tente de s’identifier au grand seigneur irrésistible, cruel et méchant.
Puis les cors et les bois s’élancent en traits persiflants ; et l’énumération des pays de chasse et du nombre des séduites en chacun débute : en Italie 140, en Allemagne 231, en France 100, en Turquie 91 – les traits persiflants ponctuant chaque terme de l’énumération, lorsque soudain on s’aperçoit que toute l’organisation du chant est faite en fonction de l’immense élargissement du vers : ma in Ispagna son già mille et tre (mais en Espagne elles sont déjà mille et trois). La voix dilate le ma, s’épanche deux fois voluptueusement sur le mot étincelant Ispagna, et, de ce belvédère musical érotique, redescend avec soin en se resserrant pour l’énonciation toute mécanique, trois fois répétée, du nombre mille et trois. On peut noter le côté baroque du choix des nombres : d’une gratuité et pourtant d’une efficacité esthétique folles. Oui : c’est ici l’un des plus hauts et des plus efficaces discours musicaux jamais écrits, devenu comme le symbole de la chasse du séducteur... Pierre Jean Jouve va jusqu’à dire « un
(1) Traduction : attendu que quoi qu’il en soit. (2) Expression de Camille Dumoulié. Op cit. - 55
"symbole devenu réalité " (1) – cela se comprenant fort bien si l’on songe que Don Giovanni est avant tout un personnage illustrant une idée et non pas un être de chair et de sang sorti de notre réalité commune.
L’Aria vient alors à évoquer la diversité des femmes séduites : de tous rangs, de tous âges, de toutes formes...
Puis l’ensemble est repris.
Le second volet de l’Aria (appelé parfois le second Air) est d’un tout autre esprit. Tout affectif et sur un rythme de menuet. Plus rien donc de l’énumération mécanique du premier volet mais le rendu de l’épaisse et riche réalité physique et psychologique attachée à la réalisation des fantasmes érotiques de Don Giovanni. C’est un catalogue des différents vécus de la chasse, appuyé sur une espèce de science fort humoristique des types de femmes chassées et de leur caractéristique morale, que Leporello aurait apprise à connaître dans quelque traité et serait fier d’avoir vérifiée par l’expérience : la blonde et sa gentillesse, la brune et sa constance, celle aux cheveux blancs et sa douceur ; vécus de chasse appuyés aussi sur des considérations de temps : l’hiver, la grassouillette, l’été, la maigrelette ; des considérations esthétiques : la grande et sa majesté, la petite et son charme ; des considérations de nombre : les vieilles pour augmenter la liste ; enfin des considérations touchant de très près à la jouissance perverse de Don Giovanni, sa passion prédominante étant la jeune débutante. Tout cela, sur un thème de six mesures, avec violons, flûtes, bassons et cors ; plus une science sans pareille de l’illustration humoristique – comme si le son était ici le signifiant démesuré du pauvre signifié que serait le mot... Ainsi, répétitions obligées et vocalises aidant, on se dilate majestueusement avec la grande, puis on rapetisse par resserrement de voix et saccades réitérées avec la petite (la piccina, la piccina...). Mais la mélodie est soudain cassée « par l’introduction d’une harmonie de si bémol dans le ton de ré majeur » (2). Quand il est question, en effet, avec les vieilles, d’augmenter la liste, l’atmosphère devient sombre ; et elle le reste avec l’ajout des débutantes – comme si, de toucher à ces deux bouts de la féminité, était finalement pour Don Giovanni la signature du plus grand risque...
Après les deux volets de l’Air, a lieu la conclusion. Celle qui définit le mieux Don Giovanni à savoir qu’une femme soit riche, sot laide, soit belle, peu lui importe ! Pourvu qu’elle porte un jupon !, dit alors le valet à Donna Elvira, et vous savez ce qu’il en fait (voi sapete quel che fa). Le ton de la conclusion retrouve celui de l’Air en général ; à quoi s’ajoutent la rengaine d’un soit... soit... (cinq fois formulé), et la reprise incessante du vous savez ce qu’il en fait. A un moment, ce dernier mot devient
même un murmure à bouche fermée, pour mieux suggérer l’action, avant de réapparaître une dernière fois en fanfare. (1) Op. cit., p. 60. (2) Ibid. p. 61. - 56
Tout cela, comme si le drame un instant évoqué devait bien vite se retrouver caché sous l’apparence brillante d’un séducteur pour lequel rien ne compte d’autre au monde que d’être un homme ou une femme, écrasant ainsi par cette réduction à la seule réalité du sexe toute la dimension symbolique par quoi finalement une société existe.
UNE VENGEANCE BIEN ARRETEE
Leporello ayant donc déroulé son air, s’éclipse. De nouveau la basse accompagnée : quelques pincements de corde paraissant annoncer quelque réflexion calme en Donna Elvira. Ce n’est pas là du tout ce qui vient, on s’en doute ; mais l’éclat d’une fureur qui envahit peu à peu la voix, les mots. Jamais peut-être basse accompagnée aussi sereine n’aura porté le plus vif désir de vengeance : tant d’amour et, en regard, cette récompense ! Ah je veux venger mon coeur bafoué/Avant qu’il ne me fuie, usons de recours... Là-dessus elle s’en va.
Leporello ayant donc déroulé son air, s’éclipse. De nouveau la basse accompagnée : quelques pincements de corde paraissant annoncer quelque réflexion calme en Donna Elvira. Ce n’est pas là du tout ce qui vient, on s’en doute ; mais l’éclat d’une fureur qui envahit peu à peu la voix, les mots. Jamais peut-être basse accompagnée aussi sereine n’aura porté le plus vif désir de vengeance : tant d’amour et, en regard, cette récompense ! Ah je veux venger mon coeur bafoué/Avant qu’il ne me fuie, usons de recours... Là-dessus elle s’en va.
COMMENTAIRE : LA DIVISION CHEZ DONNA ELVIRA
Si Donna Anna, on l’a vu, est la création italienne du pseudo Cicognini, donna Elvira, elle, est une création de Molière. Même s’il a affaibli quelque peu le mythe en ne faisant pas de Donna Anna la fille du Commandeur, Molière a, avec Donna Elvira, apporté une note nouvelle. C’est qu’en dépit de son abandon, celle-ci se trouve aimer passionnément Don Giovanni : ce qui donne à ce dernier une dimension que n’avait pas à cet égard celui de Tirso. Da Ponte et Mozart conservent donc ces deux personnages, tout en les distinguant bien l’un de l’autre. Mais, ce qui caractérise d’emblée la Donna Elvira de Mozart, comme l’a très bien analysé Pierre Jean Jouve, c’est la Division intérieure du personnage. Sans doute dès le départ, chez Molière, on sent que cette femme abandonnée aime toujours. Oui : on ne hait pas autant, si l’on n’aime pas. Chez Mozart cette Division est plus qu’implicite, grâce à l’alliance textemusique. Ce que dit le texte (et quelque part la voix) est comme nié par la musique. Sous la force des griefs, il y a certes « beaucoup d’Espagne dans cette véhémence jalouse, dans ce sentiment de « perte », dans ce besoin de « réparation sanglante » ; mais il y a aussi que « ces fusées vivantes et gaies, ces reflets pressants d’un désir lointain, dessinent, dans la profondeur orchestrale, comme un second visage de la personne opposé à celui que nous voyons ». Et Pierre Jean Jouve de renchérir : « Il y a superposition et non pas mélange ». Il y a schize.
Ainsi la Division (1) est à l’oeuvre incessamment, dès le début de l’opéra. La division qui ouvre « une déchirure » entre les personnages. Ainsi Donna Anna se trouve-t-elle séparée de son père par la mort et, provisoirement, de son fiancé par le fait du deuil, et Donna Elvira, maintenant, de ceux dont elle aurait voulu qu’ils voient en elle l’épouse éternelle... Il s’agit aussi, plus profondément, d’une Division intérieure aux personnages : chez Donna Anna, tout est dans ce cri qu’elle a poussé lors du viol de son intimité, cri qui l’unit indéfectiblement à son agresseur ; chez Don Giovanni, dans le fait qu’il est devenu désormais involontairement un criminel ; et, pour Donna Elvira, dans ce fossé béant (donc) qui existe entre ses griefs, les exigences de sa personne et la force impersonnelle de ce désir qui l’assaille encore, quoi qu’elle en ait.
La Division est à l’oeuvre, aussi, chez Leporello, mêlée chez lui à un accent comique. La Division extérieure, avec ce « non » par où le valet débute l’opéra et dit vouloir ne plus servir son maître (2), se séparer définitivement de lui. Mais aussi intérieure, dans la mesure où Don Giovanni est, on l’a vu, le double antagoniste de Leporello. Ce que Don Quichotte est à Sancho ! Otto Rank (3) a étudié la complémentarité que représentent tous ces doubles célèbres, leur fusion constituant, en fin de compte, une personnalité complète et équilibrée. Tout ce qui manque à l’un, l’autre l’a, et inversement. Plus finement il faut noter encore que la figure de Don Giovanni, comme on le verra, « se nourrit » de celle de son valet, et que la figure du valet « se nourrit » à son tour de celle du maître. Phénomène d’identification, le valet se trouve investi par l’image qu’il se fait du maître. Et cette image (celle d’un grand seigneur jouisseur, à la fois craint et recherché, et n’ayant aucune conscience du péché) interfère sur sa propre personne de valet plutôt couard, trouvant assise et sécurité dans les opinions bien pensantes, les gestes bien tempérés et une conscience aiguë du péché et de la punition : en fait, celle d’un homme de pleutrerie moralisatrice plus que de morale vraie. On le voit : ce qui interfère là, ce qui glisse en Leporello, c’est la « partie la plus basse de Don Juan » (4).
S’il y a interférence, il n’y a donc pas simple superposition ou simple ligne de fêlure, sous l’angle de la Division, comme chez Donna Elvira, mais infiltrations ténues donnant naissance à un personnage chaotique, incertain, d’une ambivalence extrême. D’où cet Air du Catalogue, si organisé dans son déroulement, si soucieux de faire
apparaître tous les éléments attachés au phénomène de la séduction de Don Giovanni : les pays, le nombre et le type des femmes, les goûts prédominants du séducteur ; mais témoignant, au nom de la morale et de l’effroi, de voyeurisme à l’endroit du maître et de sadisme à l’endroit de Donna Elvira – dont on s’offre en effet la souffrance et le supplice, en la couchant, puis en se la représentant parmi les victimes de la "lista". (1) Voir aussi Camille Dumoulié. Op. cit. Chapitre VIII. (2) « E non vaglio più servir ». Acte I. Sc. I. (3) Op. cit. (4) Pierre-Jean Jouve. Op. cit. - 58
S’agirait-il enfin d’un personnage hautement shakespearien, plein de ressentiment à l’endroit des femmes qu’il ne convainc pas comme son maître, et qui se venge ainsi à sa façon, allant jusqu’à mettre sous l’esprit d’Elvira les choses les plus coquines ? D’où le Vous savez ce qu’il fait ?, suggéré dans un murmure indécent et cruel (1)..
(1) Quant à Catherinon, valet du Burlador, chez Tirso, il annonce nettement, lui, son homosexualité. Il fait, entre autres remarques, à un moment : « Monsieur, puisque tu sais que je suis une Catherinette »... Op. cit. Acte II p. 159. -
Si Donna Anna, on l’a vu, est la création italienne du pseudo Cicognini, donna Elvira, elle, est une création de Molière. Même s’il a affaibli quelque peu le mythe en ne faisant pas de Donna Anna la fille du Commandeur, Molière a, avec Donna Elvira, apporté une note nouvelle. C’est qu’en dépit de son abandon, celle-ci se trouve aimer passionnément Don Giovanni : ce qui donne à ce dernier une dimension que n’avait pas à cet égard celui de Tirso. Da Ponte et Mozart conservent donc ces deux personnages, tout en les distinguant bien l’un de l’autre. Mais, ce qui caractérise d’emblée la Donna Elvira de Mozart, comme l’a très bien analysé Pierre Jean Jouve, c’est la Division intérieure du personnage. Sans doute dès le départ, chez Molière, on sent que cette femme abandonnée aime toujours. Oui : on ne hait pas autant, si l’on n’aime pas. Chez Mozart cette Division est plus qu’implicite, grâce à l’alliance textemusique. Ce que dit le texte (et quelque part la voix) est comme nié par la musique. Sous la force des griefs, il y a certes « beaucoup d’Espagne dans cette véhémence jalouse, dans ce sentiment de « perte », dans ce besoin de « réparation sanglante » ; mais il y a aussi que « ces fusées vivantes et gaies, ces reflets pressants d’un désir lointain, dessinent, dans la profondeur orchestrale, comme un second visage de la personne opposé à celui que nous voyons ». Et Pierre Jean Jouve de renchérir : « Il y a superposition et non pas mélange ». Il y a schize.
Ainsi la Division (1) est à l’oeuvre incessamment, dès le début de l’opéra. La division qui ouvre « une déchirure » entre les personnages. Ainsi Donna Anna se trouve-t-elle séparée de son père par la mort et, provisoirement, de son fiancé par le fait du deuil, et Donna Elvira, maintenant, de ceux dont elle aurait voulu qu’ils voient en elle l’épouse éternelle... Il s’agit aussi, plus profondément, d’une Division intérieure aux personnages : chez Donna Anna, tout est dans ce cri qu’elle a poussé lors du viol de son intimité, cri qui l’unit indéfectiblement à son agresseur ; chez Don Giovanni, dans le fait qu’il est devenu désormais involontairement un criminel ; et, pour Donna Elvira, dans ce fossé béant (donc) qui existe entre ses griefs, les exigences de sa personne et la force impersonnelle de ce désir qui l’assaille encore, quoi qu’elle en ait.
La Division est à l’oeuvre, aussi, chez Leporello, mêlée chez lui à un accent comique. La Division extérieure, avec ce « non » par où le valet débute l’opéra et dit vouloir ne plus servir son maître (2), se séparer définitivement de lui. Mais aussi intérieure, dans la mesure où Don Giovanni est, on l’a vu, le double antagoniste de Leporello. Ce que Don Quichotte est à Sancho ! Otto Rank (3) a étudié la complémentarité que représentent tous ces doubles célèbres, leur fusion constituant, en fin de compte, une personnalité complète et équilibrée. Tout ce qui manque à l’un, l’autre l’a, et inversement. Plus finement il faut noter encore que la figure de Don Giovanni, comme on le verra, « se nourrit » de celle de son valet, et que la figure du valet « se nourrit » à son tour de celle du maître. Phénomène d’identification, le valet se trouve investi par l’image qu’il se fait du maître. Et cette image (celle d’un grand seigneur jouisseur, à la fois craint et recherché, et n’ayant aucune conscience du péché) interfère sur sa propre personne de valet plutôt couard, trouvant assise et sécurité dans les opinions bien pensantes, les gestes bien tempérés et une conscience aiguë du péché et de la punition : en fait, celle d’un homme de pleutrerie moralisatrice plus que de morale vraie. On le voit : ce qui interfère là, ce qui glisse en Leporello, c’est la « partie la plus basse de Don Juan » (4).
S’il y a interférence, il n’y a donc pas simple superposition ou simple ligne de fêlure, sous l’angle de la Division, comme chez Donna Elvira, mais infiltrations ténues donnant naissance à un personnage chaotique, incertain, d’une ambivalence extrême. D’où cet Air du Catalogue, si organisé dans son déroulement, si soucieux de faire
apparaître tous les éléments attachés au phénomène de la séduction de Don Giovanni : les pays, le nombre et le type des femmes, les goûts prédominants du séducteur ; mais témoignant, au nom de la morale et de l’effroi, de voyeurisme à l’endroit du maître et de sadisme à l’endroit de Donna Elvira – dont on s’offre en effet la souffrance et le supplice, en la couchant, puis en se la représentant parmi les victimes de la "lista". (1) Voir aussi Camille Dumoulié. Op. cit. Chapitre VIII. (2) « E non vaglio più servir ». Acte I. Sc. I. (3) Op. cit. (4) Pierre-Jean Jouve. Op. cit. - 58
S’agirait-il enfin d’un personnage hautement shakespearien, plein de ressentiment à l’endroit des femmes qu’il ne convainc pas comme son maître, et qui se venge ainsi à sa façon, allant jusqu’à mettre sous l’esprit d’Elvira les choses les plus coquines ? D’où le Vous savez ce qu’il fait ?, suggéré dans un murmure indécent et cruel (1)..
(1) Quant à Catherinon, valet du Burlador, chez Tirso, il annonce nettement, lui, son homosexualité. Il fait, entre autres remarques, à un moment : « Monsieur, puisque tu sais que je suis une Catherinette »... Op. cit. Acte II p. 159. -
III
ZERLINA OU UN MOMENT DE PURE SEDUCTION
SCENE SEPTIEME (N° 5 DUO AVEC CHOEUR)
PREPARATIFS DE NOCE
N° 5 : Giovinette che fate all’amoreElvira à peine disparue, nos deux héros tombent soudain sur une assemblée de paysans. On y chante autour de tables. C’est un duo avec choeur. D’emblée on est in médias res. La paysanne Zerlina invite toutes les filles énamourées de l’assistance à ne pas laisser passer le temps et à goûter dès maintenant les fruits de la vie : (Giovinette che fate all’amore) puis, en manière de refrain, elle fait des la ra la et évoque le plaisir attaché à l’amour ; refrain que le choeur reprend en même temps qu’elle. Le paysan Masetto, lui, invite les garçons à la tête légère à ne pas butiner de-ci de-là, à craindre la fête des fous ; car, pour lui, elle n’a pas commencé ; puis vient le refrain, fait des mêmes éléments que précédemment – et que le choeur reprend.
La deuxième partie du duo, c’est l’invitation de Zerlina à son fiancé Masetto de prendre du bon temps avec elle, sur quoi Masetto fait à Zerlina la même invitation. Ils chantent un moment de conserve et le choeur réentonne les la ra la. Ce qui nous induit à penser que nous sommes dans une noce campagnarde.
C’est une musique agreste et légère ; un rythme de danse savant, qui nous éloigne à la fois du simple folklore et des bergeries propres au XVIIIe siècle. Quelque chose d’à la fois gai et insouciant, comme on pense qu’était Mozart, en dépit de tout. Est-ce une joie un peu « sotte » ? oui, dans la mesure où elle éradique un instant les aspérités de la vie et croit en la pérennité des sentiments. Mais qui ne se marie sans y croire ?
COMMENTAIRE : COMME UN PRESSENTIMENT
On rappellera d’abord que l’alternance de femmes nobles et de femmes du peuple est déjà chez Tirso et Cicognini, mais aussi dans le modèle dont Da Ponte s’est directement inspiré : l’oeuvre de Gazzaniga-Bertati, jouée à Venise en 1787 . Zerlina est assurément l’Aminta de Tirso, la Mathurina de Bertati et la Charlotte de Molière ; en notant cependant que, chez Molière, Charlotte n’est que la promise de Pierrot.
Alors qu’ici on est en pleines noces ; comme chez Tirso et Bertati : ce qui donne un ton plus dramatique à l’événement.
On sent déjà, si on lit bien le texte, que le drame est déjà là : dans la différence notable entre les propos des fiancés aux paysannes et aux paysans. Zerlina, en effet, invite à jouir de l’amour comme il vient, reproduisant en cela peut-être « la liberté insouciante personnelle à Mozart » (1), tandis que Masetto, si on l’entend bien, lui, est un jeune homme vierge qui pense explicitement que le bonheur est de vouer sa vie à une seule femme. Ce n’est pas là du tout un adepte des fêtes de Vénus et, s’il avait de l’instruction, on le verrait assez bien dans la peau d’un maître d’école plutôt austère.
On rappellera d’abord que l’alternance de femmes nobles et de femmes du peuple est déjà chez Tirso et Cicognini, mais aussi dans le modèle dont Da Ponte s’est directement inspiré : l’oeuvre de Gazzaniga-Bertati, jouée à Venise en 1787 . Zerlina est assurément l’Aminta de Tirso, la Mathurina de Bertati et la Charlotte de Molière ; en notant cependant que, chez Molière, Charlotte n’est que la promise de Pierrot.
Alors qu’ici on est en pleines noces ; comme chez Tirso et Bertati : ce qui donne un ton plus dramatique à l’événement.
On sent déjà, si on lit bien le texte, que le drame est déjà là : dans la différence notable entre les propos des fiancés aux paysannes et aux paysans. Zerlina, en effet, invite à jouir de l’amour comme il vient, reproduisant en cela peut-être « la liberté insouciante personnelle à Mozart » (1), tandis que Masetto, si on l’entend bien, lui, est un jeune homme vierge qui pense explicitement que le bonheur est de vouer sa vie à une seule femme. Ce n’est pas là du tout un adepte des fêtes de Vénus et, s’il avait de l’instruction, on le verrait assez bien dans la peau d’un maître d’école plutôt austère.
SCENE HUITIEME (RECITATIF + N° 6 ARIA)
INGERENCE
N° 6 : Ho capito
Et soudain Don Giovanni se retrouve là, en pleine fête populaire, heureux du départ de Donna Elvira, vu la présence de bien jolies filles. A quoi Leporello, en bon double de son maître, répond que c’est là une aubaine. Alors a lieu le récitatif, accompagné à la basse, de la rencontre des uns et des autres. Don Giovanni, qui invite à la poursuite de la gaieté, apprend qu’il est en pleines épousailles, par l’épouse ellemême qui se présente à lui sans se nommer : Oui, monsieur/et l’épousée c’est moi. On ne relèvera jamais assez le ton d’exaltation trouble, comme elle dit cela. Puis se présente l’époux, comme Don Giovanni demande à le voir ; lui aussi sans se nommer, ajoutant cependant cette antiphrase, qui rend déjà compte de quelque souffle révolutionnaire : Moi, pour vous servir (2). A ces deux réactions, l’une psychologique et musicale, l’autre politique et plus verbale, on mesure les marques de l’association géniale Da Ponte/Mozart. Oui, le drame est déjà là. D’où la réponse, on ne peut plus insolente et désinvolte de Don Giovanni : Oh, bravo ! pour me servir ! c’est du vrai parler d’honnête homme. Suit alors la remarque inouïe de l’épouse, témoignant que son époux est, en effet, un uom d’ottimo core (un homme d’excellent coeur) – ce qui signifie très explicitement qu’ « un homme d’excellent coeur » n’est pas pour autant un objet de passion. Don Giovanni, à qui rien n’échappe, dit vouloir être leur ami à tous deux et, pour ce faire, demande leurs noms. Ils se nomment : Zerlina, Masetto... Sur quoi Don Giovanni offre sa protection à Zerlina tout en la lutinant – tandis que
(1) Citation de Pierre Jean Jouve. (2) Chez Tirso, Batrice répète sans cesse que « c’est mauvais présage d’avoir à sa noce un puissant ». Op. cit. Acte II. - 61
Leporello (toujours en bon double) lutine, lui, les autres filles. Ce qui permet à Don Giovanni, quand Zerlina marque certain effroi, de reprendre son valet fortement, sur un ton sentencieux et vertueux que l’accompagnement soutient et de neutraliser, en quelque sorte, le cri de surprise de Zerlina, en se déresponsabilisant. C’est alors que soudain Don Giovanni ordonne à Leporello de conduire tous ces gens dans son château, pour qu’on leur offre : chocolat, café, vins, jambons, qu’on leur découvre les jardins, les galeries, les chambres, et que Masetto soit satisfait. Cependant Masetto refuse de partir avec les autres, qui déjà prennent la direction du château, et de laisser là Zerlina. Leporello répond que son excellence saura tenir son rôle et don Govianni met en avant sa qualité de chevalier. Là-dessus éclate ce qui ne demandait qu’à éclater : le fond de l’inconscient féminin de Zerlina, où perce son désir profond d’être enlevée, aimée, épousée par un chevalier qu’elle admire ; ce qu’elle traduit, à un niveau plus modeste, par un simple : Va, n’aie pas peur : adressé à Masetto sur un ton de tendresse inouïe. Mais Masetto renonce toujours à partir avec les autres et à laisser Zerlina. Don Giovanni, du coup, montre ce qu’il est : un grand seigneur sachant user de la force, lorsque son désir est en jeu, et il tire l’épée, disant à Masetto qu’il pourrait en faire les frais.
C’est alors qu’a lieu le fameux air de Masetto : ho capito (j’ai compris). On sait que Mozart l’a écrit avec beaucoup de soin. Sans doute parce qu’il le considérait comme important dans la geste de Don Giovanni. A la fois pour sa signification psychologique et politique. L’air est coupé en deux : une première partie qui s’adresse à Don Giovanni et une seconde, qui s’adresse en aparté à Zerlina et plus fortement à Leporello. La première partie est l’aveu de l’impuissance d’un homme qui dit à Don Giovanni qu’il ne peut faire autrement que de partir ; et que, pour les remarques, il se garde bien de les faire. On a compris là toute la réserve de rancoeur et de revendication sociale de Masetto, illustration de cette révolte qui couve alors dans les couches populaires et signe l’annonce de la Révolution française. Mais la dénégation est telle qu’elle vient à avoir la force de l’affirmation, la force de tout un programme contestataire : Non, non, non, non, je n’en fais pas (des remarques). Puis la dénégation laisse la place à une nouvelle figure subtile déjà exploitée : l’antiphrase colorée d’humour. Un trait qu’on pourrait trouver après tout dans Beaumarchais et, conséquemment, dans les Noces : Masetto avoue reconnaître, à certains signes la qualité de chevalier de Don Giovanni : me le disent les bontés que vous voulez avoir pour moi !
Cette partie de l’air est dure et amère, vocalement, mais sur des accents de fanfare, ce qui a pu faire croire – à tort – que Mozart donnait un tour comique au personnage. En fait, pour nous, il s’agit, au niveau de l’orchestre, de l’illustration virevoltante d’un état d’esprit frondeur et populaire, lequel anime les paroles dites staccato et en souligne à deux moments et par trois fois les reprises obstinées touchant l’impuissance et l’aliénation de l’homme Masetto.
La seconde partie de l’air s’adresse à Zerlina. C’est la jalousie d’un époux menacé de cocuage par son seigneur (encore Les Noces), qui éclate à la face de l’épouse subjuguée par ledit seigneur ; et cela sous la forme d’un concassement furieux de sonorités : Bricconaccia, malandrina, suivi de cette remarque : fosti ognor la mia ruina (tu auras toujours été ma ruine) – tandis que sonne un motif arpégé, au cor bien entendu, par suite du calembour sur le mot allemand Horn qui traduit à la fois les mots : cor et cornes. Ce qui signifie que Zerlina est par nature une petite garce que Masetto se reproche d’aimer, parce qu’elle ne le mérite pas. On voit là le thème bien connu de la comédie, porté ici à certaine gravité. Puis Masetto s’adresse à Leporello, lui disant qu’il veut bien partir avec lui : Vengo, vengo (je viens, je viens) ; cependant il ne peut qu’il ne s’adresse à Zerlina à nouveau, lui lançant que c’est une chose bien honnête que le chevalier la fasse chevalière elle aussi, dans l’acception italienne de femme « chevauchée ». Tout cela sur un lazzi musical qui convient bien aux propos, et bissé comme il se doit pour souligner le mot chevalière.
Ainsi les conflits politiques dominent la première partie, les conflits individuels la seconde. Certes, ceux-ci n’appartiennent pas seulement à une période déterminée : ils sont de tous les temps et ce n’est sans doute pas avec un seigneur que Zerlina a déjà donné du fil à retordre à Masetto ! C’est là la raison des différences dans l’accompagnement musical de l’Air : d’abord une marche révolutionnaire ; ensuite un lazzi. Mais il faut convenir que les conflits individuels, ici, ont comme intériorisé les conflits politiques.
INGERENCE
N° 6 : Ho capito
Et soudain Don Giovanni se retrouve là, en pleine fête populaire, heureux du départ de Donna Elvira, vu la présence de bien jolies filles. A quoi Leporello, en bon double de son maître, répond que c’est là une aubaine. Alors a lieu le récitatif, accompagné à la basse, de la rencontre des uns et des autres. Don Giovanni, qui invite à la poursuite de la gaieté, apprend qu’il est en pleines épousailles, par l’épouse ellemême qui se présente à lui sans se nommer : Oui, monsieur/et l’épousée c’est moi. On ne relèvera jamais assez le ton d’exaltation trouble, comme elle dit cela. Puis se présente l’époux, comme Don Giovanni demande à le voir ; lui aussi sans se nommer, ajoutant cependant cette antiphrase, qui rend déjà compte de quelque souffle révolutionnaire : Moi, pour vous servir (2). A ces deux réactions, l’une psychologique et musicale, l’autre politique et plus verbale, on mesure les marques de l’association géniale Da Ponte/Mozart. Oui, le drame est déjà là. D’où la réponse, on ne peut plus insolente et désinvolte de Don Giovanni : Oh, bravo ! pour me servir ! c’est du vrai parler d’honnête homme. Suit alors la remarque inouïe de l’épouse, témoignant que son époux est, en effet, un uom d’ottimo core (un homme d’excellent coeur) – ce qui signifie très explicitement qu’ « un homme d’excellent coeur » n’est pas pour autant un objet de passion. Don Giovanni, à qui rien n’échappe, dit vouloir être leur ami à tous deux et, pour ce faire, demande leurs noms. Ils se nomment : Zerlina, Masetto... Sur quoi Don Giovanni offre sa protection à Zerlina tout en la lutinant – tandis que
(1) Citation de Pierre Jean Jouve. (2) Chez Tirso, Batrice répète sans cesse que « c’est mauvais présage d’avoir à sa noce un puissant ». Op. cit. Acte II. - 61
Leporello (toujours en bon double) lutine, lui, les autres filles. Ce qui permet à Don Giovanni, quand Zerlina marque certain effroi, de reprendre son valet fortement, sur un ton sentencieux et vertueux que l’accompagnement soutient et de neutraliser, en quelque sorte, le cri de surprise de Zerlina, en se déresponsabilisant. C’est alors que soudain Don Giovanni ordonne à Leporello de conduire tous ces gens dans son château, pour qu’on leur offre : chocolat, café, vins, jambons, qu’on leur découvre les jardins, les galeries, les chambres, et que Masetto soit satisfait. Cependant Masetto refuse de partir avec les autres, qui déjà prennent la direction du château, et de laisser là Zerlina. Leporello répond que son excellence saura tenir son rôle et don Govianni met en avant sa qualité de chevalier. Là-dessus éclate ce qui ne demandait qu’à éclater : le fond de l’inconscient féminin de Zerlina, où perce son désir profond d’être enlevée, aimée, épousée par un chevalier qu’elle admire ; ce qu’elle traduit, à un niveau plus modeste, par un simple : Va, n’aie pas peur : adressé à Masetto sur un ton de tendresse inouïe. Mais Masetto renonce toujours à partir avec les autres et à laisser Zerlina. Don Giovanni, du coup, montre ce qu’il est : un grand seigneur sachant user de la force, lorsque son désir est en jeu, et il tire l’épée, disant à Masetto qu’il pourrait en faire les frais.
C’est alors qu’a lieu le fameux air de Masetto : ho capito (j’ai compris). On sait que Mozart l’a écrit avec beaucoup de soin. Sans doute parce qu’il le considérait comme important dans la geste de Don Giovanni. A la fois pour sa signification psychologique et politique. L’air est coupé en deux : une première partie qui s’adresse à Don Giovanni et une seconde, qui s’adresse en aparté à Zerlina et plus fortement à Leporello. La première partie est l’aveu de l’impuissance d’un homme qui dit à Don Giovanni qu’il ne peut faire autrement que de partir ; et que, pour les remarques, il se garde bien de les faire. On a compris là toute la réserve de rancoeur et de revendication sociale de Masetto, illustration de cette révolte qui couve alors dans les couches populaires et signe l’annonce de la Révolution française. Mais la dénégation est telle qu’elle vient à avoir la force de l’affirmation, la force de tout un programme contestataire : Non, non, non, non, je n’en fais pas (des remarques). Puis la dénégation laisse la place à une nouvelle figure subtile déjà exploitée : l’antiphrase colorée d’humour. Un trait qu’on pourrait trouver après tout dans Beaumarchais et, conséquemment, dans les Noces : Masetto avoue reconnaître, à certains signes la qualité de chevalier de Don Giovanni : me le disent les bontés que vous voulez avoir pour moi !
Cette partie de l’air est dure et amère, vocalement, mais sur des accents de fanfare, ce qui a pu faire croire – à tort – que Mozart donnait un tour comique au personnage. En fait, pour nous, il s’agit, au niveau de l’orchestre, de l’illustration virevoltante d’un état d’esprit frondeur et populaire, lequel anime les paroles dites staccato et en souligne à deux moments et par trois fois les reprises obstinées touchant l’impuissance et l’aliénation de l’homme Masetto.
La seconde partie de l’air s’adresse à Zerlina. C’est la jalousie d’un époux menacé de cocuage par son seigneur (encore Les Noces), qui éclate à la face de l’épouse subjuguée par ledit seigneur ; et cela sous la forme d’un concassement furieux de sonorités : Bricconaccia, malandrina, suivi de cette remarque : fosti ognor la mia ruina (tu auras toujours été ma ruine) – tandis que sonne un motif arpégé, au cor bien entendu, par suite du calembour sur le mot allemand Horn qui traduit à la fois les mots : cor et cornes. Ce qui signifie que Zerlina est par nature une petite garce que Masetto se reproche d’aimer, parce qu’elle ne le mérite pas. On voit là le thème bien connu de la comédie, porté ici à certaine gravité. Puis Masetto s’adresse à Leporello, lui disant qu’il veut bien partir avec lui : Vengo, vengo (je viens, je viens) ; cependant il ne peut qu’il ne s’adresse à Zerlina à nouveau, lui lançant que c’est une chose bien honnête que le chevalier la fasse chevalière elle aussi, dans l’acception italienne de femme « chevauchée ». Tout cela sur un lazzi musical qui convient bien aux propos, et bissé comme il se doit pour souligner le mot chevalière.
Ainsi les conflits politiques dominent la première partie, les conflits individuels la seconde. Certes, ceux-ci n’appartiennent pas seulement à une période déterminée : ils sont de tous les temps et ce n’est sans doute pas avec un seigneur que Zerlina a déjà donné du fil à retordre à Masetto ! C’est là la raison des différences dans l’accompagnement musical de l’Air : d’abord une marche révolutionnaire ; ensuite un lazzi. Mais il faut convenir que les conflits individuels, ici, ont comme intériorisé les conflits politiques.
SCENE NEUVIEME (RECITATIF + n° 7 DUETTINO)
SEDUCTION
N° 7 : Là ci darem la mano
Zerlina est maintenant seule avec Don Giovanni, lequel lui dit sans façon qu’elle est enfin débarrassée du grand benêt. Elle objecte que celui-ci est son mari ; à quoi il répond qu’un noble chevalier comme lui ne saurait souffrir qu’un joli minois comme elle soit en la possession d’un rustre. A l’objection que ce rustre est son mari, qu’elle lui a donné sa parole, il répond qu’une parole ne vaut rien. De la bouche du séducteur sort alors du miel : il lui dit qu’elle n’est pas faite pour être femme de paysan, mais pour un autre sort (un’altra sorte), étant donné ses yeux si malicieux, ses lèvres si belles, ses doigts si blancs et si odorants, et qu’il a vraiment avec elle l’impression de toucher du lait, des roses... Toutes ces gentillesses sont l’occasion d’inflexions suaves
– au point que Pierre Jean Jouve en vient à penser que Don Giovanni aime réellement Zerlina au moment de cette déclaration ; de ce dont témoignerait le jeu linéaire de quelques notes espacées par quoi Mozart exprimerait une « réalité complexe ». Zerlina est vaincue : Ah... non vorrei... (Ah ! je ne voudrais pas...) Quoi donc ? eh bien ! ditelle, se retrouver bafouée, sachant par la rumeur qu’un chevalier n’est ni honnête homme ni homme fidèle. Sur quoi Don Giovanni crie à l’imposture, lui proposant sur le champ de l’épouser, – avec, dans la voix les inflexions qui ont servi à évoquer la personne de Zerlina. Ainsi, en art, la vie peut elle être enfermée en un temps vertigineux où les intentions touchent les faits, et évoluer en un espace très contracté. Et Don Giovanni de montrer tout près un petit casino(casinetto), où seuls, dit-il, nous serons et là, mon bijou, nous nous épouserons... Mais cette accélération du temps et cette contraction de l’espace ont bien besoin d’un air (d’un duettino) où apparaisse la force du désir, rendant évident tout cela. Où, de plus, tout l’exprimé prenne vraiment corps. Don Giovanni débute, comme il se doit, donnant le ton et le dessin de la mélodie : Là ci darem la mano (Là-bas nous nous donnerons la main). C’est une invitation à Cythère, mais avec deux personnages seulement et un lieu qui n’est pas celui des nuages ! Deux parties. La mélodie d’invitation dit les paroles décisives : là-bas, tu me diras oui/Vois, ce n’est pas loin/ Partons, ma bien aimée, d’ici. Le oui (si) et le d’ici (da qui) se faisant écho symboliquement. Zerlina reprend la mélodie en l’élargissant, sur des paroles exquises disant son indécision (je voudrais et ne voudrais pas), car le coeur peut la tromper encore. Le mot cor (coeur) et le mot ancor (encore) se faisant écho. Mais la mélodie, élargie de sept mesures, ne dit-elle pas finalement que l’accord est fait en profondeur ? Puis ce sont de courtes répliques, chacune soulignée par la reprise de la mélodie, où la réticence de Zerlina, venue de la pitié que lui inspire la personne de Masetto, est enfin emportée par le changement de sort que lui promet Don Giovanni. D’où la conclusion : Vite... je ne suis plus assez forte (Presto... non son più forte), trois fois répétée et comme restant en suspens... D’où le Viens (Vieni) de Don Giovanni, deux fois répété puis suivi d’une reprise fiévreuse de tout l’échange.
Sur quoi a lieu la seconde partie : Andiam, andiam (Allons allons) où Don Giovanni donne toujours le départ, en une sorte de décision virile, reprise par Zerlina comme un soupir. Puis les deux voix chantent ensemble. L’idée est qu’il faut compenser les peines d’un innocent amour. L’idée, d’abord, est deux fois portée par une berceuse qui, étant donné son ton majeur, témoigne naturellement de quelque
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tristesse, de quelque inquiétude, où Pierre Jean Jouve (1) voit la manifestation du désespoir attaché, dès le commencement, à tout amour ; mais où nous, voyons la marque de la mort attachée dès le commencement à tout désir. Puis l’idée est portée par une sorte de danse paysanne. C’est, par-delà le message de la berceuse, qui touche l’avenir, l’immédiateté très simple de cette passion d’une paysanne, un rythme et un climat tirés de son horizon quotidien : accompagnant la réitération par les deux voix des Andiam, demeurés nostalgiques et inquiétants, a lieu un sautillement joyeux – presque joyeux – de l’orchestre évoquant on ne sait quelles musettes, quel cors, quels fifres et s’achevant en une coda à la fois claire et musclée.
SEDUCTION
N° 7 : Là ci darem la mano
Zerlina est maintenant seule avec Don Giovanni, lequel lui dit sans façon qu’elle est enfin débarrassée du grand benêt. Elle objecte que celui-ci est son mari ; à quoi il répond qu’un noble chevalier comme lui ne saurait souffrir qu’un joli minois comme elle soit en la possession d’un rustre. A l’objection que ce rustre est son mari, qu’elle lui a donné sa parole, il répond qu’une parole ne vaut rien. De la bouche du séducteur sort alors du miel : il lui dit qu’elle n’est pas faite pour être femme de paysan, mais pour un autre sort (un’altra sorte), étant donné ses yeux si malicieux, ses lèvres si belles, ses doigts si blancs et si odorants, et qu’il a vraiment avec elle l’impression de toucher du lait, des roses... Toutes ces gentillesses sont l’occasion d’inflexions suaves
– au point que Pierre Jean Jouve en vient à penser que Don Giovanni aime réellement Zerlina au moment de cette déclaration ; de ce dont témoignerait le jeu linéaire de quelques notes espacées par quoi Mozart exprimerait une « réalité complexe ». Zerlina est vaincue : Ah... non vorrei... (Ah ! je ne voudrais pas...) Quoi donc ? eh bien ! ditelle, se retrouver bafouée, sachant par la rumeur qu’un chevalier n’est ni honnête homme ni homme fidèle. Sur quoi Don Giovanni crie à l’imposture, lui proposant sur le champ de l’épouser, – avec, dans la voix les inflexions qui ont servi à évoquer la personne de Zerlina. Ainsi, en art, la vie peut elle être enfermée en un temps vertigineux où les intentions touchent les faits, et évoluer en un espace très contracté. Et Don Giovanni de montrer tout près un petit casino(casinetto), où seuls, dit-il, nous serons et là, mon bijou, nous nous épouserons... Mais cette accélération du temps et cette contraction de l’espace ont bien besoin d’un air (d’un duettino) où apparaisse la force du désir, rendant évident tout cela. Où, de plus, tout l’exprimé prenne vraiment corps. Don Giovanni débute, comme il se doit, donnant le ton et le dessin de la mélodie : Là ci darem la mano (Là-bas nous nous donnerons la main). C’est une invitation à Cythère, mais avec deux personnages seulement et un lieu qui n’est pas celui des nuages ! Deux parties. La mélodie d’invitation dit les paroles décisives : là-bas, tu me diras oui/Vois, ce n’est pas loin/ Partons, ma bien aimée, d’ici. Le oui (si) et le d’ici (da qui) se faisant écho symboliquement. Zerlina reprend la mélodie en l’élargissant, sur des paroles exquises disant son indécision (je voudrais et ne voudrais pas), car le coeur peut la tromper encore. Le mot cor (coeur) et le mot ancor (encore) se faisant écho. Mais la mélodie, élargie de sept mesures, ne dit-elle pas finalement que l’accord est fait en profondeur ? Puis ce sont de courtes répliques, chacune soulignée par la reprise de la mélodie, où la réticence de Zerlina, venue de la pitié que lui inspire la personne de Masetto, est enfin emportée par le changement de sort que lui promet Don Giovanni. D’où la conclusion : Vite... je ne suis plus assez forte (Presto... non son più forte), trois fois répétée et comme restant en suspens... D’où le Viens (Vieni) de Don Giovanni, deux fois répété puis suivi d’une reprise fiévreuse de tout l’échange.
Sur quoi a lieu la seconde partie : Andiam, andiam (Allons allons) où Don Giovanni donne toujours le départ, en une sorte de décision virile, reprise par Zerlina comme un soupir. Puis les deux voix chantent ensemble. L’idée est qu’il faut compenser les peines d’un innocent amour. L’idée, d’abord, est deux fois portée par une berceuse qui, étant donné son ton majeur, témoigne naturellement de quelque
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tristesse, de quelque inquiétude, où Pierre Jean Jouve (1) voit la manifestation du désespoir attaché, dès le commencement, à tout amour ; mais où nous, voyons la marque de la mort attachée dès le commencement à tout désir. Puis l’idée est portée par une sorte de danse paysanne. C’est, par-delà le message de la berceuse, qui touche l’avenir, l’immédiateté très simple de cette passion d’une paysanne, un rythme et un climat tirés de son horizon quotidien : accompagnant la réitération par les deux voix des Andiam, demeurés nostalgiques et inquiétants, a lieu un sautillement joyeux – presque joyeux – de l’orchestre évoquant on ne sait quelles musettes, quel cors, quels fifres et s’achevant en une coda à la fois claire et musclée.
COMMENTAIRE I : KIERKEGAARD ET DON GIOVANNI
L’idée maîtresse de Kierkegaard (2), est donc que le Don Giovanni de Mozart l’emporte sur tous ses prédécesseurs ; car lui seul, grâce au médium que représente la musique, se donne à voir comme un héros dépassant le cadre de « l’intéressant ». Qu’il s’agisse, en effet, du Joannès du Journal du Séducteur de Kierkegaard lui-même, ou du Dom Juan de Molière, ils ont ceci en commun que, sans cesse, ils réfléchissent, supputent, anticipent l’avenir. Johannès, lui, n’a de cesse, par ses astuces, par tous les stratagèmes possibles imaginables, que de parvenir à ce que la jeune fille convoitée finisse par l’aimer librement, plus que tout au monde, acceptant de perdre sa virginité sans recevoir en échange la moindre promesse ni d’amour ni de mariage. La jouissance du héros résidant là, plus que dans la conquête et la possession. C’est, comme on voit, de la haute voltige. Dom Juan, chez Molière, n’atteint pas, lui, à ce degré de perfection, mais à la catégorie la plus banale qui soit de la séduction : il s’agit en fait d’un individu méchant, rusé, trompeur, ne craignant de frapper ni valets ni paysan – flétrissant par là son appartenance à la noblesse – et, pour ce qui est de la séduction, abusant de tous les stratagèmes pour forcer sa victime, y compris de sa qualité de noble et de la promesse de mariage. Ainsi, ce dernier appartiendrait, lui, à la catégorie esthétique érotique la plus inférieure. Mais, pour Kierkegaard, la palme revient au Don Giovanni de Mozart qui appartiendrait à l’étape « esthétique érotique spontanée », donc la plus haute : aucune réflexion, aucun stratagème n’intervenant vraiment dans la vie du héros, le désir pur agissant seul par lui-même. Ainsi Don Giovanni, chez Mozart, serait pour Kierkegaard, note Sarah Kofmann (3), plus qu’un individu, une force, une puissance de désir et de vie ; plus que sa personne, sa sensualité serait séductrice ; et les êtres, tout autour, résonneraient d’elle, « seraient autant d’échos de cette énergie vitale, inépuisable, qui revient éternellement, toujours victorieuse, toujours prête à se dépenser de nouveau ». (1) Op. cit., p. 67. (2) Op. cit. (3) Don Juan ou le refus de la dette. Galilée, 1991 (Trois éudes sur Tirso, Molière et Lenau). Il ne séduit pas, précise Kierkegaard, mais il désire, et ce désir a un effet séducteur. Ce qui mène à cette idée que Don Giovanni « fait la femme », suscite la féminité : « Dans chaque femme, il désire la féminité tout entière et c’est en cela que se trouve sa puissance sensuellement idéalisante ». Puis : « Ce désir de féminité en chacune confère à chaque objet du désir une beauté supérieure ». Ainsi : « Toutes les différences particulières s’évanouissent, devant ce qui est l’essentiel, être femme ». D’où ce fameux odor di femmina qu’il dit sentir à certain moment et ce fameux mille e tre du catalogue, qui, « dans son imparité, traduit à merveille l’infinité du désir » (1).
L’idée maîtresse de Kierkegaard (2), est donc que le Don Giovanni de Mozart l’emporte sur tous ses prédécesseurs ; car lui seul, grâce au médium que représente la musique, se donne à voir comme un héros dépassant le cadre de « l’intéressant ». Qu’il s’agisse, en effet, du Joannès du Journal du Séducteur de Kierkegaard lui-même, ou du Dom Juan de Molière, ils ont ceci en commun que, sans cesse, ils réfléchissent, supputent, anticipent l’avenir. Johannès, lui, n’a de cesse, par ses astuces, par tous les stratagèmes possibles imaginables, que de parvenir à ce que la jeune fille convoitée finisse par l’aimer librement, plus que tout au monde, acceptant de perdre sa virginité sans recevoir en échange la moindre promesse ni d’amour ni de mariage. La jouissance du héros résidant là, plus que dans la conquête et la possession. C’est, comme on voit, de la haute voltige. Dom Juan, chez Molière, n’atteint pas, lui, à ce degré de perfection, mais à la catégorie la plus banale qui soit de la séduction : il s’agit en fait d’un individu méchant, rusé, trompeur, ne craignant de frapper ni valets ni paysan – flétrissant par là son appartenance à la noblesse – et, pour ce qui est de la séduction, abusant de tous les stratagèmes pour forcer sa victime, y compris de sa qualité de noble et de la promesse de mariage. Ainsi, ce dernier appartiendrait, lui, à la catégorie esthétique érotique la plus inférieure. Mais, pour Kierkegaard, la palme revient au Don Giovanni de Mozart qui appartiendrait à l’étape « esthétique érotique spontanée », donc la plus haute : aucune réflexion, aucun stratagème n’intervenant vraiment dans la vie du héros, le désir pur agissant seul par lui-même. Ainsi Don Giovanni, chez Mozart, serait pour Kierkegaard, note Sarah Kofmann (3), plus qu’un individu, une force, une puissance de désir et de vie ; plus que sa personne, sa sensualité serait séductrice ; et les êtres, tout autour, résonneraient d’elle, « seraient autant d’échos de cette énergie vitale, inépuisable, qui revient éternellement, toujours victorieuse, toujours prête à se dépenser de nouveau ». (1) Op. cit., p. 67. (2) Op. cit. (3) Don Juan ou le refus de la dette. Galilée, 1991 (Trois éudes sur Tirso, Molière et Lenau). Il ne séduit pas, précise Kierkegaard, mais il désire, et ce désir a un effet séducteur. Ce qui mène à cette idée que Don Giovanni « fait la femme », suscite la féminité : « Dans chaque femme, il désire la féminité tout entière et c’est en cela que se trouve sa puissance sensuellement idéalisante ». Puis : « Ce désir de féminité en chacune confère à chaque objet du désir une beauté supérieure ». Ainsi : « Toutes les différences particulières s’évanouissent, devant ce qui est l’essentiel, être femme ». D’où ce fameux odor di femmina qu’il dit sentir à certain moment et ce fameux mille e tre du catalogue, qui, « dans son imparité, traduit à merveille l’infinité du désir » (1).
COMMENTAIRE II : PSYCHANALYSE ET DON GIOVANNI
Puissance anonyme et métaphysique et effets illimités, il n’empêche que le Don Giovanni de Mozart existe à travers un homme donné ; qu’il suppute et réfléchit, en tant que tel, ne lésinant pas lui non plus sur les moyens pour atteindre ses fins. Oui : le séducteur est partout en fait – chez Tirso, chez Molière, chez Mozart – l’homme du défi et il ne peut du même coup qu’il n’appartienne ici et là à la sphère de l’intéressant et de la psychologie individuelle. Ce qu’on peut en effet déceler de commun, dans le Don Giovanni de Mozart comme dans les deux précédents, c’est le déni de la castration. Au niveau de la structure oedipienne, le nom-du-père est en effet loin d’avoir été reconnu. Aussi le sujet n’a de cesse que de refuser le monde de ce dernier : la Loi, l’institution, l’échange des femmes, le mariage, la parole donnée ... Autrement dit, c’est le refus de tous les impératifs : religieux, éthiques, économiques... Seule subsiste, comme on a vu chez Tirso, la réalité d’être « un homme et une femme », – la réalité de cette « force d’enfant » d’Eros, qui est ce qu’il y a de plus dangereux pour la société.
Mais peut-être est-ce encore plus haut que la structure oedipienne qu’il y a lieu de remonter pour le séducteur : à ce moment-même où le sujet aurait vécu une sorte de tête-à-tête édénique avec la Mère, le Père étant certes intervenu, mais sans être reconnu. Ce qui est la définition même de la structure perverse. Ainsi, pour Julia Kristewa, Don Juan serait tributaire d’une identification primaire à la Mère, et cette part de féminité serait, sous un certain angle, « la féminité idéale du sujet lui-même » (2). Ainsi, pour Sarah Kofmann encore : « A travers toutes les femmes, n’est-ce pas
(1) Citation de Sarah Kofmann. Op. cit. (2) Histoires d’amour, p. 256-257. - 66
elle (la mère) et lui-même, par identification avec elle qu’il cherche à libérer de la loi divine, patriarcale et masculine ? » (1).
Cette fixation à la Mère, ou encore : cette dette que le séducteur ne se reconnaît qu’en la Nature-Mère, a pour conséquence l’essence même du comportement du héros. Dans la névrose, le désir se heurte à la loi paternelle qui lui barre la route de la Mère ; mais le névrosé persiste dans son désir tout en reconnaissant la loi du Père : d’où un symptôme de compromis qui se traduit par la culpabilité et la souffrance. Dans la psychose, le désir rejette toute instance légale ; mais le psychotique, du fait de refuser la Loi, ne peut du même coup accéder à son « identité désirante » et « perd tragiquement la jouissance de soi-même et de la réalité » ; tout cela par manque « de fondation ». Dans le cas du pervers qui nous occupe ici, le désir, tout du côté de la Mère et dans l’ignorance absolue de l’interdit, jouit de ce fait d’une franche innocence et d’une édénique jouissance ; mais, sentant qu’il ne peut rien sans la Loi, le voilà qui procède astucieusement à une « déchirure » de son moi ou encore, selon Freud, à un « clivage ». Ainsi évite-t-il et le conflit du névrotique et la perte de l’identité désirante du psychotique. Ce faisant, il introduit par ce geste même, selon Jean-Pierre Assoum (2), une sorte de « manque dans son être ». Certes il immerge l’angoisse au fond de lui, la rendant en quelque sorte inaccessible à la conscience, mais l’effet de ce « clivage » est tel qu’il « instaure un rapport distant et somme toute impossible à l’objet du désir. Comme si l’objet, à peine convoité, tombait dans le trou sans fond qu’est devenu le sujet ». D’autant que, selon Freud, cette déchirure, avec le temps, a le propre de s’agrandir sans cesse et de demander à être comblée en permanence. Et cela de deux façons : en accumulant d’une part les objets du désir – boulimie d’autant plus ferme qu’elle croît avec la consommation (d’où l’insatiabilité de Don Juan) ; puis en portant d’autre part défi sur défi à l’instance paternelle, l’objet étant incessamment dérobé comme la Mère l’a été (d’où le besoin qu’a Don Juan de le sentir enlevé soit à un mari, soit à un fiancé, soit à un père, soit à toute une institution familiale ou conventuelle, soit à la simple disposition au repos et à la paix des sens de quelque femme libre ou âgée...)
Il suit de là que Don Giovanni est amené, par la nature de sa perversité, à vivre dans l’ordre de la jouissance une ambiguïté fondamentale : à ressentir l’innocence la plus joyeuse et le sentiment de puissance le plus exaltant, – tout en étant victime de cette faille de l’être en lui, qui fait qu’il jouit « moins de sa conquête que de ce qu’il la dérobe au Père » et que le défi est, en dernière analyse, son authentique jouissance.
(1) Op. cit. (2) Op. cit.
Puissance anonyme et métaphysique et effets illimités, il n’empêche que le Don Giovanni de Mozart existe à travers un homme donné ; qu’il suppute et réfléchit, en tant que tel, ne lésinant pas lui non plus sur les moyens pour atteindre ses fins. Oui : le séducteur est partout en fait – chez Tirso, chez Molière, chez Mozart – l’homme du défi et il ne peut du même coup qu’il n’appartienne ici et là à la sphère de l’intéressant et de la psychologie individuelle. Ce qu’on peut en effet déceler de commun, dans le Don Giovanni de Mozart comme dans les deux précédents, c’est le déni de la castration. Au niveau de la structure oedipienne, le nom-du-père est en effet loin d’avoir été reconnu. Aussi le sujet n’a de cesse que de refuser le monde de ce dernier : la Loi, l’institution, l’échange des femmes, le mariage, la parole donnée ... Autrement dit, c’est le refus de tous les impératifs : religieux, éthiques, économiques... Seule subsiste, comme on a vu chez Tirso, la réalité d’être « un homme et une femme », – la réalité de cette « force d’enfant » d’Eros, qui est ce qu’il y a de plus dangereux pour la société.
Mais peut-être est-ce encore plus haut que la structure oedipienne qu’il y a lieu de remonter pour le séducteur : à ce moment-même où le sujet aurait vécu une sorte de tête-à-tête édénique avec la Mère, le Père étant certes intervenu, mais sans être reconnu. Ce qui est la définition même de la structure perverse. Ainsi, pour Julia Kristewa, Don Juan serait tributaire d’une identification primaire à la Mère, et cette part de féminité serait, sous un certain angle, « la féminité idéale du sujet lui-même » (2). Ainsi, pour Sarah Kofmann encore : « A travers toutes les femmes, n’est-ce pas
(1) Citation de Sarah Kofmann. Op. cit. (2) Histoires d’amour, p. 256-257. - 66
elle (la mère) et lui-même, par identification avec elle qu’il cherche à libérer de la loi divine, patriarcale et masculine ? » (1).
Cette fixation à la Mère, ou encore : cette dette que le séducteur ne se reconnaît qu’en la Nature-Mère, a pour conséquence l’essence même du comportement du héros. Dans la névrose, le désir se heurte à la loi paternelle qui lui barre la route de la Mère ; mais le névrosé persiste dans son désir tout en reconnaissant la loi du Père : d’où un symptôme de compromis qui se traduit par la culpabilité et la souffrance. Dans la psychose, le désir rejette toute instance légale ; mais le psychotique, du fait de refuser la Loi, ne peut du même coup accéder à son « identité désirante » et « perd tragiquement la jouissance de soi-même et de la réalité » ; tout cela par manque « de fondation ». Dans le cas du pervers qui nous occupe ici, le désir, tout du côté de la Mère et dans l’ignorance absolue de l’interdit, jouit de ce fait d’une franche innocence et d’une édénique jouissance ; mais, sentant qu’il ne peut rien sans la Loi, le voilà qui procède astucieusement à une « déchirure » de son moi ou encore, selon Freud, à un « clivage ». Ainsi évite-t-il et le conflit du névrotique et la perte de l’identité désirante du psychotique. Ce faisant, il introduit par ce geste même, selon Jean-Pierre Assoum (2), une sorte de « manque dans son être ». Certes il immerge l’angoisse au fond de lui, la rendant en quelque sorte inaccessible à la conscience, mais l’effet de ce « clivage » est tel qu’il « instaure un rapport distant et somme toute impossible à l’objet du désir. Comme si l’objet, à peine convoité, tombait dans le trou sans fond qu’est devenu le sujet ». D’autant que, selon Freud, cette déchirure, avec le temps, a le propre de s’agrandir sans cesse et de demander à être comblée en permanence. Et cela de deux façons : en accumulant d’une part les objets du désir – boulimie d’autant plus ferme qu’elle croît avec la consommation (d’où l’insatiabilité de Don Juan) ; puis en portant d’autre part défi sur défi à l’instance paternelle, l’objet étant incessamment dérobé comme la Mère l’a été (d’où le besoin qu’a Don Juan de le sentir enlevé soit à un mari, soit à un fiancé, soit à un père, soit à toute une institution familiale ou conventuelle, soit à la simple disposition au repos et à la paix des sens de quelque femme libre ou âgée...)
Il suit de là que Don Giovanni est amené, par la nature de sa perversité, à vivre dans l’ordre de la jouissance une ambiguïté fondamentale : à ressentir l’innocence la plus joyeuse et le sentiment de puissance le plus exaltant, – tout en étant victime de cette faille de l’être en lui, qui fait qu’il jouit « moins de sa conquête que de ce qu’il la dérobe au Père » et que le défi est, en dernière analyse, son authentique jouissance.
(1) Op. cit. (2) Op. cit.
COMMENTAIRE III : TACTIQUE DU SEDUCTEUR : « FAIRE LA FEMME »
« Faire la femme » ? il n’a pas de mal à la faire, vu qu’il l’est déjà en son être, par l’identification qu’on a dite à la Mère. L’excès du féminin en Don Giovanni correspond au déni fougueux de l’instance paternelle – donc de sa propre castration. Par ce « manque même, il semble nommer le manque propre à la femme », avoir « le mystérieux privilège » de la « sentir » et de la « conquérir », au point d’en respirer l’odor (1). Etant avec elle de plain-pied, il ouvre largement en elle la voie de la féminité, en ce que la femme, nous dit excellemment Camille Dumoulié : « n’est pas toute sous l’égide de la loi et du nom du père à l’universalisme défaillant ».
« Faire la femme », c’est donc faire éclater en chacune ce qu’il y a de plus féminin. C’est, selon Daniel Sibony (2), éveiller en chacune « le fantasme de la féminité », à quoi chacune pourra s’identifier. « L’étrange » qu’est Don Giovanni a pour mission de laisser entendre chaque fois à la première venue qu’elle en est « coupée », en lui tendant ce miroir (de mots) où elle peut « se mirer et s’abîmer », – créant ainsi en elle l’inouïe rencontre d’ « une femme » avec « l’Un Femme ».
La technique de séduction est subtile. Pour les paysannes qui nous concernent, le modèle est déjà dans Tirso et Molière. Le narcissisme propre au féminin se laisse prendre à la glu de quelque portrait idéal. Chez Tirso, Aminte est le soleil qui se reflète dans le gouffre amer de la mer donjuanesque ; Chez Molière, il est dit à Mathurine « qu’elle est d’ailleurs » et à Charlotte qu’elle n’est pas « née pour demeurer dans ce village ». Ainsi fait notre Don Giovanni avec Zerlina. Elle qui est loin d’avoir été une oie blanche avant d’avoir rencontré Don Giovanni ; elle qui, de par sa nature mobile socialement, comme est toute femme, comme est toute monnaie (3), s’avère une mauvaise monnaie selon les dires de Masetto, encore qu’il ne puisse s’en défaire – est, on se doute bien, une proie facile pour le séducteur et ses lazzi rhétoriques. Ils participent en gros de deux ou trois procédés, même si ceux-ci sont mêlés, tous visant à flatter le narcissisme de Zerlina. Ils font l’inventaire des détails de la beauté idéale qu’elle est censée être ; encore une énumération ! Ils tournent, ensuite, autour de cette idée qu’elle est « d’ailleurs », qu’elle n’est pas faite pour être paysanne, que tant de perfection ne doit pas demeurer en sommeil et que toutes ces qualités la destinent à devenir l’épouse d’un seigneur. Ce faisant, ils blasonnent ce défi proprement attaché à la jouissance du pervers qu’est Don Giovanni, qui est de braver le nom du père, par le mépris affiché de la loi : ici du mariage arrêté et de la parole donnée, attentant par là
(1) Paul Laurent Assoun. Le pervers et la femme. Défi et perversion : Don Juan ou la découverte de la féminité, Anthropos, 1989, p. 6. (2) Le Féminin et la séduction. « Le livre de poche ». 1986. (3) Voir là-dessus la Note 3, p. 78. - 68
aux fondements même de la société. Oui, dérobée au Père, à l’Ordre du Père, dérobée à elle-même en tant qu’être social : voilà Zerlina.
Que va-t-il advenir d’elle, quand elle se réveillera ?
IV. LE HARCELEMENT
SCENE DIXIEME (RECITATIF + N° 8 ARIA)
DERANGEMENT I
N° 8 : Ah fuggi il traditor
Le réveil de Zerlina commencerait-il déjà ? Car Elvira est de nouveau là, qui arrête Don Giovanni d’un petit geste désespéré, dit avoir tout entendu et être envoyée par le Ciel pour sauver une malheureuse innocente.
Le récitatif est tendu. Au travers de ce mot : innocente, Donna Elvira veut-elle dire que tout le désir, tout l’emportement de Zerlina sont un effet bien malheureux de la force désirante de Don Giovanni, sans que la pauvrette ait pu quelque chose à cela ?
En tout cas Zerlina demande pourquoi elle serait malheureuse ; et Don Giovanni, lui, s’adresse à l’Amour pour sortir de ce mauvais pas.
(Personne n’a encore relevé, du moins à notre connaissance, le côté dérisoire de cette invocation à l’Amour, comme si le héros savait d’avance qu’il le faisait en vain, persuadé au fond de ne trouver qu’en soi, qu’en la force de sa puissance, les ressorts de sa conduite. Aussi le comédien doit-il trouver ici les inflexions les plus appropriées à distancier cette forme traditionnelle et religieuse d’invocation).
Après quoi Don Giovanni s’adresse en aparté à Elvira, il lui dit qu’il ne s’agit que d’un simple divertissement ; mais cette dernière crie voir là un divertissement fort cruel, si bien que Zerlina, comprenant à demi-mot, demande à Don Giovanni de s’expliquer en présence d’une pauvre infortunée éprise de lui, pour qui il a feint de l’amour par pitié et en homme de coeur.
Du coup éclate l’Aria plein de fureur de Donna Elvira. Elle supplie Zerlina de fuir le traître, déclare mensongers les lèvres et le regard de ce dernier, lui confie son propre tourment et l’invite à craindre ce dont elle-même a fait l’épreuve.
L’air est tout d’un bloc, sans nuances apparentes ; c’est un cri continu et non la suite d’inflexions d’une colère étendue ; une réaction organique, mais paradoxalement traduite par une diction appuyée, volontairement arrachée, qui suppose « un travail continuel de la voix » par-dessus l’accompagnement allegro d’un quatuor, dont on convient du style haendelien archaïsant, ce qui crée une grande unité vocale et musicale.
COMMENTAIRE MUSICAL DE LA SUFFOCATION
Ici Donna Elvira prend à nouveau conscience de la cruelle vérité de Don Giovanni. Elle est au comble d’une certitude. Aussi, vocalement, ne le sent-on pas aussi divisée. Précédemment, « sous l’amour blessé, étouffé au nom de l’amour pur et de l’honneur » persistaient dans son chant les pointes de « cette force impersonnelle du désir » qui la séparait de soi : « ces petits démons » (1) où se manifestait le désir ; mais à présent une sorte de stase s’est installée, sous le coup de la suffocation, touchant la ligne divisée de son chant.
« Faire la femme » ? il n’a pas de mal à la faire, vu qu’il l’est déjà en son être, par l’identification qu’on a dite à la Mère. L’excès du féminin en Don Giovanni correspond au déni fougueux de l’instance paternelle – donc de sa propre castration. Par ce « manque même, il semble nommer le manque propre à la femme », avoir « le mystérieux privilège » de la « sentir » et de la « conquérir », au point d’en respirer l’odor (1). Etant avec elle de plain-pied, il ouvre largement en elle la voie de la féminité, en ce que la femme, nous dit excellemment Camille Dumoulié : « n’est pas toute sous l’égide de la loi et du nom du père à l’universalisme défaillant ».
« Faire la femme », c’est donc faire éclater en chacune ce qu’il y a de plus féminin. C’est, selon Daniel Sibony (2), éveiller en chacune « le fantasme de la féminité », à quoi chacune pourra s’identifier. « L’étrange » qu’est Don Giovanni a pour mission de laisser entendre chaque fois à la première venue qu’elle en est « coupée », en lui tendant ce miroir (de mots) où elle peut « se mirer et s’abîmer », – créant ainsi en elle l’inouïe rencontre d’ « une femme » avec « l’Un Femme ».
La technique de séduction est subtile. Pour les paysannes qui nous concernent, le modèle est déjà dans Tirso et Molière. Le narcissisme propre au féminin se laisse prendre à la glu de quelque portrait idéal. Chez Tirso, Aminte est le soleil qui se reflète dans le gouffre amer de la mer donjuanesque ; Chez Molière, il est dit à Mathurine « qu’elle est d’ailleurs » et à Charlotte qu’elle n’est pas « née pour demeurer dans ce village ». Ainsi fait notre Don Giovanni avec Zerlina. Elle qui est loin d’avoir été une oie blanche avant d’avoir rencontré Don Giovanni ; elle qui, de par sa nature mobile socialement, comme est toute femme, comme est toute monnaie (3), s’avère une mauvaise monnaie selon les dires de Masetto, encore qu’il ne puisse s’en défaire – est, on se doute bien, une proie facile pour le séducteur et ses lazzi rhétoriques. Ils participent en gros de deux ou trois procédés, même si ceux-ci sont mêlés, tous visant à flatter le narcissisme de Zerlina. Ils font l’inventaire des détails de la beauté idéale qu’elle est censée être ; encore une énumération ! Ils tournent, ensuite, autour de cette idée qu’elle est « d’ailleurs », qu’elle n’est pas faite pour être paysanne, que tant de perfection ne doit pas demeurer en sommeil et que toutes ces qualités la destinent à devenir l’épouse d’un seigneur. Ce faisant, ils blasonnent ce défi proprement attaché à la jouissance du pervers qu’est Don Giovanni, qui est de braver le nom du père, par le mépris affiché de la loi : ici du mariage arrêté et de la parole donnée, attentant par là
(1) Paul Laurent Assoun. Le pervers et la femme. Défi et perversion : Don Juan ou la découverte de la féminité, Anthropos, 1989, p. 6. (2) Le Féminin et la séduction. « Le livre de poche ». 1986. (3) Voir là-dessus la Note 3, p. 78. - 68
aux fondements même de la société. Oui, dérobée au Père, à l’Ordre du Père, dérobée à elle-même en tant qu’être social : voilà Zerlina.
Que va-t-il advenir d’elle, quand elle se réveillera ?
IV. LE HARCELEMENT
SCENE DIXIEME (RECITATIF + N° 8 ARIA)
DERANGEMENT I
N° 8 : Ah fuggi il traditor
Le réveil de Zerlina commencerait-il déjà ? Car Elvira est de nouveau là, qui arrête Don Giovanni d’un petit geste désespéré, dit avoir tout entendu et être envoyée par le Ciel pour sauver une malheureuse innocente.
Le récitatif est tendu. Au travers de ce mot : innocente, Donna Elvira veut-elle dire que tout le désir, tout l’emportement de Zerlina sont un effet bien malheureux de la force désirante de Don Giovanni, sans que la pauvrette ait pu quelque chose à cela ?
En tout cas Zerlina demande pourquoi elle serait malheureuse ; et Don Giovanni, lui, s’adresse à l’Amour pour sortir de ce mauvais pas.
(Personne n’a encore relevé, du moins à notre connaissance, le côté dérisoire de cette invocation à l’Amour, comme si le héros savait d’avance qu’il le faisait en vain, persuadé au fond de ne trouver qu’en soi, qu’en la force de sa puissance, les ressorts de sa conduite. Aussi le comédien doit-il trouver ici les inflexions les plus appropriées à distancier cette forme traditionnelle et religieuse d’invocation).
Après quoi Don Giovanni s’adresse en aparté à Elvira, il lui dit qu’il ne s’agit que d’un simple divertissement ; mais cette dernière crie voir là un divertissement fort cruel, si bien que Zerlina, comprenant à demi-mot, demande à Don Giovanni de s’expliquer en présence d’une pauvre infortunée éprise de lui, pour qui il a feint de l’amour par pitié et en homme de coeur.
Du coup éclate l’Aria plein de fureur de Donna Elvira. Elle supplie Zerlina de fuir le traître, déclare mensongers les lèvres et le regard de ce dernier, lui confie son propre tourment et l’invite à craindre ce dont elle-même a fait l’épreuve.
L’air est tout d’un bloc, sans nuances apparentes ; c’est un cri continu et non la suite d’inflexions d’une colère étendue ; une réaction organique, mais paradoxalement traduite par une diction appuyée, volontairement arrachée, qui suppose « un travail continuel de la voix » par-dessus l’accompagnement allegro d’un quatuor, dont on convient du style haendelien archaïsant, ce qui crée une grande unité vocale et musicale.
COMMENTAIRE MUSICAL DE LA SUFFOCATION
Ici Donna Elvira prend à nouveau conscience de la cruelle vérité de Don Giovanni. Elle est au comble d’une certitude. Aussi, vocalement, ne le sent-on pas aussi divisée. Précédemment, « sous l’amour blessé, étouffé au nom de l’amour pur et de l’honneur » persistaient dans son chant les pointes de « cette force impersonnelle du désir » qui la séparait de soi : « ces petits démons » (1) où se manifestait le désir ; mais à présent une sorte de stase s’est installée, sous le coup de la suffocation, touchant la ligne divisée de son chant.
SCENE ONZIEME
DERANGEMENT II
A peine débarrassée d’Elvira, voilà qu’il se retrouve devant un couple en grand deuil, notant que, par un effet du diable, les choses décidément tournent mal pour lui ces toutes dernières heures. L’homme parle tout haut de vengeance à la femme ; puis, l’apercevant et le reconnaissant, le salue. Sur quoi Don Giovanni dit à part soi : Il ne manquait vraiment plus que ça ! Comme pour ajouter à ce nouveau contretemps quelque ironie du sort supplémentaire, Donna Anna dit le rencontrer au bon moment pour lui demander de l’aide. Lui ne peut qu’il ne lui propose en effet son amitié : ses alliés, ses parents, sa main, son épée, son sang qu’il répandra volontiers pour la servir (2). L’énumération, on le voit, est significative, en ce qu’elle engage le personnage en une situation inverse de celle qu’il lui a été déjà donné de vivre avec elle ; non seulement inverse, mais aussi en tant que sujet actif ! De plus, par un effet qui peut paraître d’une précipitation insigne, il demande à Donna Anna quel est le cruel responsable du deuil où il la voit – alors qu’il aurait au moins pu attendre qu’elle s’exprimât d’elle-même ! Cette précipitation a tout l’air d’être une nouvelle intervention de la Division à l’oeuvre dans tout l’opéra. Division qui, comme on l’a vu, a presque séparé à un moment Leporello de son maître ; séparé Donna Anna de son père par la mort et de son fiancé par le deuil ; Zerlina de Masetto par les fausses promesses ; Elvira de son couvent par la confiance accordée à Don Giovanni ; puis s’est coulée à l’intérieur même d’Elvira, la force impersonnelle du désir la séparant alors quelque part d’elle-même ; et se coule à présent, à la faveur de cette étonnante précipitation, dans l’être même de Don Giovanni (diviseur divisé), quand il se désigne
(1) Les trois premières expressions sont de Camille Dumoulié et la dernière de Pierre Jean Jouve. Op. cit. (2) Chez Tirso, Don Juan venant à rencontrer Don Octave dont il sait bien avoir séduit la fiancée, n’en dit pas moins à celui-ci : « Si jamais vous aviez de moi quelque besoin, vous savez où trouver un bras et une épée ». Op. cit. Acte II, p. 93. - 71
d’une certaine façon déjà à la vindicte et au châtiment et qu’il appelle ainsi sourdement l’horreur ... (1).
DERANGEMENT II
A peine débarrassée d’Elvira, voilà qu’il se retrouve devant un couple en grand deuil, notant que, par un effet du diable, les choses décidément tournent mal pour lui ces toutes dernières heures. L’homme parle tout haut de vengeance à la femme ; puis, l’apercevant et le reconnaissant, le salue. Sur quoi Don Giovanni dit à part soi : Il ne manquait vraiment plus que ça ! Comme pour ajouter à ce nouveau contretemps quelque ironie du sort supplémentaire, Donna Anna dit le rencontrer au bon moment pour lui demander de l’aide. Lui ne peut qu’il ne lui propose en effet son amitié : ses alliés, ses parents, sa main, son épée, son sang qu’il répandra volontiers pour la servir (2). L’énumération, on le voit, est significative, en ce qu’elle engage le personnage en une situation inverse de celle qu’il lui a été déjà donné de vivre avec elle ; non seulement inverse, mais aussi en tant que sujet actif ! De plus, par un effet qui peut paraître d’une précipitation insigne, il demande à Donna Anna quel est le cruel responsable du deuil où il la voit – alors qu’il aurait au moins pu attendre qu’elle s’exprimât d’elle-même ! Cette précipitation a tout l’air d’être une nouvelle intervention de la Division à l’oeuvre dans tout l’opéra. Division qui, comme on l’a vu, a presque séparé à un moment Leporello de son maître ; séparé Donna Anna de son père par la mort et de son fiancé par le deuil ; Zerlina de Masetto par les fausses promesses ; Elvira de son couvent par la confiance accordée à Don Giovanni ; puis s’est coulée à l’intérieur même d’Elvira, la force impersonnelle du désir la séparant alors quelque part d’elle-même ; et se coule à présent, à la faveur de cette étonnante précipitation, dans l’être même de Don Giovanni (diviseur divisé), quand il se désigne
(1) Les trois premières expressions sont de Camille Dumoulié et la dernière de Pierre Jean Jouve. Op. cit. (2) Chez Tirso, Don Juan venant à rencontrer Don Octave dont il sait bien avoir séduit la fiancée, n’en dit pas moins à celui-ci : « Si jamais vous aviez de moi quelque besoin, vous savez où trouver un bras et une épée ». Op. cit. Acte II, p. 93. - 71
d’une certaine façon déjà à la vindicte et au châtiment et qu’il appelle ainsi sourdement l’horreur ... (1).
SCENE DOUZIEME (n° 9 QUATUOR + RECITATIF)
ATTAQUES ET PRESSENTIMENTS
N° 9 : Non ti fidar, o misera
Il me manquait vraiment plus que ça encore ! Elvira revient, interrompant brutalement Don Giovanni sur le ton de l’exaspération. Elle retrouve de nouveau le monstre perfide :
Et soudain, s’adressant à Donna Anna, elle passe de la colère à l’élégie : Non ti fidar, o misera. Oui : elle veut convaincre la malheureuse, en lui offrant le spectacle de ses propres larmes et de sa propre tristesse, de ne surtout pas se confier à ce scélérat, à ce barbare, qui l’a déjà trahie, elle aussi. Le ton de cette confidence demeure noble : « Dès la huitième mesure, apparaît une idée musicale touchante, de nature pitoyable, immédiatement reprise et imposée à notre esprit par les cordes, qui sera comme la cellule génératrice du quatuor » (2) ; puis la voix s’étant tue, l’idée musicale se trouve prolongée en forme de coda.
Là-dessus, Anna et Ottavio s’interrogent, portés par le retour du thème, celui-ci passant des cordes aux clarinettes puis aux flûtes : quelle majesté, disent-ils, a cette femme ! sa pâleur, ses larmes emplissent de pitié. La coda musicale prolonge à nouveau l’énonciation de ces derniers mots bissés : ce qui donne une grande unité de ton à l’ensemble.
Alors Don Giovanni insinue fortement que Donna Elvira est folle ; puis, son chant s’appuyant soudain sur le mot, il demande qu’on le laisse seul avec celle-ci, qui peutêtre se calmera.
C’est alors que débute le quatuor. Ici la chose notable est que, sur des parties de vers communes à tous : dentro l’alma girare mi sento – (en mon âme je sens monter) et des tournures syntaxiques communes à tous aussi, a lieu le mouvement de réaction propre à chacun, portant sur cent choses non comprises jusque-là. Et quant aux vers ou aux parties de vers disant la différence, c’est pour Anna et Ottavio le ressenti de certaine émotion attachée à certain tourment inconnu ; pour Elvira, celui de certaine indignation, de certaine colère, de certain dépit et effroi ; pour Don Giovanni, de certaine émotion liée à certain effroi inconnu. Aussi, pour Pierre Jean Jouve s’agit-il
(1) Voir toujours Camille Dumoulié et son étude du concept de Division dans l’oeuvre de Mozart. Op. cit., p 126-127. (2) Pierre Jean Jouve. Op. cit., Page 69. - 72
là, dans l’opéra en général, « du premier type d’air multiple à situations intérieures divergentes » mais résolues en une forte « unité de mouvement ». En somme, une polyphonie exaltante où domine à certain moment la colère centrale d’Elvira, laquelle déclenche les réactions des trois autres. Le plus beau est peut-être quand la voix d’Elvira porte sur le "non" des cent choses non comprises jusque-là : cento cose che intender non sa. L’énonciation si affirmée de la négation précède de peu en effet l’énonciation simultanée de la même négation par les autres protagonistes - si bien que cet accord de toutes les voix sur ce petit mot est bien la clé symbolique de l’oeuvre toute située, comme on a dit, sous le signe de la division, dont la profération du non déjà notée et ici reprise est comme l’illustration.
Puis les voix se séparent, chacune tour à tour portée par le motif : Ottavio dit sa décision de tirer au clair l’affaire avant de partir ; Anna son sentiment qu’Elvira n‘est pas folle ; Don Giovanni sa crainte d’être soupçonné s’il part, et Elvira son souhait de voir ce dernier enfin jugé. Puis vient la querelle, dans les voix et dans l’orchestre : les interrogations interrompues, les injures, les apostrophes pazzerella... traditore... mentitore... Puis, après qu’Anna et Ottavio ont dit ensemble sur le motif élégiaque qu’ils commencent vraiment à douter, se trouvent reprises et amplifiées les réactions de chacun : dans une précipitation hachée Don Giovanni demande à Elvira silence et prudence, les gens pouvant s’assembler autour d’elle et la réprimander, et Elvira, en une suite de proférations, chacune conclue par les coups forts de l’orchestre, dit vouloir assumer cette imprudence et révéler à tous les crimes responsables de son état.
Alors le quatuor des voix reprend pour finir. Anna et Ottavio, examinant mieux Don Giovanni et reprenant le motif élégiaque, disent voir, aux accents soumis de ce dernier, à son changement de couleur, bien des indices significatifs faisant leur détermination - cependant que Don Giovanni et Donna Elvira, l’un retrouvant son rythme, l’autre l’acharnement de ses proférations, renouvellent leur propos. Il n’y a rien de plus beau musicalement que le contraste de cette précipitation et de cet acharnement sur la ligne paisible du motif élégiaque des fiancés ; et, à certain moment, que le détachement de la voix de Don Giovanni traduisant son inquiétude ...
Là-dessus Elvira sort, tandis que l’orchestre meurt peu à peu sur le dessin du motif réapparu en des accents mystérieux et s’étendant des cordes à la flûte.
Don Giovanni, lui, en un court récitatif, dit qu’il va suivre la pauvre infortunée, ne voulant pas qu’elle fasse quelque malheur ; puis il s’excuse, auprès de Donna Anna, d’avoir à la quitter, tout en lui renouvelant son aide et son hospitalité.
Une manière fort élégante – mais un peu grosse de s’éclipser.
-
Toutefois, en s’éclipsant, il fait : amici, addio ! (amis, adieu) sur un ton qui a l’heur d’impressionner Donna Anna, au plus profond d’elle-même (1)
ATTAQUES ET PRESSENTIMENTS
N° 9 : Non ti fidar, o misera
Il me manquait vraiment plus que ça encore ! Elvira revient, interrompant brutalement Don Giovanni sur le ton de l’exaspération. Elle retrouve de nouveau le monstre perfide :
Et soudain, s’adressant à Donna Anna, elle passe de la colère à l’élégie : Non ti fidar, o misera. Oui : elle veut convaincre la malheureuse, en lui offrant le spectacle de ses propres larmes et de sa propre tristesse, de ne surtout pas se confier à ce scélérat, à ce barbare, qui l’a déjà trahie, elle aussi. Le ton de cette confidence demeure noble : « Dès la huitième mesure, apparaît une idée musicale touchante, de nature pitoyable, immédiatement reprise et imposée à notre esprit par les cordes, qui sera comme la cellule génératrice du quatuor » (2) ; puis la voix s’étant tue, l’idée musicale se trouve prolongée en forme de coda.
Là-dessus, Anna et Ottavio s’interrogent, portés par le retour du thème, celui-ci passant des cordes aux clarinettes puis aux flûtes : quelle majesté, disent-ils, a cette femme ! sa pâleur, ses larmes emplissent de pitié. La coda musicale prolonge à nouveau l’énonciation de ces derniers mots bissés : ce qui donne une grande unité de ton à l’ensemble.
Alors Don Giovanni insinue fortement que Donna Elvira est folle ; puis, son chant s’appuyant soudain sur le mot, il demande qu’on le laisse seul avec celle-ci, qui peutêtre se calmera.
C’est alors que débute le quatuor. Ici la chose notable est que, sur des parties de vers communes à tous : dentro l’alma girare mi sento – (en mon âme je sens monter) et des tournures syntaxiques communes à tous aussi, a lieu le mouvement de réaction propre à chacun, portant sur cent choses non comprises jusque-là. Et quant aux vers ou aux parties de vers disant la différence, c’est pour Anna et Ottavio le ressenti de certaine émotion attachée à certain tourment inconnu ; pour Elvira, celui de certaine indignation, de certaine colère, de certain dépit et effroi ; pour Don Giovanni, de certaine émotion liée à certain effroi inconnu. Aussi, pour Pierre Jean Jouve s’agit-il
(1) Voir toujours Camille Dumoulié et son étude du concept de Division dans l’oeuvre de Mozart. Op. cit., p 126-127. (2) Pierre Jean Jouve. Op. cit., Page 69. - 72
là, dans l’opéra en général, « du premier type d’air multiple à situations intérieures divergentes » mais résolues en une forte « unité de mouvement ». En somme, une polyphonie exaltante où domine à certain moment la colère centrale d’Elvira, laquelle déclenche les réactions des trois autres. Le plus beau est peut-être quand la voix d’Elvira porte sur le "non" des cent choses non comprises jusque-là : cento cose che intender non sa. L’énonciation si affirmée de la négation précède de peu en effet l’énonciation simultanée de la même négation par les autres protagonistes - si bien que cet accord de toutes les voix sur ce petit mot est bien la clé symbolique de l’oeuvre toute située, comme on a dit, sous le signe de la division, dont la profération du non déjà notée et ici reprise est comme l’illustration.
Puis les voix se séparent, chacune tour à tour portée par le motif : Ottavio dit sa décision de tirer au clair l’affaire avant de partir ; Anna son sentiment qu’Elvira n‘est pas folle ; Don Giovanni sa crainte d’être soupçonné s’il part, et Elvira son souhait de voir ce dernier enfin jugé. Puis vient la querelle, dans les voix et dans l’orchestre : les interrogations interrompues, les injures, les apostrophes pazzerella... traditore... mentitore... Puis, après qu’Anna et Ottavio ont dit ensemble sur le motif élégiaque qu’ils commencent vraiment à douter, se trouvent reprises et amplifiées les réactions de chacun : dans une précipitation hachée Don Giovanni demande à Elvira silence et prudence, les gens pouvant s’assembler autour d’elle et la réprimander, et Elvira, en une suite de proférations, chacune conclue par les coups forts de l’orchestre, dit vouloir assumer cette imprudence et révéler à tous les crimes responsables de son état.
Alors le quatuor des voix reprend pour finir. Anna et Ottavio, examinant mieux Don Giovanni et reprenant le motif élégiaque, disent voir, aux accents soumis de ce dernier, à son changement de couleur, bien des indices significatifs faisant leur détermination - cependant que Don Giovanni et Donna Elvira, l’un retrouvant son rythme, l’autre l’acharnement de ses proférations, renouvellent leur propos. Il n’y a rien de plus beau musicalement que le contraste de cette précipitation et de cet acharnement sur la ligne paisible du motif élégiaque des fiancés ; et, à certain moment, que le détachement de la voix de Don Giovanni traduisant son inquiétude ...
Là-dessus Elvira sort, tandis que l’orchestre meurt peu à peu sur le dessin du motif réapparu en des accents mystérieux et s’étendant des cordes à la flûte.
Don Giovanni, lui, en un court récitatif, dit qu’il va suivre la pauvre infortunée, ne voulant pas qu’elle fasse quelque malheur ; puis il s’excuse, auprès de Donna Anna, d’avoir à la quitter, tout en lui renouvelant son aide et son hospitalité.
Une manière fort élégante – mais un peu grosse de s’éclipser.
-
Toutefois, en s’éclipsant, il fait : amici, addio ! (amis, adieu) sur un ton qui a l’heur d’impressionner Donna Anna, au plus profond d’elle-même (1)
COMMENTAIRE : UNE PLAQUE TOURNANTE DE L’OPERA
Nous voyons en cette scène la plaque tournante de l’opéra. A lieu en effet ici la prise de conscience par les personnages clés de ce qui les divise entre eux - et qui va désormais décider du cours de la pièce ; encore que le travail de division, oeuvre du diabolos, reste à s’affirmer au sein du couple des fiancés et à l’intérieur même de tous les personnages.
Psychologiquement parlant, la scène fait apparaître le caractère de chaque protagoniste : la fermeté et la dignité d’Elvira, la générosité d’Anna, la gêne d’Ottavio et la fourbe de Don Giovanni portée ici à incandescence.
Mais elle fait apparaître aussi, et sans doute pour la première fois en Don Giovanni, l’existence d’un doute, d’un pressentiment fâcheux. Certes Anna ne l’a pas encore officiellement désigné comme l’agresseur de son père ; mais lui, en dépit de cette fourbe donc, qui lui a fait proposer son aide à sa victime, pour éloigner sans doute de lui tout soupçon mais aussi pour insulter une fois de plus avec jouissance au visage de la Loi, ne peut qu’il ne sente l’approche d’un danger.
Nous voyons en cette scène la plaque tournante de l’opéra. A lieu en effet ici la prise de conscience par les personnages clés de ce qui les divise entre eux - et qui va désormais décider du cours de la pièce ; encore que le travail de division, oeuvre du diabolos, reste à s’affirmer au sein du couple des fiancés et à l’intérieur même de tous les personnages.
Psychologiquement parlant, la scène fait apparaître le caractère de chaque protagoniste : la fermeté et la dignité d’Elvira, la générosité d’Anna, la gêne d’Ottavio et la fourbe de Don Giovanni portée ici à incandescence.
Mais elle fait apparaître aussi, et sans doute pour la première fois en Don Giovanni, l’existence d’un doute, d’un pressentiment fâcheux. Certes Anna ne l’a pas encore officiellement désigné comme l’agresseur de son père ; mais lui, en dépit de cette fourbe donc, qui lui a fait proposer son aide à sa victime, pour éloigner sans doute de lui tout soupçon mais aussi pour insulter une fois de plus avec jouissance au visage de la Loi, ne peut qu’il ne sente l’approche d’un danger.
SCENE TREIZIEME (n° 10 – RECITATIF AVEC ORCHESTRE + ARIA)
PRISE DE CONSCIENCE
N° 10 : Or sai chi l’onore
Un grondement modulé et croissant sur les basses, puis un tutti conclusif et bref de dissonances et c’est la phrase nue d’Anna, disant qu’elle est morte, suivie d’une interrogation aussi nue d’Ottavio, demandant ce qui arrive. A nouveau la percée de l’orchestre et ce sont encore deux phrases nues, Anna suppliant qu’on la secoure et Ottavio lui souhaitant courage. A nouveau l’orchestre, cette fois-ci plus expressif et plus violent - et c’est l’éclair de la vérité enfin proclamée : Oh Dieux ! c’est lui le meurtrier de mon père ... La prise de conscience a eu lieu d’un seul coup, au moment où Anna se dit morte. Alors, la suspicion vague des fiancés à l’endroit de Don Giovanni débouche sur l’accusation précise de meurtre dans l’esprit d’Anna ... Mais
(1) L’acteur, ici, ne réfléchira jamais assez sur la manière de rendre ces deux mots. D’eux dépendent la révélation d’Anna qui va suivre.
l’énonciation de la vérité proclamée a une tele force qu’entre la prise de conscience de cette dernière et sa formulation, on n’a aucunement l’impression d’un décalage. On croit celle-ci sortie comme un éclair des ténèbres insistants et grondants de la musique.
Voici par contraste, maintenant, sept mesures de recitativo secco où Anna dit avoir en effet reconnu la voix de son agresseur dans les derniers accents prononcés par Don Giovanni en partant, et où Ottavio lui demande alors de tout raconter.
On entend aux cordes une sorte de gémissement ; puis Anna, presque dans un murmure évoque la nuit avancée d’un monde devenu, (par sa voix), soudain mystérieux ; puis elle évoque sa seule présence dans son appartement ; puis l’avancée d’un homme masqué, enveloppé d’un manteau, qu’aussitôt elle prend pour lui, Ottavio ; la voix, portée par l’accent tourmenté de l’orchestre, redescend pour évoquer avec attendrissement Ottavio, puis remonte énergiquement, quand Anna dit s’être rendu compte de sa méprise.
Ottavio demande impatiemment la suite.
Anna peint l’homme qui s’approche, veut l’enlacer ; elle qui veut se dégager, lui qui veut alors l’embrasser. Des notes piquées de plus en plus « méchantes » accompagnent la montée des événements. Alors, sur un éclat de sa voix, Anna dit qu’elle a poussé des cris pour appeler à l’aide (et à l’orchestre revient aussitôt après, sur des éclats aux cordes et aux vents, la tension dramatique du début). Mais la voix s’apaise soudain, dit qu’aucun secours n’est venu (une plage de musique pure suit pour traduire cette solitude découragée) ; - que, d’une main, l’agresseur a tenté de l’empêcher de crier, et de l’autre l’a tenue si étroitement qu’elle s’est crue vaincue ...
Ottavio demande la suite ...
Alors a lieu la réponse : la douleur, l’honneur éprouvé par un aussi horrible attentat, l’énergie qu’elle a dû déployer pour se dégager (svincolarmi) se tordre (torcermi), se ployer (piegarmi), afin de se libérer de son agresseur : da lui mi sciolsi.
Ce qui est à noter, c’est, après la force expressive du récitatif, après les syncopes portant sur les mots svincolami, torcermi, piegarmi, les quelques accents confondants et doux sur ce da lui mi sciolsi ( me libérer de lui). N’entend-on pas en effet ici, au niveau musical, ce qui demeure indicible au niveau de la parole : la nostalgie d’une chair soudain éveillée - et donc certaine tentation à laquelle il a fallu s’arracher ?... Et cela, comme la marque bien évidemment de quelque secret.
Aussi est-ce non sans quelque ironie, non sans quelque sourire, qu’il faut entendre la réaction d’Ottavio à l’issue de cette partie du récit : Ah ! je soupire.
Anna rapporte alors ses cris, la fuite de l’agresseur qu’elle poursuit, l’arrivée et la mort de son père. Un récitatif que ponctuent de loin en loin les traits d’un orchestre toujours porteur de cette clameur initiale de la femme agressée, qui culmine en l’évocation de la mort du père.
Mais voilà qu’après la splendeur lourde et vibrante de ce récit, toute pénétrée de cette prodigieuse et initiale « enharmonie » qui a fait « changer la couleur sur ellemême - comme dans les rêves », (1) Anna enchaîne la strette enflammée, en ré majeur, de l’appel à la vengeance.
Le second, chez Anna. Mais maintenant les choses ont bougé. Elle dit à Ottavio qu’il connaît à présent le nom de l’agresseur (Or sai chi l’onore) et, curieusement, réclamant la vengeance, elle affirme que son coeur à lui la réclame aussi, pratiquant ainsi une sorte d’effraction en la personnalité de ce dernier - comme si elle en connaissait la mollesse naturelle. Elle lui rappelle le cadavre du père : la plaie sur la poitrine, le sang sur le sol, au cas où languirait en lui la juste colère. L’air est ardemment repris ; en particulier les vers où il est parlé de la vengeance à assumer et du coeur qui la réclame. Le tout est renforcé par « une écriture en canon entre la voix et les basses ». Ce canon, par « ses implacables entraînements », par « ses exaspérations (la longue tenue du la aigu sur le mot cor, coeur) », dit beaucoup plus que le premier lamento d’Anna après la mort du père ». En bref, « le total d’un grand personnage » (2)
COMMENTAIRE : « LA LIGNE DE FELURE » D’ANNA
C’est sans doute là le complément dont avait besoin l’auditeur, l’étape indispensable à la figure d’Anna comme personnage : un retour en arrière occasionné par le choc de la découverte du nom de l’agresseur, articulé autour de quatre grands moments et se soudant exactement au « lamento » de la déploration. Le récit d’un vécu qui ne vient pas seulement satisfaire une banale curiosité, mais apporter un élément essentiel à la compréhension du personnage : tais-toi, tremble de ma fureur s’était écrié Don Giovanni en tâchant de se défaire d’elle ; sur quoi se trouvait soufflé à Anna « le canevas où broder son propre rôle » (3). Par une identification au cadavre de son père, la voilà qui accède donc peu après du dolor à la furor. Cette fureur, maintenant, est dirigée vers un objet précis. Mais, de ce que l’objet est désigné, de ce que fait irruption du même coup le récit pathétique de l’agression, cette autre Médée ne peut qu’elle ne se trahisse, en laissant transparaître quelque part son émoi au contact du séducteur. Aussi rejoignons-nous ici l’idée de Kierkegaard. Pour ce dernier, on le sait, la force de Don Giovanni vient de la force de son désir. Lequel est tel, qu’indépendamment de tout stratagème : de toute ruse, de toute promesse de mariage (ou même s’ils existent, c’est nous qui soulignons), il suscite, en chaque objet
(1) Pierre Jean Jouve. Op. cit. p. 72 (2) Op. cit. p. 73. (3) Expression de Camille Dumoulié - 76
convoité, quelque désir en sa direction. Le désir de Don Giovanni fait naître invinciblement le désir de la femme. Ce qui, pour Kierkegaard, hisse Don Giovanni de l’ordre du séducteur banal à celui esthétique du grand séducteur - et fait sa supériorité sur celui de Molière.
Cela étant, le travail de la division que nous avons déjà vu partout à l’oeuvre, par un effet du désir de Don Giovanni, touche d’une nouvelle façon le personnage d’Anna. Séparée qu’elle est déjà définitivement de l’union avec son fiancé, par le temps incontournable du deuil, voilà qu’elle nous apparaît à présent séparée d’une partie dangereuse et inavouable d’elle-même, « la ligne de fêlure » de la division pénétrant ici sa propre personne.
Certes, la musique avait, dans un enlacement délectable des voix, traduit à sa manière l’union de la femme agressée et du séducteur agresseur, à l’occasion de ce qui fut un viol (qu’il ait été ou non effectué) ; mais elle n’avait pas directement traduit, si l’on ose dire, l’existence de cet émoi devenu à présent scandaleux - et donc de cette scission.
Le moi clair d’Anna nous paraît ici empli d’une fureur d’autant plus forte qu’il cache quelque chose de condamnable, qui est réapparu à la faveur de la découverte du nom de la victime. D’où cet appel renouvelé et vibrant à la vengeance, adressé à celui qui en doit être l’exécuteur. Et ce, par l’effet d’une double évocation : celle de l’honneur perdu de la fiancée, puis celle des images où l’horreur s’est cristallisée : la plaie sur la poitrine, le sang sur le sol ; mais aussi (subtile ressource), par l’effet d’une identification forcée de la personne du fiancé à sa propre personne, quand elle dit à Ottavio, touchant la vengeance : la chiede il tuo cor (ton coeur la réclame). De même, par une identification aussi forcée du cadavre de son père à sa propre personne, elle avait fait surgir en elle-même l’acmé de la fureur ...
(1) Pierre Jean Jouve. Op. cit. p. 72 (2) Op. cit. p. 73. (3) Expression de Camille Dumoulié - 76
convoité, quelque désir en sa direction. Le désir de Don Giovanni fait naître invinciblement le désir de la femme. Ce qui, pour Kierkegaard, hisse Don Giovanni de l’ordre du séducteur banal à celui esthétique du grand séducteur - et fait sa supériorité sur celui de Molière.
Cela étant, le travail de la division que nous avons déjà vu partout à l’oeuvre, par un effet du désir de Don Giovanni, touche d’une nouvelle façon le personnage d’Anna. Séparée qu’elle est déjà définitivement de l’union avec son fiancé, par le temps incontournable du deuil, voilà qu’elle nous apparaît à présent séparée d’une partie dangereuse et inavouable d’elle-même, « la ligne de fêlure » de la division pénétrant ici sa propre personne.
Certes, la musique avait, dans un enlacement délectable des voix, traduit à sa manière l’union de la femme agressée et du séducteur agresseur, à l’occasion de ce qui fut un viol (qu’il ait été ou non effectué) ; mais elle n’avait pas directement traduit, si l’on ose dire, l’existence de cet émoi devenu à présent scandaleux - et donc de cette scission.
Le moi clair d’Anna nous paraît ici empli d’une fureur d’autant plus forte qu’il cache quelque chose de condamnable, qui est réapparu à la faveur de la découverte du nom de la victime. D’où cet appel renouvelé et vibrant à la vengeance, adressé à celui qui en doit être l’exécuteur. Et ce, par l’effet d’une double évocation : celle de l’honneur perdu de la fiancée, puis celle des images où l’horreur s’est cristallisée : la plaie sur la poitrine, le sang sur le sol ; mais aussi (subtile ressource), par l’effet d’une identification forcée de la personne du fiancé à sa propre personne, quand elle dit à Ottavio, touchant la vengeance : la chiede il tuo cor (ton coeur la réclame). De même, par une identification aussi forcée du cadavre de son père à sa propre personne, elle avait fait surgir en elle-même l’acmé de la fureur ...
SCENE QUATORZIEME (RECITATIF + n° 10 b ARIA)
BALANCEMENT D’OTTAVIIO
N° 10 : Dalla sua pace la mia dipende
A l’acmé de sa fureur donc, Anna sort, laissant Ottavio seul. Celui-ci, en son récitatif, loin d’être convaincu de la culpabilité de Don Giovanni, balance ... Un tel chevalier ?...
C’est sur ce balancement d’un honnête homme que devait s’achever l’épisode. Mais Mozart, en 1788, a mis ici un air dans la bouche du personnage, pour les représentations de Vienne, alors que le grand air de ce dernier était encore à venir.
Du coup, comme en repentir à son balancement, Ottavio dit que sa paix dépend d’Anna ; que son plaisir à elle est sa vie à lui ; son chagrin sa mort ; ses soupirs les siens : (Dalla sua pace la mia dipende) ; de même que sa colère, ses larmes à elle, ou son bonheur, sont les siens.
En somme, comme on voit, c’est là une identification réussie à la personne de la fiancée !
Cet air rapporté ne plaît guère à Pierre Jean Jouve ; il le trouve fade et superfétatoire. Sans croire pour autant que Mozart l’a ajouté parce qu’il aimait particulièrement le personnage d’Ottavio (ce dernier réagirait-il un peu à l’endroit d’Anna, comme lui Mozart réagit à l’endroit de sa capricieuse femme ?), nous voyons là plutôt une raison esthétique. Après les éclats furieux d’Anna, voici une plage de repos, qui rétablit certain équilibre, selon certain canon classique. Les longues tenues de cordes, l’enroulement de cet Andante sostenuto sur lui-même, nous permettent de respirer quelques instants avant la tourmente.
Mais cet air rapporté a quelque valeur de contrepoids. Voici en effet devant nous l’homme sentimental attaché à la personne même de l’élue dans sa singularité, dans son unicité ; mais pas au point d’être mû par une foi amoureuse, qui oblitérerait en lui l’examen de conscience de l’honnête homme. Ce manque d’emportement, ou cet emportement que freinent les interrogations, ne parvient pas à faire d’Ottavio le double tristanien antagoniste de Don Giovanni ; mais plutôt un simulacre de ce double ... Ce qui rend un peu falote la figure du fiancé ; en tout cas, le sort d’une configuration mythique.
V
LA FETE ET LE SON DU GLAS
SCENE QUINZIEME (RECITATIF + n° 11 ARIA)
PREPARATIFS DE NOCE
N° 11 : Fin ch’han dal vino
Leporello est là, qui a préparé l’intrigue devant faire tomber Zerlina. Une immense machination, comme on va le voir. Qui paraît peut-être démesurée relativement à ce qui en est le prétexte : cette petite paysanne rencontrée par hasard ! Mais aucune femme n’est secondaire pour Don Giovanni.
C’est d’abord un récitatif entre Leporello et son maître. Leporello, enfin seul et exténué par tous les préparatifs, souhaite, une fois de plus, quitter son maître : trop c’est trop ! Mais celui-ci qui arrive, dit ne pas douter que tout aille pour le mieux et apprend justement de son valet le contraire ! Ce dernier évoque les manoeuvres successives auxquelles il s’est astreint : conduire les paysans au château, les y distraire, ôter Masetto à sa jalousie... A chaque fois, Don Giovanni fait bravo ! Puis Leporello annonce qu’ayant rendu tout son monde ivre et chantant, un contretemps s’est produit. Don Giovanni s’écrie : Donna Elvira ! Leporello, après avoir repris à son compte les bravos, dit qu’elle a en effet beaucoup crié, puis qu’elle s’est calmée, et qu’il l’a alors mise dehors par la force. Sur quoi Don Giovanni, dont les rires sardoniques ont souligné les allusions au comportement agité d’Elvira, fait bravissimo
– ajoutant : Tu as commencé, je saurai terminer. On voit ici à plein en quoi Leporello est le double comique et bouffon de son maître. L’inversion des bravos n’est-elle pas comme la clé de voûte de l’interdépendance des deux complices ?
Alors éclate l’Air n° 11, le plus fameux de Don Giovanni, qui demande qu’on fasse une grande fête où le vin échauffera les esprits ; que Leporello s’y trouve le cas échéant une fille et qu’on y danse sans ordre, le menuet, la folie, l’allemande – tandis que lui fera l’amour à quelques filles : de quoi allonger sa liste d’au moins une dizaine !
Le texte, en sa prosodie rapide, en ses rimes en écho, est un avant-goût de quelque rythme musical intempestif. Le rythme mozartien qui advient est en effet sans « analogue » : léger, frivole, délirant, voire obsessionnel ; induisant – par l’effet de son unique motif – une sorte de tension dirigée « vers un repos qui toujours se dérobe »
(1) la voix, elle, est doublée par les flûtes et les violons.
N° 10 : Dalla sua pace la mia dipende
A l’acmé de sa fureur donc, Anna sort, laissant Ottavio seul. Celui-ci, en son récitatif, loin d’être convaincu de la culpabilité de Don Giovanni, balance ... Un tel chevalier ?...
C’est sur ce balancement d’un honnête homme que devait s’achever l’épisode. Mais Mozart, en 1788, a mis ici un air dans la bouche du personnage, pour les représentations de Vienne, alors que le grand air de ce dernier était encore à venir.
Du coup, comme en repentir à son balancement, Ottavio dit que sa paix dépend d’Anna ; que son plaisir à elle est sa vie à lui ; son chagrin sa mort ; ses soupirs les siens : (Dalla sua pace la mia dipende) ; de même que sa colère, ses larmes à elle, ou son bonheur, sont les siens.
En somme, comme on voit, c’est là une identification réussie à la personne de la fiancée !
Cet air rapporté ne plaît guère à Pierre Jean Jouve ; il le trouve fade et superfétatoire. Sans croire pour autant que Mozart l’a ajouté parce qu’il aimait particulièrement le personnage d’Ottavio (ce dernier réagirait-il un peu à l’endroit d’Anna, comme lui Mozart réagit à l’endroit de sa capricieuse femme ?), nous voyons là plutôt une raison esthétique. Après les éclats furieux d’Anna, voici une plage de repos, qui rétablit certain équilibre, selon certain canon classique. Les longues tenues de cordes, l’enroulement de cet Andante sostenuto sur lui-même, nous permettent de respirer quelques instants avant la tourmente.
Mais cet air rapporté a quelque valeur de contrepoids. Voici en effet devant nous l’homme sentimental attaché à la personne même de l’élue dans sa singularité, dans son unicité ; mais pas au point d’être mû par une foi amoureuse, qui oblitérerait en lui l’examen de conscience de l’honnête homme. Ce manque d’emportement, ou cet emportement que freinent les interrogations, ne parvient pas à faire d’Ottavio le double tristanien antagoniste de Don Giovanni ; mais plutôt un simulacre de ce double ... Ce qui rend un peu falote la figure du fiancé ; en tout cas, le sort d’une configuration mythique.
V
LA FETE ET LE SON DU GLAS
SCENE QUINZIEME (RECITATIF + n° 11 ARIA)
PREPARATIFS DE NOCE
N° 11 : Fin ch’han dal vino
Leporello est là, qui a préparé l’intrigue devant faire tomber Zerlina. Une immense machination, comme on va le voir. Qui paraît peut-être démesurée relativement à ce qui en est le prétexte : cette petite paysanne rencontrée par hasard ! Mais aucune femme n’est secondaire pour Don Giovanni.
C’est d’abord un récitatif entre Leporello et son maître. Leporello, enfin seul et exténué par tous les préparatifs, souhaite, une fois de plus, quitter son maître : trop c’est trop ! Mais celui-ci qui arrive, dit ne pas douter que tout aille pour le mieux et apprend justement de son valet le contraire ! Ce dernier évoque les manoeuvres successives auxquelles il s’est astreint : conduire les paysans au château, les y distraire, ôter Masetto à sa jalousie... A chaque fois, Don Giovanni fait bravo ! Puis Leporello annonce qu’ayant rendu tout son monde ivre et chantant, un contretemps s’est produit. Don Giovanni s’écrie : Donna Elvira ! Leporello, après avoir repris à son compte les bravos, dit qu’elle a en effet beaucoup crié, puis qu’elle s’est calmée, et qu’il l’a alors mise dehors par la force. Sur quoi Don Giovanni, dont les rires sardoniques ont souligné les allusions au comportement agité d’Elvira, fait bravissimo
– ajoutant : Tu as commencé, je saurai terminer. On voit ici à plein en quoi Leporello est le double comique et bouffon de son maître. L’inversion des bravos n’est-elle pas comme la clé de voûte de l’interdépendance des deux complices ?
Alors éclate l’Air n° 11, le plus fameux de Don Giovanni, qui demande qu’on fasse une grande fête où le vin échauffera les esprits ; que Leporello s’y trouve le cas échéant une fille et qu’on y danse sans ordre, le menuet, la folie, l’allemande – tandis que lui fera l’amour à quelques filles : de quoi allonger sa liste d’au moins une dizaine !
Le texte, en sa prosodie rapide, en ses rimes en écho, est un avant-goût de quelque rythme musical intempestif. Le rythme mozartien qui advient est en effet sans « analogue » : léger, frivole, délirant, voire obsessionnel ; induisant – par l’effet de son unique motif – une sorte de tension dirigée « vers un repos qui toujours se dérobe »
(1) la voix, elle, est doublée par les flûtes et les violons.
COMMENTAIRE : ESTHETIQUEMENT ET ANALYTIQUEMENT
(ESTHETIQUEMENT)
Avec cet Air, nous sentons bien que tout le destin de Don Giovanni est de faire naître le désir par la force du sien. Et c’est pourquoi sans doute il donne à chanter, plus qu’il ne chante lui-même : plus qu’il n’a d’air. C’est même ici le seul grand air auquel il succombe. Car Don Giovanni, étant le désir pur, est quelque part impersonnel et anonyme ; il existe surtout au travers du désir de toutes les femmes qu’il rencontre. Don Giovanni est à la fois un mythe et une personne : un principe et un acteur illustrant ce principe. Son statut est ambivalent. Il n’existe que de ne pas exister précisément en chair et en os, d’être sans contours vrais, sans aspérités vraies où le saisir. Aussi n’est-il pas tellement la voix de ce corps ; mais, essentiellement, ce point de rencontre de toutes les voix qu’il anime dans un sens ou dans l’autre, dans l’enthousiasme ou la déception, – la raison de leur entrelacement, la cause de leur débordement...
(ET ANALYTIQUEMENT)
L’Air s’achève par l’évocation de la liste et la répétition insistante qu’il faut l’augmenter. Mais quelle et donc cette chose inconnue (cosa incognita), qui sous-tend cette quête des femmes – chacune émergeant un moment dans sa vie puis disparaissant en principe à jamais de son existence de séducteur, à moins que son désir de la même ne vienne à se trouver réchauffé, – chacune éveillée dans sa féminité, puis retombant sitôt abandonnée, telle une chiffe, sur les ruines de son moi social ?
Cette chose inconnue se situe, comme dirait Freud, sur l’autre scène. Pierre Jean Jouve la voit, en effet, dans la possession de l’inaccessible Mère, que le séducteur tente inconsciemment de retrouver en chaque femme et qui, seule, lui apporterait le repos et le calme. Possession ne pouvant s’obtenir que par la violence. Mais hélas ! la séduction opérée, la possession n’est pas acquise ; le séducteur se retrouve avec son manque qu’il n’a de cesse que de vouloir combler à nouveau. Il se retrouve, plus exactement, avec sa propre féminité « qu’il ne supporte pas et dont il veut se défaire par l’attaque virile d’un objet nouveau ».
Mais c’est sans nul doute Paul-Laurent Assoun, qui, s’appuyant sur des données freudiennes plus travaillées, est allé plus loin dans l’analyse de ce quelque chose d’inconnu. Encore que nous ayons évoqué le travail d’Assoun, nous croyons devoir,
(1 ) Citation de Pierre Jean Jouve . Op. cit. - 80
quitte à nous répéter, l’exposer plus systématiquement. Démêlant l’énigme du pervers qu’est Don Giovanni (1), il distingue trois étapes. Dans la première, le sujet, évinçant l’ordre du père, s’installe dans « un tête à tête » avec la mère. Ainsi se construit-il, en dehors de la Loi, un espace de jouissance et de toute puissance. D’où, pour Assoun, « la revendication future d’innocence absolue » du sujet (2). Les choses marcheraient donc fort bien pour lui s’il pouvait désirer indépendamment de la Loi. Or, Assoun nous dit que cette dernière est à la fois un obstacle au désir – mais aussi son fondement. Sans elle, sans la reconnaissance de la castration initiale, le sujet s’évacue lui-même en tant que sujet désirant : ce qui arrive au psychotique. Le pervers, lui, – et c’est sa deuxième démarche – évite de justesse la psychose, par une ruse qui lui est propre. D’une part, il reconnaît le symbolique de la Loi ; d’autre part, il la dissimule à l’intérieur de soi, en faisant subir à son moi une « refente » ; disons : une déchirure. Ainsi sauve-t-il son identité désirante. Seulement voilà : l’objet, à peine conquis, tombe dans le « trou » du moi. Et ce « trou » s’augmente, au rythme des objets convoités. Si bien que le sujet n’a de cesse – et c’est sa troisième démarche – que de le combler. D’abord, en accumulant les objets ; puis, ce faisant, en défiant chaque fois l’instance paternelle, par un déni de la castration : d’où ce besoin impérieux du sujet d’avoir le sentiment de dérober l’objet à quelqu’un ou à quelque chose : à un mari, à un père, à un frère, à un couvent, ou à une disposition à la vertu... – comme il a dérobé à l’origine la Mère au Père Imaginaire.
Avec cet Air, nous sentons bien que tout le destin de Don Giovanni est de faire naître le désir par la force du sien. Et c’est pourquoi sans doute il donne à chanter, plus qu’il ne chante lui-même : plus qu’il n’a d’air. C’est même ici le seul grand air auquel il succombe. Car Don Giovanni, étant le désir pur, est quelque part impersonnel et anonyme ; il existe surtout au travers du désir de toutes les femmes qu’il rencontre. Don Giovanni est à la fois un mythe et une personne : un principe et un acteur illustrant ce principe. Son statut est ambivalent. Il n’existe que de ne pas exister précisément en chair et en os, d’être sans contours vrais, sans aspérités vraies où le saisir. Aussi n’est-il pas tellement la voix de ce corps ; mais, essentiellement, ce point de rencontre de toutes les voix qu’il anime dans un sens ou dans l’autre, dans l’enthousiasme ou la déception, – la raison de leur entrelacement, la cause de leur débordement...
(ET ANALYTIQUEMENT)
L’Air s’achève par l’évocation de la liste et la répétition insistante qu’il faut l’augmenter. Mais quelle et donc cette chose inconnue (cosa incognita), qui sous-tend cette quête des femmes – chacune émergeant un moment dans sa vie puis disparaissant en principe à jamais de son existence de séducteur, à moins que son désir de la même ne vienne à se trouver réchauffé, – chacune éveillée dans sa féminité, puis retombant sitôt abandonnée, telle une chiffe, sur les ruines de son moi social ?
Cette chose inconnue se situe, comme dirait Freud, sur l’autre scène. Pierre Jean Jouve la voit, en effet, dans la possession de l’inaccessible Mère, que le séducteur tente inconsciemment de retrouver en chaque femme et qui, seule, lui apporterait le repos et le calme. Possession ne pouvant s’obtenir que par la violence. Mais hélas ! la séduction opérée, la possession n’est pas acquise ; le séducteur se retrouve avec son manque qu’il n’a de cesse que de vouloir combler à nouveau. Il se retrouve, plus exactement, avec sa propre féminité « qu’il ne supporte pas et dont il veut se défaire par l’attaque virile d’un objet nouveau ».
Mais c’est sans nul doute Paul-Laurent Assoun, qui, s’appuyant sur des données freudiennes plus travaillées, est allé plus loin dans l’analyse de ce quelque chose d’inconnu. Encore que nous ayons évoqué le travail d’Assoun, nous croyons devoir,
(1 ) Citation de Pierre Jean Jouve . Op. cit. - 80
quitte à nous répéter, l’exposer plus systématiquement. Démêlant l’énigme du pervers qu’est Don Giovanni (1), il distingue trois étapes. Dans la première, le sujet, évinçant l’ordre du père, s’installe dans « un tête à tête » avec la mère. Ainsi se construit-il, en dehors de la Loi, un espace de jouissance et de toute puissance. D’où, pour Assoun, « la revendication future d’innocence absolue » du sujet (2). Les choses marcheraient donc fort bien pour lui s’il pouvait désirer indépendamment de la Loi. Or, Assoun nous dit que cette dernière est à la fois un obstacle au désir – mais aussi son fondement. Sans elle, sans la reconnaissance de la castration initiale, le sujet s’évacue lui-même en tant que sujet désirant : ce qui arrive au psychotique. Le pervers, lui, – et c’est sa deuxième démarche – évite de justesse la psychose, par une ruse qui lui est propre. D’une part, il reconnaît le symbolique de la Loi ; d’autre part, il la dissimule à l’intérieur de soi, en faisant subir à son moi une « refente » ; disons : une déchirure. Ainsi sauve-t-il son identité désirante. Seulement voilà : l’objet, à peine conquis, tombe dans le « trou » du moi. Et ce « trou » s’augmente, au rythme des objets convoités. Si bien que le sujet n’a de cesse – et c’est sa troisième démarche – que de le combler. D’abord, en accumulant les objets ; puis, ce faisant, en défiant chaque fois l’instance paternelle, par un déni de la castration : d’où ce besoin impérieux du sujet d’avoir le sentiment de dérober l’objet à quelqu’un ou à quelque chose : à un mari, à un père, à un frère, à un couvent, ou à une disposition à la vertu... – comme il a dérobé à l’origine la Mère au Père Imaginaire.
SCENE SEIZIEME (RECITATIF, n° 12 ARIA, RECITATIF ET FINAL)
UNE SCENE DE MÉNAGE CALMÉE ET RELANCÉE
N° 12 : Batti batti, o bel Masetto
(A) (CALMEE) Don Giovanni et Leporello à peine sortis, nous retrouvons Zerlina et Masetto. Le couple est, on s’en doute, en grand émoi. Zerlina fait des avances de raccommodement à Masetto, qui résiste. Elle feint de ne pas comprendre. Alors elle s’attire la réponse : le jour de ma noce/porter au front/d’un paysan d’honneur/cette marque d’infamie. Si ce n’était le scandale, il l’en punirait... Sur quoi elle prétend qu’il n’y a pas de faute de sa part, qu’elle a été abusée et que don Giovanni ne l’a pas touchée. Puis elle supplie Masetto de la croire – ou de la tuer ou de la battre. Puis tout aussitôt, de faire la paix.
(1) Le pervers et la femme. Op. cit. En fait, l’analyse d’Assoun porte sur le Dom Juan de Molière. (2) Chez Tirso, Don Juan s’exclame à un moment : « Oui, le plus vif plaisir que je puisse trouver, c’est d’abuser une femme et de l’abandonner privée de son honneur. Vive Dieu ! ». Op. cit. Acte II. p. 101. - 81
Ici a lieu son Air. Déjà, les dernières inflexions du récitatif étaient d’une suavité attendrissante. Quand, au niveau de l’Air, elle récidive le souhait d’être battue : batti batti, o bel Masetto, notre petite rusée enchaîne sur une mélodie de la même eau : ce « balancement berceur », ces « arpèges ondoyants », ce goût de miel dans la voix, pour réclamer le châtiment (à quoi s’ajoutent les caresses à Masetto, qui sont l’illustration gestuelle précise de la musique), infirment finalement le souhait du châtiment et préparent le lit d’un autre genre de réjouissances... Curieusement, elle ne parle plus d’être tuée. Toutefois, le passage bissé, l’Air se durcit quand même, pour dire qu’elle se laisse bien volontiers donner des coups, tirer les cheveux, arracher les yeux, tout en embrassant les petites mains de son éventuel fustigateur. Mais bien vite (et bien astucieusement) la mélodie initiale reprend, avec son charme envoûtant, suivi de son durcissement – mais qui paraît soudain moins cruel et déjà comme inexistant. D’où la phrase-clé de la fin de ce passage : Ah ! je le vois, tu n’en as pas le coeur, avec un soutien orchestral, musclé et paraissant se résoudre en une série de confirmations. C’est alors qu’a lieu la coda de l’Air, un « 6/8 piquant » et un retour de l’entrain paysan : Paix, paix, o ma vie, et ce fait, maintenant bien établi, qu’ils veulent désormais passer nuit et jour dans le contentement et l’allégresse... Tout cela ardemment bissé, avec les reprises insouciantes et affirmatives d’un si, si, si... et les vocalises obligées sur les mots : vouloir et passer.
Là-dessus, elle sort, tandis que l’orchestre égrène par trois fois l’idée mélodique, chaque fois un peu plus bas...
N° 12 : Batti batti, o bel Masetto
(A) (CALMEE) Don Giovanni et Leporello à peine sortis, nous retrouvons Zerlina et Masetto. Le couple est, on s’en doute, en grand émoi. Zerlina fait des avances de raccommodement à Masetto, qui résiste. Elle feint de ne pas comprendre. Alors elle s’attire la réponse : le jour de ma noce/porter au front/d’un paysan d’honneur/cette marque d’infamie. Si ce n’était le scandale, il l’en punirait... Sur quoi elle prétend qu’il n’y a pas de faute de sa part, qu’elle a été abusée et que don Giovanni ne l’a pas touchée. Puis elle supplie Masetto de la croire – ou de la tuer ou de la battre. Puis tout aussitôt, de faire la paix.
(1) Le pervers et la femme. Op. cit. En fait, l’analyse d’Assoun porte sur le Dom Juan de Molière. (2) Chez Tirso, Don Juan s’exclame à un moment : « Oui, le plus vif plaisir que je puisse trouver, c’est d’abuser une femme et de l’abandonner privée de son honneur. Vive Dieu ! ». Op. cit. Acte II. p. 101. - 81
Ici a lieu son Air. Déjà, les dernières inflexions du récitatif étaient d’une suavité attendrissante. Quand, au niveau de l’Air, elle récidive le souhait d’être battue : batti batti, o bel Masetto, notre petite rusée enchaîne sur une mélodie de la même eau : ce « balancement berceur », ces « arpèges ondoyants », ce goût de miel dans la voix, pour réclamer le châtiment (à quoi s’ajoutent les caresses à Masetto, qui sont l’illustration gestuelle précise de la musique), infirment finalement le souhait du châtiment et préparent le lit d’un autre genre de réjouissances... Curieusement, elle ne parle plus d’être tuée. Toutefois, le passage bissé, l’Air se durcit quand même, pour dire qu’elle se laisse bien volontiers donner des coups, tirer les cheveux, arracher les yeux, tout en embrassant les petites mains de son éventuel fustigateur. Mais bien vite (et bien astucieusement) la mélodie initiale reprend, avec son charme envoûtant, suivi de son durcissement – mais qui paraît soudain moins cruel et déjà comme inexistant. D’où la phrase-clé de la fin de ce passage : Ah ! je le vois, tu n’en as pas le coeur, avec un soutien orchestral, musclé et paraissant se résoudre en une série de confirmations. C’est alors qu’a lieu la coda de l’Air, un « 6/8 piquant » et un retour de l’entrain paysan : Paix, paix, o ma vie, et ce fait, maintenant bien établi, qu’ils veulent désormais passer nuit et jour dans le contentement et l’allégresse... Tout cela ardemment bissé, avec les reprises insouciantes et affirmatives d’un si, si, si... et les vocalises obligées sur les mots : vouloir et passer.
Là-dessus, elle sort, tandis que l’orchestre égrène par trois fois l’idée mélodique, chaque fois un peu plus bas...
COMMENTAIRE : ZERLINA, MAUVAISE MONNAIE D’ECHANGE
Plus que l’approche psychologique des personnages (d’ailleurs qui décidera jamais de la dose exacte de sincérité et de ruse en Zerlina ?), nous intéresse davantage le statut de la relation des sexes sous-jacent à ce qui est dit ici, dans ce milieu encore féodal où plonge le mythe. Le problème, en la matière, est toujours le même, qu’on soit paysan ou grand d’Espagne.
Le problème, en gros, est celui étudié par Claude Lévi-Strauss dans les Structures élémentaires de la parenté. Outre le thème de la prohibition de l’inceste, l’ouvrage soulève celui du statut de la femme dans les sociétés traditionnelles. Celle-ci, de par sa nature, fait l’objet de l’appétit et de l’instinct masculins. Mais, relativement à des besoins plus tyranniques encore, un tel assouvissement peut être différé ; surtout si, en même temps, elle est un objet d’affect. Ainsi, de pur « stimulant » qu’elle est, la femme se voit transformée en « une valeur symbolique », ce qui la hisse de l’ordre de la nature à celui de la culture. Elle a, exactement, valeur de signe, touchant les règles de l’échange matrimonial ; et sur elle, en tant que signe, repose toute l’institution du mariage. En fait, objet mobile, et donc sans nom, sans identité sociale arrêtée, elle devient, à un moment, le « bien fondamental », le « cadeau suprême » qu’un homme peut obtenir, « parmi tous ceux s’obtenant sous forme de don réciproque » (1) : d’une part une personne et une vertu procréatrice, de l’autre un nom et un patrimoine. Tel est ce don, facteur d’équilibre, éliminateur de violence sociale. L’on se rappelle que Tirso, créateur du mythe de Don Juan, était, en tant que moine, défenseur du mariage officiel consacré par l’Eglise, et hostile à toutes les unions libres (2).
Mais hélas ! il arrive qu’en la femme le « stimulant » déborde, excède le « symbolique », dégradant par là la parole donnée et les lois du contrat, en termes de mariage. Ainsi, par ce débordement, se trouve atteint le fondement même du discours, comme ensemble de signes linguistiques. La mauvaise parole de la femme est, dans l’esprit des sociétés traditionnelles, l’équivalent de l’adultère. C’est dire que la femme est signe, mais non pas obligatoirement un signe pur. Elle peut troubler, par son désordre affectif, les règles de l’échange. Dès lors elle devient une mauvaise monnaie, un métal terne et fêlé. Car c’est en effet le malheur ou la gloire de la femme que, mobile par nature, elle doive incarner l’ordre de la Loi de l’homme, faite du maintien d’un nom, d’un patrimoine et d’une descendance ; et le malheur ou la gloire de l’homme, que, dépositaire de telles valeurs, il doive les confier au soin d’un être aussi mobile que la femme... (3).
Tel est donc le schème de l’idéologie matrimoniale dominant toute l’oeuvre, et en particulier notre scène. Or, Don Giovanni est ce diable qui vient troubler le jeu des règles matrimoniales. Celui dont le désir apporte partout la Division (en lui, comme dans les rapports entre les personnes), sépare Zerlina de son fiancé officiel ; est la raison qu’en Zerlina le « stimulant » tout à coup affolé dénature tout ce qui l’a engagé « symboliquement » à Masetto – rendant ce « symbolique » tout relatif. Certes, Masetto est blessé dans l’amour qu’il porte à Zerlina, mais tout autant dans son orgueil d’homme incarnant la Loi : l’affirmation d’un nom, d’un patrimoine, d’une descendance à venir... D’où ces premiers mots : m’abandonner le jour de ma noce/porter au front/ d’un paysan d’honneur/cette marque d’infamie ! Ah ! si ce n’était/si ce n’était le scandale, je voudrais...
(1) Citation de Camille Dumoulié. Op. cit. Chap. IV. p. 51 et suivantes. (2) Voir nos Préliminaires, Chapitre IV. (3) Chez Tirso, Don Octave dit de la duchesse Isabelle, dont il apprend l’infidélité : « Ah, femme ! mauvaise monnaie dont je m’efforce encore de mesurer l’aloi ! » Op. cit. Acte I. p. 47. Et Batrice, songeant à sa fiancée Aminte, subjuguée par Don Juan, dit que « les langues se déchaînent quand [la femme] rend un son fêlé ». Acte III p. 135 ; et plus loin, le même : « Je n’ai que faire d’une femme qui n’est ni bonne ni mauvaise et qui ressemble à la monnaie dont le titre est un peu trop douteux ». Enfin, le roi de Naples, apprenant avant même Don Octave l’infidélité de la même Isabelle, s’exclame, lui : « Ah, pauvre honneur ! Pourquoi mettons-nous ton principe dans la femme frivole ? Pourquoi ? » Acte I. p. 35. - 83
Ainsi fonctionnent les amants malmenés de cet univers espagnol ; en hommes de tradition attachés tout autant à l’honneur qu’à l’amour. Masetto : assurément un anti-Don Giovanni, et (on ne l’a guère dit) la figure annonciatrice, en sa litote, de celle du Commandeur revenant sous la forme de la statue vengeresse.
•
Ce sens de la tradition chez Masetto et cette idéologie matrimoniale qui l’accompagne, trouvent un écho dans la pensée de Nietzsche. Nietzsche pourrait, en effet, découvrir en Masetto « cet instinct dont naissent les institutions : la volonté de tradition, d’autorité, de responsabilité supérieure, de solidarité des chaînes de générations ». Il est par exemple manifeste – selon Nietzsche encore – « que toute trace de raison a été éliminée » de l’institution du mariage. Ce qu’il ressent comme « une tyrannie » de la modernité. « La rationalité du mariage » résidant – toujours selon lui – dans la responsabilité juridique exclusive de l’homme ». Par là le mariage avait « son centre de gravité, alors que maintenant il boîte de toues ses jambes ». Une chose cependant éloigne Masetto de Nietzsche : le premier, sentimental et idéaliste, rêve d’un mariage bâti aussi sur l’amour ; le second, réaliste et apôtre de la volonté de puissance, en écarte l’amour et en voit le fondement dans « l’instinct sexuel » mais surtout dans celui « de propriété (la femme et l’enfant conçus comme possessions) » et celui de « domination » – « afin de maintenir la somme acquise de puissance, de richesse, d’influence, au-delà des hasards de l’existence individuelle » (1).
(B) (RELANCEE) Zerlina partie, Masetto s’est à peine reproché sa faiblesse de caractère que Don Giovanni, de l’intérieur du palais, crie à la cantonade que tout est préparé pour une grande fête. Sur quoi Zerlina rentre, terrifiée, annonçant la venue de celui-ci.
Elle engage Masetto à partir, lui ne veut pas et, demandant pourquoi elle est donc si pâle, si inquiète, il dit maintenant comprendre.
Alors débute le Final sur une scène de ménage qui reprend. Masetto, refusant de partir et voyant un trou, se décide à s’y cacher pour voir ce qui en est ; et Zerlina, craignant le pire, fait tout pour l’en dissuader. Mais en vain. Tout cela sur un rythme vif, et sur une conclusion sotto voce, très nerveuse, où chacun développe son motif d’angoisse : lui, son impatience de savoir et elle, sa crainte de voir l’ingrat (Masetto) préparer ainsi leur perte.
(1) Voir : Crépuscule des Idoles. Folio – Essais – « Divagations d’un inactuel ». Chap. 39, p. 84 et « Notes et Variantes » p. 147. - 84
Notons ici avec Michel Noiray (1) que le Final de l’acte a déjà commencé en fait très curieusement quand Don Giovanni demande des coulisses à ce que tout soit prêt pour la fête. Bien qu’il s’agisse encore d’un récitatif, on est alors soudain frappé par la sonorité de l’orchestre (« tous les vents par deux, trompettes comprises »), signe « de l’importance stratégique de ce moment de l’opéra ».
Le problème, en gros, est celui étudié par Claude Lévi-Strauss dans les Structures élémentaires de la parenté. Outre le thème de la prohibition de l’inceste, l’ouvrage soulève celui du statut de la femme dans les sociétés traditionnelles. Celle-ci, de par sa nature, fait l’objet de l’appétit et de l’instinct masculins. Mais, relativement à des besoins plus tyranniques encore, un tel assouvissement peut être différé ; surtout si, en même temps, elle est un objet d’affect. Ainsi, de pur « stimulant » qu’elle est, la femme se voit transformée en « une valeur symbolique », ce qui la hisse de l’ordre de la nature à celui de la culture. Elle a, exactement, valeur de signe, touchant les règles de l’échange matrimonial ; et sur elle, en tant que signe, repose toute l’institution du mariage. En fait, objet mobile, et donc sans nom, sans identité sociale arrêtée, elle devient, à un moment, le « bien fondamental », le « cadeau suprême » qu’un homme peut obtenir, « parmi tous ceux s’obtenant sous forme de don réciproque » (1) : d’une part une personne et une vertu procréatrice, de l’autre un nom et un patrimoine. Tel est ce don, facteur d’équilibre, éliminateur de violence sociale. L’on se rappelle que Tirso, créateur du mythe de Don Juan, était, en tant que moine, défenseur du mariage officiel consacré par l’Eglise, et hostile à toutes les unions libres (2).
Mais hélas ! il arrive qu’en la femme le « stimulant » déborde, excède le « symbolique », dégradant par là la parole donnée et les lois du contrat, en termes de mariage. Ainsi, par ce débordement, se trouve atteint le fondement même du discours, comme ensemble de signes linguistiques. La mauvaise parole de la femme est, dans l’esprit des sociétés traditionnelles, l’équivalent de l’adultère. C’est dire que la femme est signe, mais non pas obligatoirement un signe pur. Elle peut troubler, par son désordre affectif, les règles de l’échange. Dès lors elle devient une mauvaise monnaie, un métal terne et fêlé. Car c’est en effet le malheur ou la gloire de la femme que, mobile par nature, elle doive incarner l’ordre de la Loi de l’homme, faite du maintien d’un nom, d’un patrimoine et d’une descendance ; et le malheur ou la gloire de l’homme, que, dépositaire de telles valeurs, il doive les confier au soin d’un être aussi mobile que la femme... (3).
Tel est donc le schème de l’idéologie matrimoniale dominant toute l’oeuvre, et en particulier notre scène. Or, Don Giovanni est ce diable qui vient troubler le jeu des règles matrimoniales. Celui dont le désir apporte partout la Division (en lui, comme dans les rapports entre les personnes), sépare Zerlina de son fiancé officiel ; est la raison qu’en Zerlina le « stimulant » tout à coup affolé dénature tout ce qui l’a engagé « symboliquement » à Masetto – rendant ce « symbolique » tout relatif. Certes, Masetto est blessé dans l’amour qu’il porte à Zerlina, mais tout autant dans son orgueil d’homme incarnant la Loi : l’affirmation d’un nom, d’un patrimoine, d’une descendance à venir... D’où ces premiers mots : m’abandonner le jour de ma noce/porter au front/ d’un paysan d’honneur/cette marque d’infamie ! Ah ! si ce n’était/si ce n’était le scandale, je voudrais...
(1) Citation de Camille Dumoulié. Op. cit. Chap. IV. p. 51 et suivantes. (2) Voir nos Préliminaires, Chapitre IV. (3) Chez Tirso, Don Octave dit de la duchesse Isabelle, dont il apprend l’infidélité : « Ah, femme ! mauvaise monnaie dont je m’efforce encore de mesurer l’aloi ! » Op. cit. Acte I. p. 47. Et Batrice, songeant à sa fiancée Aminte, subjuguée par Don Juan, dit que « les langues se déchaînent quand [la femme] rend un son fêlé ». Acte III p. 135 ; et plus loin, le même : « Je n’ai que faire d’une femme qui n’est ni bonne ni mauvaise et qui ressemble à la monnaie dont le titre est un peu trop douteux ». Enfin, le roi de Naples, apprenant avant même Don Octave l’infidélité de la même Isabelle, s’exclame, lui : « Ah, pauvre honneur ! Pourquoi mettons-nous ton principe dans la femme frivole ? Pourquoi ? » Acte I. p. 35. - 83
Ainsi fonctionnent les amants malmenés de cet univers espagnol ; en hommes de tradition attachés tout autant à l’honneur qu’à l’amour. Masetto : assurément un anti-Don Giovanni, et (on ne l’a guère dit) la figure annonciatrice, en sa litote, de celle du Commandeur revenant sous la forme de la statue vengeresse.
•
Ce sens de la tradition chez Masetto et cette idéologie matrimoniale qui l’accompagne, trouvent un écho dans la pensée de Nietzsche. Nietzsche pourrait, en effet, découvrir en Masetto « cet instinct dont naissent les institutions : la volonté de tradition, d’autorité, de responsabilité supérieure, de solidarité des chaînes de générations ». Il est par exemple manifeste – selon Nietzsche encore – « que toute trace de raison a été éliminée » de l’institution du mariage. Ce qu’il ressent comme « une tyrannie » de la modernité. « La rationalité du mariage » résidant – toujours selon lui – dans la responsabilité juridique exclusive de l’homme ». Par là le mariage avait « son centre de gravité, alors que maintenant il boîte de toues ses jambes ». Une chose cependant éloigne Masetto de Nietzsche : le premier, sentimental et idéaliste, rêve d’un mariage bâti aussi sur l’amour ; le second, réaliste et apôtre de la volonté de puissance, en écarte l’amour et en voit le fondement dans « l’instinct sexuel » mais surtout dans celui « de propriété (la femme et l’enfant conçus comme possessions) » et celui de « domination » – « afin de maintenir la somme acquise de puissance, de richesse, d’influence, au-delà des hasards de l’existence individuelle » (1).
(B) (RELANCEE) Zerlina partie, Masetto s’est à peine reproché sa faiblesse de caractère que Don Giovanni, de l’intérieur du palais, crie à la cantonade que tout est préparé pour une grande fête. Sur quoi Zerlina rentre, terrifiée, annonçant la venue de celui-ci.
Elle engage Masetto à partir, lui ne veut pas et, demandant pourquoi elle est donc si pâle, si inquiète, il dit maintenant comprendre.
Alors débute le Final sur une scène de ménage qui reprend. Masetto, refusant de partir et voyant un trou, se décide à s’y cacher pour voir ce qui en est ; et Zerlina, craignant le pire, fait tout pour l’en dissuader. Mais en vain. Tout cela sur un rythme vif, et sur une conclusion sotto voce, très nerveuse, où chacun développe son motif d’angoisse : lui, son impatience de savoir et elle, sa crainte de voir l’ingrat (Masetto) préparer ainsi leur perte.
(1) Voir : Crépuscule des Idoles. Folio – Essais – « Divagations d’un inactuel ». Chap. 39, p. 84 et « Notes et Variantes » p. 147. - 84
Notons ici avec Michel Noiray (1) que le Final de l’acte a déjà commencé en fait très curieusement quand Don Giovanni demande des coulisses à ce que tout soit prêt pour la fête. Bien qu’il s’agisse encore d’un récitatif, on est alors soudain frappé par la sonorité de l’orchestre (« tous les vents par deux, trompettes comprises »), signe « de l’importance stratégique de ce moment de l’opéra ».
SCENES DIX-SEPTIEME ET DIX-HUITIEME
SECONDE SEDUCTION DE ZERLINA
Un appel insistant des trompettes, et Don Giovanni qui paraît, invite tous nos gens au réveil (exprimant ainsi sa propre hâte), puis au courage, afin qu’ils demeurent tous, eux et lui, dans l’allégresse, le rire et le badinage. Toutes ces invitations, chacune prononcée sur un ton montant, sont ponctuées par des rappels de trompettes. On croirait entendre Diderot clamer qu’ « il n’y a qu’un devoir dans la vie : être heureux » !
Puis, d’une voix volubile et sur un rythme musical pressé et comme horizontal, Don Giovanni demande à ses serviteurs de conduire tous nos gens dans la salle de danse et de s’abreuver de grands rafraîchissements.
Les trompettes sonnent de nouveau, et le choeur reprend les invitations au réveil et au courage, avec les mêmes ponctuations sonores – puis les mêmes voeux d’allégresse et de rires, qu’il répète, abondamment ; après quoi la musique conclut, mais sur un effet d’éloignement progressif, qui a quelque chose de mystérieux, voire d’inquiétant. Comme si la venue statufiée du Commandeur était là, préfigurée. Encore qu’on sache que, souvent, chez Mozart, la joie s’accompagne de mélancolie...
Voilà Zerlina piégée entre deux hommes : l’un qui la guette, l’autre qui la cherche. Précédée par une petite phrase au dessin sinueux tout en doubles croches – que nous allons retrouver tout au long de l’échange ; elle dit vouloir se cacher aussi. On s’abstiendra de dire que la petite phrase traduit ceci ou cela, psychologiquement. Elle a, avant tout, valeur actancielle, dynamique.
Don Juan a vu Zerlina ; relayant et prolongeant en effet le motif en question « dans les trilles de l’orchestre » (2), il l’appelle, en la traitant de charmante. Puis, sur un rythme plus vif et d’une voix plus du tout énamourée, lui dit qu’il l’a vue et qu’elle
(1) Revue Avant-Scène opéra – (Nouvelle version). (2) Citation de Pierre Jean Jouve. Op. cit. - 85
ne lui échappera pas ; et de poser la main sur elle. Elle dit vouloir partir, lui, vouloir la retenir. Elle lui demande alors d’avoir pitié. Mais tout ce contenu se trouve nié par la reprise de la petite phrase, au niveau de chaque réplique de nos deux personnages : ainsi la musique traduit, pour quelqu’un qui n’entendrait pas ou ne comprendrait pas les paroles, le désir de Don Giovanni et l’émoi de Zerlina. Et quand le duo final s’installe enfin, où Don Giovanni dit être amoureux et vouloir la rendre heureuse, l’accompagnement est toujours celui de la « captation amoureuse » (1) ; aussi est-ce sur ce fond musical que la voix de Zerlina traduit curieusement par son oscillation fébrile sa crainte de voir son cher époux (caro sposo) malmené par don Giovanni...
Là-dessus ce dernier découvre la cachette et demeure stupéfait.
D’où le : Masetto ! impressionnant, sur une brusque modulation de ré mineur, où c’en est décidément fini du charme mozartien. D’où la réplique aussi impressionnante : Oui, Masetto ! Etant donné le ton, on pourrait imaginer le pire. On l’a déjà vu, certain soir, avec le père de Donna Anna. Mais on est ici entre un seigneur et un roturier ; il y a le même écart ici qu’entre Almaviva et Figaro. C’est pourquoi tout retombe au niveau de la burla ; et rien ne coûte au burlador. Ayant repris son assurance, il passe d’un abus à un autre, continuant à souiller les signes du langage : Ta belle Zerlina/ne peut, la pauvrette/demeurer davantage sans toi. D’où l’ironie de Masetto, en réponse.
Le pervers n’en est pas à un défi près du langage. Aussi propose-t-il maintenant qu’on ait du courage, ayant déjà associé ce mot à la fête. L’on entend, en effet, le motif assez lointain de la fête – à laquelle Don Giovanni invite le couple à participer. Le motif maintenant emplissant la scène, Masetto et Zerlina s’invitent au courage et à aller danser tous trois, le prétexte dissimulant le malaise.
COMMENTAIRE : LE PROFIL DE ZERLINA ET LE MOT COURAGE
Seul un oscillographe peut rendre compte du profil de Zerlina jusqu’ici. Deux grands épisodes, aux tracés similaires. Au cours du premier : un duo initial avec le fiancé, puis l’arrivée du séducteur et la captation, puis la colère du fiancé, puis la scène de séduction enfin : Vous êtes d’ailleurs etc..., interrompue par le contretemps de l’apparition d’Elvira. Au cours du second : un duo initial avec le fiancé, cette fois-ci de réconciliation, de nouveau l’arrivée du séducteur, une colère du fiancé, et une scène de séduction enfin : je veux te rendre heureuse etc..., interrompue ici par la découverte du fiancé caché. C’est le même et le différent. Le même, à un autre niveau d’énonciation, vu le progrès de l’action, le changement des situations. On peut indéfiniment travailler là-dessus. On peut noter, par exemple, qu’après la première scène de séduction, où les
(1) Ibid. - 86
grandes choses ont été dites, la seconde se trouve réduite à une déclaration d’amour maintenant sans commentaires de la part de Don Giovanni. Pour les supplications et les craintes de Zerlina, elles sont d’autant plus pathétiques qu’elles sont niées par le concert des voix allusif à quelque assomption du désir, – le séducteur ayant eu le propre d’éveiller en Zerlina cette féminité dont nous avons dit, qu’en tant que puissance maligne, elle peut braver chez la femme toutes les barrières sociales : tous les engagements pris, toutes les sagesses de vie, toutes les considérations morales...
Si Don Giovanni parvient si bien à éveiller la féminité en chaque femme, c’est, pour Julia Kristeva (1), que sa propre nature est féminine. De son tête-à-tête initial avec la Mère (que le Père est venu déranger sans que sa fonction ait été reconnue), a résulté en effet, pour elle, une identification primaire (entendons : préoedipienne) du sujet à la figure maternelle, et donc « une féminité idéale ». La même idée, d’ailleurs, se retrouve chez Sarah Kofmann (2) pour qui Don Juan cherche à libérer « la Mère » et « lui-même par identification avec elle » à travers toutes les femmes, les libérant ainsi « de la loi divine, patriarcale et masculine ».
On le voit : toutes les analyses, de ce point de vue, sont convergentes. Pierre Jean Jouve, lui-même, en son langage plus métaphorique, ne dit-il pas ici de Don Giovanni et de Zerlina : « Don Juan est équivalent aux trompettes » ; et « Zerlina n’est plus Zerlina elle est déjà don Juan ».
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Don Giovanni invite donc tout le monde au courage en vue de participer à la fête. Ce mot est certes repris en écho par le Choeur des serviteurs, pour soutenir leur maître ; le mot est de nouveau prononcé par lui à l’adresse de Zerlina : Adésso fate core (Maintenant, courage) ; puis est repris par Masetto et Zerlina, se stimulant de la sorte à participer à la fête. Mais quel sens atténué il a dans leur bouche, relativement à ceux dont il est chargé dans la bouche de Don Giovanni ! Dans la bouche de Don Giovanni, lourd de bien des sous-entendus, il nous paraît être le mot-clé qui va désormais blasonner l’un des aspects les plus riches du personnage.
Ce courage qu’il demande aux autres et à lui-même d’avoir, pour assumer la fête, a ni plus ni moins la fonction d’introduire, pour ce qui le regarde, à cet ardent désir de jouissance visant à compromettre en peu de temps le plus de femmes, puis à les abandonner, ravagées, misérables, sans faire d’elles pour autant (contrairement au
(1) Histoires d’amour, op. cit., Folio, 1983. Chap. V : p. 256-257. (2) Don Juan ou le refus de la dette, op. cit., p. 119. - 87
souhait de Sarah Kofmann) (1) des femmes libérées, l’époque ne s’y prêtant pas, et la disposition naturelle aux femmes ne s’accommodant peut-être pas aussi facilement qu’on le croit d’une telle libération.
Or la fête est l’occasion la plus propice, la plus directe, à réaliser de tels ravages. La fête, pour lui, tire ses délices de ce qu’elle lui permet non seulement l’exaspération de son désir, mais encore presque son élucidation – dans la mesure où affleure presqu’à sa conscience, au travers de ce mot d’invitation, son besoin de cruauté.
Ce besoin, qui est au coeur de la perversité naturelle et heureuse du séducteur, traduit l’une des plus vieilles et des plus puissantes vérités inscrites dans le fond primitif de l’homme. Nietzsche ne dit-il pas, en effet, que « voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien encore » et que c’est là « une vérité cruelle, mais vieille, mais puissante, une vérité capitale, humaine, trop humaine, à laquelle d’ailleurs peutêtre les singes aussi souscriraient » (2).
La gaieté folle de Don Giovanni vient assurément en partie de là. Elle fait assurément écho à celle attachée – toujours selon Nietzsche - « au souvenir de ces temps où l’humanité n’avait pas encore honte de sa cruauté » et où « la vie sur terre était plus gaie que maintenant qu’il y a des pessimistes » (3). La cruauté s’y harmonisait à merveille avec la fête. Les sociétés anciennes ne se donnaient-elles pas le spectacle, mêlé à leurs réjouissances, du sacrifice de leurs boucs émissaires ou de l’exécution capitale de leurs criminels ?
Rome ne vibrait-elle pas à ses jeux du cirque ? et l’Espagne – sous couvert de religion – à ses autodafés et à ses exterminations de sorcières ?
SCENE DIX-NEUVIEME
INVITATION DES MASQUES (A et B)
(A) La véritable interruption à la scène de séduction Don Giovanni/Zerlina, est hélas encore à venir. La fête, à la limite, malgré Masetto, pouvait la relancer et en voir la bonne résolution. Mais voici que la musique du bal, dont nous avons entendu d’abord des bribes lointaines, comme pour établir le contact avec la fête, et qui devrait maintenant retentir, faisant suite aux éclats vibrants de Masetto et de Zerlina, nous est comme soudain dérobée. C’est là d’ailleurs la grande beauté de ce passage. Quelques notes sur les vents nous font en effet passer au ré mineur – le ton du Commandeur !
(1) Op. cit. (2) Contribution à la généalogie de la morale.- Deuxième Dissertation. Chap. VI. p. 176 – Collection 10/18. (3) Id. Chap. VII. - 88
Au lieu de nos trois compères voulant danser, en voici trois, vêtus de noir et masqués, qui se présentent sur le seuil du lieu de fête, comme la « matérialisation de l’angoisse » (1). Ils sont là, bien présents ; ils le resteront désormais jusqu'à la fin des réjouissances. Quand bien même le spectateur aura cessé de les voir et de les entendre, ils seront en effet présents dans son subconscient ; ils officialiseront le double registre, bigarré et noir, où désormais l’action va s’engager.
On a reconnu dans ces trois masques : Elvira, Ottavio et Anna. Le mot courage est réemployé – mais dans un autre contexte que précédemment. Elvira, d’abord, dit qu’il en faut pour parvenir à dévoiler les méfaits du coupable – sur une ligne de voix quelque peu hâtive et allègre, mais sur un accompagnement tout en doubles-croches, plutôt orageux et acharné ; Ottavio, empruntant ce sillage vocal, confirme les propos d’Elvira. Mais Anna, curieusement, semble avoir perdu de sa fougue, comme le note Jean-Victor Hocquard : sur une ligne mélodique ayant quelque « ampleur tragique » où se marque plus « l’affliction » que le désir de vengeance, elle dit craindre pour son fiancé, voire pour tous trois...
Là-dessus retentissent les sons d’un Menuet : quelques notes, puis un développement. Leporello apparaît à l’une des fenêtres illuminées du palais. D’une voix chaude et veloutée, portée par les premières mesures du Menuet, il signale aussitôt à son maître de charmantes dames masquées. Le maître vient alors à la fenêtre et souhaite qu’on fasse entrer ces hôtes qui lui feront le plus grand honneur. Puis il se retire de la fenêtre, tandis que les masques conviennent unanimement qu’à son visage et à sa voix/se découvre le traître. Tout ce temps, de l’intérieur, la musique grêle mais incisive du Menuet ajoute sa clarté de la majeur à celle des fenêtres illuminées, nous confrontant à la rencontre de deux mondes antagonistes : celui du trio noir, sorti masqué de la nuit et bardé de récriminations et de souffrances d’une part ; de l’autre, celui de deux silhouettes bariolées, dressées dans l’embrasure illuminée d’une fenêtre, derrière lesquelles joue un petit orchestre de cordes, de hautbois et de cors – tel le signe discret mais évident d’une volonté de plaisir sans mélange, qui ne voit que ce qui lui agrée : ici, de charmantes dames masquées !
Alors, Don Giovanni s’étant retiré, a lieu l’Invitation proprement dite.
Leporello :
Pst, pst...
Ottavio :
Que demandez-vous ? (Cosa chiedete ?)
Leporello :
Au bal, si cela vous plaît (Al ballo, se vi piace,
(1 ) Citation de Pierre Jean Jouve. Op. Cit., p. 86. - 89
mon maître vous invite (v’invita il mio signor)
COMMENTAIRE : LE JEU DES THEMES DU PASSAGE
Toute la scène, en fait, est bâtie sur deux éléments thématiques très proches l’un de l’autre, chacun de huit mesures. Le premier, réservé à la première partie de la scène ; le second à la seconde. Chaque élément, dans chaque partie, est répété deux fois. D’où un système de quatre éléments s’étalant sur l’ensemble des répliques.
Ainsi – dans la première partie toute régie par l’Elément I – la désignation des masques par Leporello porte su les mesures 2-3-4, et la réponse de Don Giovanni demandant à son valet de les inviter, sur les mesures 5-6-7-8. Le trio, quant à lui, porte sur les mesures 1-2-3-4, faisant ici la remarque, devenue saisissante d’être confiée à l’air d’un menuet : savoir qu’à sa face et à sa voix se découvre le traître. Là-dessus, l’Invitation commence ; Leporello appelle les masques : zi zi, signore maschere ! (Pst,Pst, mesdames les masques !), sur les mesures 5-6. Anna et Elvira, sur les mesures 7-8, demandent alors à Ottavio d’intervenir.
Suit la seconde partie de la scène, régie, elle, par l’Elément II : élément plus grave et plus empreint de hâte dans son ensemble. Leporello reformule son appel, resté sans réponse, sur les mesures 2-3. Sur quoi Ottavio, sur les mesures 3-4, demande au valet ce qu’il veut : Que demandez-vous ? Alors ce dernier, sur les mesures 5-6-7-8, lance l’invitation : Au bal, si cela vous plaît, mon maître vous invite. Ottavio, reprenant les mesures 1-2-3-4 de l’Elément, l’en remercie et convie ses belles compagnes à entrer. Leporello conclut, sur les mesures 5-6-7-8, qu’à celles-là aussi son maître fera preuve d’amour.
L’ensemble des répliques vient se placer à merveille sur le système, si bien que Pierre Jean Jouve (1) évoque une machinerie subtile, digne d’un mouvement d’horlogerie.
De même qu’il n’appartient pas aux horloges de faire autre chose que ce qu’elles font - ou alors de s’arrêter -, de même toutes ces répliques, en principe conjoncturelles, donnent l’impression d’être pré-appelées par cette forme musicale arrêtée, à l’instar d’un fatum. Comme si le démoniaque, mis en marche dans tout l’opéra avec la mort du Commandeur, était déjà ici préfiguré.
Pour les voix, « construites sur les basses », comme le remarque encore Pierre Jean Jouve, elles contrastent par un ton de grandeur avec « les thèmes enfantins de la danse » ; quant à celle de Leporello, si elle a des accents chauds et confondants, elle a aussi un rythme épais ponctué par les cors, plutôt lourd pour un menuet.
(1) Op. cit. p., 87-88-89. - 90
Cette impression d’inéluctabilité d’une part, de l’autre ce contraste si émouvant et qui en dit si long, entre la légèreté naïve mais suave du Menuet et le poids dramatique des voix (voix du dehors, comme voix du dedans), contribuent à créer ce climat étrange et mystérieux de l’Invitation : à la fois diaphanéité d’une scène d’apparition et pression de certaine réalité inexorable...
Dans ces personnages qui entrent, tels à eux tous la noire Némésis, et dans ces hôtes empressés à les faire entrer (comme si, pour ce qui concernait don Giovanni, son désir quelque part réclamait l’inévitable) (1), ne faut-il pas voir, en effet, le signe avant-coureur, un et double, de certaine rencontre avec certaine statue mortifère ?
(B) Prottega il giusto cielo L’Invitation faite, Leporello ferme la fenêtre. C’est alors qu’avant de franchir le seuil le trio chante une dernière fois. Sur des paroles très simples de Da Ponte (pour Anna et Ottavio : que le juste ciel protège/le zèle de mon coeur » pour Elvira : que le juste ciel venge/mon amour trahi), Mozart va échafauder l’un des plus beaux airs qui soient de son opéra et de toute sa musique. Une sorte de prière au Ciel, déclenchée sans doute dans l’esprit de Mozart par le mot ciel du texte.
Au départ, trois notations très graves, puis deux, sur les cordes. Un rythme majestueux mais, sur un tempo passé de 3/4 à 4/4 ; un rythme « qui reproduit, en l’élargissant la figure la plus caractéristique du Menuet (2) ». Anna, d’abord, s’élance, doublée par Ottavio à la tierce, une mesure plus loin. Puis Elvira s’élance à son tour, dès qu’il est question du mot ciel : une sorte de contrepoint à la voix des deux premiers. Anna, ensuite, relance le chant ; puis, à deux reprises, Elvira : d’abord sur vendichi (venge), répété deux fois avec fermeté, puis sur tradito (trahi). Le chant d’Anna – et conséquemment d’Ottavio – témoignent d’emblée d’une ampleur grandiose malgré les oscillations de la voix, et l’ardeur de vengeance s’y trouve toujours curieusement pacifiée ; le chant d’Elvira, lui, plus agité, se glisse « en dents de scie » entre ceux d’Anna et d’Ottavio. Mais le plus beau est sans doute qu’au faîte de l’enchevêtrement des voix, se trouvent comme annihilés et la fermeté d’Elvira et l’imploration anxieuse des fiancés, au profit d’un résultat qui n’est autre qu’une sorte de planement vocal où les écarts psychologiques des uns et des autres sont comme ravalés en une sorte de plain-chant. D’où une impression religieuse – voire mystique – de recueillement et d’accalmie, là où on l’attendait le moins, un sentiment d’ineffable avant le bruit de la fête. Une surprise bien dans l’esprit de Mozart. Comme si, dans cette prière où est réclamée la justice, l’esprit de vengeance n’en faisait pas moins
(1) Georges Bataille. L’Erotisme. Chapitre I, P 1 « L’érotisme est l’affirmation de la vie jusque dans la mort ». (2) Citation de Pierre Jean Jouve. Op. cit., p. 89. - 91
appel à la miséricorde, ou se transformait un moment en elle ! « Comme si les voix appelaient « la réunion du pardon et de la justice », tendant « à effacer la distance qui sépare les deux puissances spirituelles de l’homme ».
« Oui, la miséricorde en ce moment passe non loin de Don Giovanni ; plus tard il n’y aura plus pour lui que des occasions de repentir » (1).
SCENE VINGTIÈME
LE PREMIER SON DU GLAS
UN BAL OU IL IMPORTE AVANT TOUT D’ETRE UN HOMME OU UNE FEMME
On est dans la grande salle illuminée du bal, occupée pour une fois par toute la paysannerie, que choient des serviteurs empressés. A-t-on jamais vu, avant la Révolution, pareil bal, pareil renversement de situation, pareille entorse à l’usage ? pareille confusion des lieux ? On est en mi bémol, dans un rythme ternaire, trépidant, voire endiablé, démoniaque, qui ne laisse aucun intervalle aux danseurs pour la reprise de soi – sinon à faire de courtes remarques. On est dans le climat à la fois jovial et un peu nerveux (par la grâce de Mozart), peint aux couleurs de l’inconstance blanche (2). Un climat haletant, favorable à la confusion des personnes, à la bavure des identités, à la dépersonnalisation et à la surrection de la seule réalité d’être soit un homme soit une femme. Une fête dionysiaque en somme, une danse du chaos, comme il en existe dans les sociétés traditionnelles à certains moments, pour la plus grande confusion des valeurs sociales, une fête où le désir se communique comme une onde de choc, créant un climat sacré orgiastique,... Pour les appels, ce sont les invitations à boire et à se rafraîchir ; eh ! du café ?/Du chocolat ?/Des sorbets ?/Des bonbons pour les remarques hâtives, ce sont les craintes de Masetto touchant Zerlina : Ah ! Zerlina, prudence !, les craintes de Zerlina, touchant Masetto. Ce Masetto me paraît être hors de lui/Cette affaire se présente bien mal. – encore que celle-ci s’amuse bien et n’a d’autre réponse à faire à Don Giovanni, qui danse avec elle : Vous êtes bien bon ! (où l’on voit le travail de la Division à l’oeuvre à l’intérieur même du moi de Zerlina) . les craintes enfin de Don Giovanni et de Leporello touchant ce renfrogné de Masetto : Ah ce Masetto ! il faut ici se servir de notre cerveau.
Et voici que le rythme musical, qui semblait s’être installé dans la durée, est gagné par la nervosité, comme si quelque chose devait se produire.
(1) Citations de Pierre Jean Jouve. Op. cit. p. 90. (2) Expression de Jean Rousset reprise par Didier Souiller pour peindre l’inconstance courante chez la plupart des humains, en opposition à l’inconstance noire de Don Giovanni, qui implique la transgression des interdits majeurs. - 92
LE CHOEUR DE LA LIBERTE
Soudain le ton change en effet, passe en ut majeur, les trompettes et les timbales ponctuent cet appel inquiétant, et quelque chose de dérangeant a lieu : les masques entrent. Mais Leporello le prend sur un autre ton que celui de cette annonce : la fanfare ayant maintenant les allures d’une marche, il salue cavalièrement les masques : Avancez donc/jolies dames masquées. La marche s’amplifiant, Don Giovanni enchaîne : C’est ouvert à tous/vive la liberté. Sur quoi les masques, prenant le ton ambiant et simulant la reconnaissance, remercient leur hôte de sa générosité.
Puis tous ayant repris ensemble leur propos, se retrouvent à chanter le Choeur de la liberté.
La Révolution dans l’Opéra de Mozart a apparemment commencé, si l’on veut, avec la profanation des lieux, en quelque sorte. Elle se poursuit, à présent, par ce chant considéré comme révolutionnaire. Mais, curieusement, ce cri de liberté s’adresse à des visiteurs dont on devine que Don Giovanni, s’il ne les reconnaît pas sous leurs masques, ne les prend pas cependant pour des paysans. Le c’est ouvert à tous n’a pas l’exacte signification qu’on donnait à ces mots au dix-huitième siècle ; à savoir : ouvert aux paysans aussi bien qu’aux privilégiés. Vu la qualité bien devinable des masques, le c’est ouvert à tous de Don Giovanni est même l’inverse d’un slogan révolutionnaire habituel.
C’est que Don Giovanni est un révolutionnaire bien particulier. Son révolutionnarisme est celui de sa structure perverse. Celle-ci inclut, sans nul doute, un esprit libertin et l’on sait en effet l’action de cet esprit sur la religion et la morale traditionnelle. (Baudelaire n’a-t-il pas dit ? « La Révolution a été faite par des voluptueux » ?). Mais la structure du pervers inclut plus essentiellement - comme nous l’avons vu - le besoin constant du défi. Structure et besoin, qui sont de tous les siècles. Or le jacobinisme remplacera (1) une institution par une autre ; non moins exigeante : avec sa religion, sa morale à lui. Il aura son droit, ses valeurs publiques. Non moins que la société aristocratique, et compte tenu de certains déplacements de sens, il sera, à sa manière, représentatif du Père et de la Loi du Père. Aussi toutes choses ici et là sont-elles égales aux yeux de Don Giovanni, lui sont-elles étrangères. C’est pourquoi on le voit, pour réussir, ou utiliser ses privilèges ou les mettre à bas, indifféremment. La grande réclamation, s’il en a une, qui passe les idéologies précitées (et toutes les autres d’ailleurs) est, finalement, d’instaurer l’ordre de la Mère contre celui masculin et patriarcal de toute société (2).
(1) Nous rappelons que l’oeuvre est de 1787. (2) Shoshana Felman écrit du séducteur que son propos essentiel est de déconstruire la « logique paternelle de l’identité, cette promesse de la métaphore, par la figure même de sa vie qui est celle de l’anaphore, de - 93
Mais il y a aussi, qu’ayant besoin du défi pour exister, il a instamment besoin, comme nous l’avons vu, de ce qui en est l’objet ; qu’il ne se pose qu’en s’opposant, selon l’ordre de sa jouissance. Et par ainsi, ayant un urgent besoin et de l’institution et de Dieu lui-même, il n’est, finalement, ni un révolutionnaire ni athée, au sens courant de ces mots.
Quant aux masques, ils entonnent par mimétisme et par stratégie ce choeur de la liberté. Entrés dans le saint des saints des forfaits de Don Giovanni, et voulant l’y confondre, ils ne laissent rien paraître d’eux. Car il va de soi qu’en leur claire conscience – ils ne peuvent pas vouloir de la liberté de Don Giovanni. La réponse à faire à cela est que leur chant est convaincant. Mais c’est alors, qu’ayant invoqué il giusto cielo, ils pensent sans doute à la liberté toute individuelle que chacun ressent ou souhaite ressentir, quand il est concerné par une action qui le propulse hors de ses habitudes, et que c’est là, d’avance comme l’assurance morale de la réussite.
L’ENLEVEMENT DE ZERLINA
Reprenez la musique (Ricominciate il suono). C’est par cette phrase de Don Giovanni que reprend le bal. Quelques notations plutôt graves à l’orchestre en annoncent le rythme et sa destinée tragique. Mais Don Giovanni demande à Leporello de former les couples.
C’est dire qu’on passe du tohu-bohu initial à certain ordre dont le séducteur pense tirer parti.
Et la musique commence.
Elle est conduite par trois petits orchestres sur scène, entrant en jeu successivement. Mais comme il faut quand même quelque désordre (Don Giovanni n’a-t-il pas demandé qu’on joue toutes sortes de danses ?), ceux-ci ne joueront pas ensemble. Chacun tirera à soi. Le premier, le 3/4, cordes, hautbois et cors, lance le Menuet, haussé d’un ton. Le deuxième, le 2/4, violons et contrebasses, entame, lui, une gavotte, en une sorte de contrepoint. Et le troisième, le 3/8, violons et contrebasses toujours, ajoute à ce contrepoint une valse allemande. Mais tout cela qui se chevauche, se croise, et sur quoi se détachent les propos de l’intrigue, ne sombre pas pour autant dans le chaos, par la grâce de Mozart. Seul domine le rythme inexorable du Menuet, vecteur de l’action. De plus, chaque orchestre a sa fonction dramatique : le Menuet aristocratique est destiné aux masques ; la gavotte, aux agissements enveloppants de Leporello à l’endroit de Masetto ; et l’allemande, à Don Giovanni dansant avec Zerlina.
l’incessante reprise du commencement par la répétition des promesses non achevées, non tenues ». Le Scandale du corps parlant. Don Juan avec Austin. Seuil. 1980.
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Les trois orchestres sonnant, Leporello invite les masques à danser. Sur les premiers accents du Menuet, Elvira signale à Anna la présence de la paysanne. Io moro ! fait Anna : un soupir où semble percer, toujours, certain désir interdit ! Si bien que le propos d’Ottavio a ici encore quelque chose d’ironique : Dissimulez ! Leporello et Don Giovanni, cependant, s’occupent de Masetto, pour le tenir à distance ; ceux-ci lui disent que tout va pour le mieux, mais il renâcle à le croire. C’est alors que Don Giovanni invite Zerlina à titre de compagnon, et tous deux évoluent sur l’air de la contredanse ... Ce faisant, Leporello s’occupe de plus près de Masetto : il le séduit, le pousse à danser avec lui (retrouvant dans la voix des accents tout proches de ceux de l’Invitation), et l’y contraint sur le rythme de l’allemande. Après un dernier trouble d’Anna : Je ne peux résister et une dernière réponse d’Ottavio, Don Giovanni brise enfin le rythme de Menuet, gagné, lui, par « une tristesse grandissante » et souffle à Zerlina : Viens avec moi, ma vie, tout en l’entraînant de force vers la chambre voisine. Au même instant, éclate le long cri de cette dernière, suivi de ces mots : O dieux ! je suis trahie !... La musique, elle, a poursuivi le Menuet ; mais sur le mot trahie, les trois petits orchestres s’étant tu, le grand s’est reformé en changeant de couleur : il est passé de la note sol du cri à celle de mi bémol majeur, et se trouve à présent tout pénétré d’une agitation qui va aller croissant. Le cri de Zerlina a jeté un voile noir sur la fête bariolée et crée l’affolement ... Avec ce cri, né d’un viol, il s’agit, ni plus ni moins, d’une femme forcée de faire irruption hors de la féminité où l’avait toute enfermée le séducteur et qui se retrouve dévastée, parce qu’affrontée à considérer ce vide, propre à son sexe, dont certains pensent qu’il est alors toute sa vérité...
LE COMMENCEMENT DU DESASTRE
Le cri est d’abord répercuté par Leporello, quittant Masetto perturbé et la scène, sur ces mots : Ici commence le désastre. Puis les masques et Masetto se regroupent ; les premiers disent voir enfin le scélérat tomber dans le piège et vouloir délivrer l’innocente, le second s’exclame : Zerlina !, et tous se précipitent vers la porte de la chambre, cependant que l’orchestre exprime cet empressement angoissé « par un élément de gamme, à l’unisson dans les instruments et les voix, qui se précipite de la tonique à la dominante et redescend » de façon réitérée. Mais le plus émouvant est, qu’entre ces manifestations d’aide ainsi accompagnées musicalement, on entend par trois fois les appels au secours de Zerlina. Lorsqu’enfin Masetto enfonce la porte.
C’est alors que Don Giovanni en sort, l’épée à la main et tirant par le bras Leporello, l’orchestre se retrouvant soudain en fa majeur sur un rythme à la fois rayonnant et musclé. Le séducteur reparaît, en effet, en justicier de son double, qu’il pousse au devant des assaillants. Avec la voix solaire d’un héros vengeur, il dit présenter le coquin, responsable de l’offense et s’écrie par deux fois : Meurs, inique ! Ottavio ayant pour le défendre brandi son pistolet, le choeur de l’accusation se met en branle, avec les entrées successives d’Ottavio, d’Anna et d’Elvira, dans l’enthousiasme d’une dénonciation désormais possible. De même, successivement, les masques se découvrent ; Don Giovanni, stupéfait, prononce le nom de chacun, qui acquiesce. Mais Anna, au lieu d’acquiescer, le taxe de traître (traditore).
De ce moment, le choeur retrouve toute son ampleur, répétant d’abord le mot traditore ! Zerlina, sur un rythme bondissant de notes séparées, prend ensuite la tête de l’accusation générale avec cette phrase fameuse : Tutto, tutto, già si sa (tout, tout est déjà connu) ! Puis les autres, piano et dans un climat musical à la fois calme et inquiétant, reprennent en imitation le bondissement zerlinien ; mais les voix, tout en s’élargissant, viennent à se rencontrer sur le mot tutto, et on a là du coup le fortissimo brandi par trois fois comme une arme contre le criminel et annoncé chaque fois par un trait péremptoire des violons.
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Cette arme, c’est le grand choeur final des cinq accusations. Trois grandes annonces orchestrales avec leur coda résolutive ; puis, dans les voix, une force d’allegro, une tension massive et assurée pour dire à Don Giovanni : Trema, trema o scellerato (tremble, tremble scélérat). Sur quoi, le personnage à deux-têtes qui a nom Don Giovanni - Leporello vient à ce constat, comme surpris par lui-même : Tout est confus dans ma tête. Le choeur des cinq reprend ses trema, afin de bousculer un peu plus cette tête et Don Giovanni quant à lui vient à reconnaître : qu’il ne sait plus ce qu’il fait.
Alors le choeur des cinq, s’emparant de « la figure qui précédemment marqua l’agitation furieuse » attachée à la scène du viol, mais en majeur cette fois, dit que le monde entier connaîtra bientôt le forfait et la cruauté de ce dernier ; sur quoi Don Giovanni vient à cette seconde idée : une horrible tempête/ô Dieu, me vient menacer.
Mais voilà que « par une longue montée chromatique des voix d’Elvira et d’Ottavio, sur une seule note de sol soutenue pendant quatre mesures par Anna et Zerlina », se trouve atteint le sommet conduisant à l’annonce du châtiment : Entends le son de la vengeance/qui siffle à ton alentour/sur ta tête, en ce jour/sa foudre tombera. Si sur l’instant la tempête n’apparaît pas, si la foudre ne tombe pas sous des « cascades d’éclairs », ce n’est pourtant pas faute qu’elle soit déjà présente dans la puissance et la précipitation des voix : une sorte de marche vivace qui semble aller plus vite encore que les forces naturelles évoquées, et reproduit tout le mouvement depuis le début, jusqu’aux cris associés aux trema.
Cependant, le héros rassemblant soudain toute son énergie, vient à dire : je ne manque pas de courage (Ma non manca in me coraggio). L’on entend cela sotte voce, mais déjà comme une affirmation décisive qui a le don de porter au piu stretto la colère des accusateurs. D’autant que voici la suite : je ne suis ni perdu ni confondu/quand bien même basculerait le monde/rien jamais ne me fera peur ! (1 Incessamment assaillis dans leur escalade de défi luciférien, les propos vocalement raffermis de Don Giovanni, nous paraissent tels des îlots d’entêtement ou de fermeté, dans l’intervalle du roulement rageur des voix accusatrices : de leurs cris, de leurs éclats syncopés, de leurs reprises obstinées. On est là, en effet, en présence de deux conceptions antagonistes du monde : l’une démonique jusqu’au démoniaque, l’autre patriarcale ; s’opposant entre elles, comme le désir s’oppose à la Loi, comme le temps du désir (Aïon) s’oppose au temps de la Loi (Chronos). C’est d’une ampleur cosmique. C’est une sorte de gigantomachie idéologique. Surtout à la fin : un astinato en canon où la fureur de l’opposition atteint son comble, et où la voix de Don Giovanni va jusqu'à deux fois prendre la tête - pour finir par tenir à distance la foudre qui en principe doit le tuer, par son : rien jamais ne me fera peur !
Mais c’est aussi la préface - en bémol - de ce qui lui arrivera au second final. Ce tonnerre et ce feu du Ciel qu’on lui promet, ne sont-ils pas la forme « atténuée », « plus humaine », de ces grondements et de ce feu terrestre, au milieu desquels il périra ? Ce qui fait souhaiter à Pierre Jean Jouve qu’on représente ici littéralement la tempête et les éclairs ; un final préparant l’autre et la destinée de Don Giovanni se résolvant « par deux coups de tonnerre ». Ce que nous comprenons moins, c’est quand Pierre Jean Jouve écrit, touchant le premier final : « Don Juan fait encore face ». Chacun sait qu’il le fera tout autant au second, même s’il y trouve la mort.
(1) Chez Tirso, Don Juan répète aussi sans cesse ce même genre de formule. -
ACTE II
EPISODE VI : Les derniers feux de la quête.................
Scènes : I - II - III - IV - V - VI
EPISODE VII : Les dernières échappatoires..................
Scènes : VII - VIII - IX - X - Xb, c, d - Xe
EPISODE VIII : La sanction divine ...................................
Première Rencontre avec la Statue .....................Scène XI
Parenthèse : Le cri d’amour ambigu d’Anna.........
Scène XII
Final : La catastrophe...............................................
a) Repas festif .................... Scène XIII b) Ultimes et vains avertissements d’Elvira ... Scène XIV c) Effondrement final. Scène XV d) Retour à l’ordre ......... Scène dernière
VI
LES DERNIERS FEUX DE LA QUETE
SCENE PREMIERE (N°1 DUETTO - RECITATIF)
UN NOUVEL OBJET DE DESIR
N° 1 : Eh via buffone/Non mi seccar
Le rideau se lève dans une atmosphère, à première vue bouffonne. Tout l’épisode, en effet, s’avère écrit dans le style de l’opéra bouffa, propre au divertissement et au travestissement. Mais si le style et le rythme sont d’emblée bouffon, les préoccupations et les problèmes demeurent.
La continuité s’opère en deux temps : un duetto où Don Giovanni s’assure une fois de plus de son radoteur de valet et un récitatif où il dévoile l’identité de sa nouvelle conquête. On ne peut pas avoir plus d’esprit de suite.
Après deux traits décisifs de l’orchestre, le maître traite son valet de bouffon puis l’intime de ne pas l’importuner, sur un changement de rythme (1) ; Leporello répond par un non ressassé deux fois, faisant écho à celui par lequel a commencé l’ouvrage, puis par sa décision de ne pas rester. N’a-t-il pas failli être tué ? Le maître dit que c’était par plaisanterie. Encore que cet air rende le valet plus comique et plus dérisoire qu’il n’a jamais été, la conclusion du duetto n’en est pas moins une strette où l’on est à égalité, où les voix se côtoient et se mêlent, martelant leur non – non, et leur si – si, en une opposition apparemment décisive.
Mais le récitatif est là. On sent que la réconciliation est déjà dans l’appel, qui se veut pathétique, du maître à l’endroit de son valet : Leporello ! Alors l’autre : Signore ! Et, bien évidemment, l’offre de quatre doublons arrange tout, pour cette fois encore. Alors un nouveau coup est proposé. Le valet voudrait bien qu’il ne concernât pas les femmes. Et Don Giovanni de traiter son valet d’insensé (pazzo !). Du coup, l’on a droit à toute une théorie de la séduction inspirée à Da Ponte par Molière, où Don Giovanni dit que les femmes sont pour lui plus que le pain, le vin, l’air et que, de les tromper toutes, c’est là tout l’amour : È tutto amore. Qui est fidèle à une, est cruel à toutes. Ainsi son sentiment – c’est-à-dire son naturel – est-il très étendu (esteso). Ce que les femmes qui ne réfléchissent pas nomment tromperie. Leporello convient, en effet, qu’il s’agit là d’un naturel fort vaste...
Le nouveau coup de filet (Ecoute !), c’est, ni plus ni moins la camériste d’Elvira. Rien n’étant plus beau qu’elle. Et, pour y parvenir, il a pensé qu’il n’est que de se
(1) Chez Tirso, Don Juan dit à Catherinon toujours moralisateur : « Celui qui devient domestiqué doit abdiquer sa volonté ». Op. cit. Acte II, p. 103. - 101
présenter à elle, vers le soir, vêtu des vêtements de Leporello. Comme ce dernier demande pourquoi, c’est, dit le maître pour la séduire plus facilement qu’avec des habits seigneuriaux : n’est-elle pas du peuple. Le valet résiste à l’échange ; le maître insiste, ôte ses habits et force le valet à donner les siens.
Musicalement, tout le passage est accompagné à la basse. La voix seule appuie sur les mots-clés : Pazzo ! Odi ! Ed ho pensato ! et traduit la contrainte finale.
COMMENTAIRE : THEORIE DE LA SEDUCTION
Le passage nous offre tout un exposé, pour la première fois avec cette rigueur, de toute une théorie de la séduction – et ce, malgré sa rapidité, compte tenu que nous sommes dans un livret d’opéra. Inspiré comme on l’a dit de Molière, ce passage contient en effet tout un explicite mais encore tout un implicite, qui rejoignent absolument les raisonnements appuyés du Dom Juan français. Comparez plutôt : « Toutes les belles ont le droit de nous charmer [...] je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tribus où la nature nous oblige ». C’est en fait le même souci déjà sadien d’affirmer, comme le dit très bien Camille Dumoulié, « la supériorité de la loi de la jouissance sous l’égide de la Nature, contre les lois humaines et divines » ; c’est encore aussi la même récupération, le même détournement du discours traditionnel, par une grâce de la verve du séducteur ; et par ainsi ce qui paraissait tendancieux devient on ne peut plus évident. Mais cela, par la grâce aussi d’une double inversion : celle, tout d’abord, qui privilégie la nature généreuse, basée sur l’inconstance naturelle, à la loi cruelle et artificielle des hommes, basée sur le renoncement ; celle qui privilégie, ensuite, le concept d’objet sur celui de sujet. Ceux qui ont bien réfléchi venant à comprendre, selon Don Giovanni, que la force de la jouissance, plus forte encore que le besoin de pain, de vin, d’air, s’impose à chaque sujet, dans la mesure où celui-ci se trouve littéralement porté, voire traversé par elle de part en part, et soumis de ce fait aux exigences qu’a de droit l’objet convoité. Ainsi le sujet se trouve-t-il dépossédé de son vouloir au profit des droits de l’Autre ; et d’actif devient-il passif, face à un objet, qui, au nom de ses prérogatives, prend, lui, la place du sujet actif. D’où cette phrase du Dom Juan de Molière, aussi normative dans son expression que la précédente, et qui a certainement décidé du texte de Da Ponte, quand ce dernier fait dire à Don Giovanni que la tromperie généralisée c’est tout l’amour (È tutto amore) : « Toutes les belles ont le droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos coeurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence où elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ».
Pour Camille Dumoulié, ce double renversement, par quoi se développe toute « une logique perverse et séditieuse » qui « détourne » et « séduit » le discours traditionnel, met en jeu « la structure perverse » propre au séducteur.
Le nouvel objet de désir actif auquel le sujet passif est soumis, c’est, en l’occasion, la camériste d’Elvira. C’est lui, qui, au nom de ses droits naturels, exige que Don Giovanni trompe pour lui toutes les femmes qu’il a aimées jusqu’ici !
Mais on n’en voit pas moins le séducteur réfléchir, pour sa part, aux moyens de faire tomber l’objet prétendument actif de son désir ; ce qui témoigne de la coexistence en lui de deux langages étanches l’un à l’autre : le premier fantasmatique, le second fort réaliste. Parmi ces moyens : l’heure tardive, puis (comme on le verra) le chant, la déclaration poétique, il y a donc celui du travestissement. Notons à ce propos que le héros, chez Tirso de Molina comme chez Molière, réserve aux dames nobles le travestissement, masques et capes devant cacher son identité, et se découvre entièrement aux femmes du peuple, en particulier aux paysannes, influencées qu’elles sont, pense-t-il, par les titres de noblesse. Mais, quoi qu’il en soit, chez Da Ponte/Mozart comme chez ces auteurs, c’est toujours pécher en définitive contre le nom qu’on porte ou, ce qui revient au même, sa condition...
Ce faisant, Don Giovanni, de même que ses modèles d’ailleurs, pèche, tout en se délectant de ses états de péché auxquels le porte la volonté de séduire, plus peut-être qu’une réelle concupiscence. Par là, il est à la fois « civilisé et antinaturel », dit Pierre Jean Jouve – qui cite cette remarque de Baudelaire : « La fouterie est le lyrisme du peuple ».
L’épisode au cours duquel Don Giovanni tente de faire passer Leporello à sa place, a, pour Pierre Jean Jouve, la signification d’un travestissement négatif, alors que nous assistons ici à un travestissement positif, où chacun des deux personnages devient en même temps le double de l’autre.
Nous ferons cependant une remarque à la remarque fort pertinente de Pierre Jean Jouve. C’est qu’il y a une énorme différence entre les deux parades. Don Giovanni souhaite, sollicite le déguisement ; Leporello s’y résout par contrainte. L’un est actif, l’autre passif, de ce point de vue.
SCENE DEUXIEME (N° 2 TRIO ET RECITATIF) UN DESIR UN ET DOUBLE
N° 2 : Ah taci ingiusto core
(TRIO)
On est donc près de la maison où la camériste est censée paraître à la fenêtre ; mais voilà que Donna Elvira paraît plutôt à la sienne, comme si elle avait senti le cruel tout proche dans l’ombre. Et une Aria sentimentale, dans le plus pur style mozartien, a lieu. Un dialogue entre l’orchestre et la voix, où l’on dirait que la musique trace par avance le droit fil des pensées de Donna Elvira. Quand la musique insiste par un redoublement de croches, la voix insiste par ses frémissements. Comme si elles étaient deux à se plaindre du méchant. Encore la voix ne traduit-elle pas tout ce que la mélodie, dans sa nervosité, ose suggérer !
Donna Anna demande à ce que son injuste coeur ne palpite plus en son sein (Ah taci ingiusto core), pour un impie, un traître (c’est sur ce mot qu’ont lieu les frémissements), au point que c’est pécher d’éprouver cette pitié.
Aria qui témoigne plus que jamais du travail de la division interne au personnage...
Mais sur un motif « chaud, tendre et vulgaire », d’abord au basson, puis aux violoncelles, altos et contrebasses, Leporello aperçoit Donna Elvira et dit entendre sa voix. Soudain Don Giovanni a une idée et – le motif s’agitant quelque peu – énonce : Je veux saisir le moment/Toi arrête-toi un peu là ; et de se cacher derrière Leporello.
C’est alors que, reprenant en mi le chant en la de Donna Elvira, il lance par deux fois à celle-ci un appel pathétique : Elvira, idolo mio ! tout en agitant devant lui les bras balourds de sa marionnette humaine.
On retrouve ici la complaisance de Mozart pour les scènes de déguisement, tout ce piment que sa nature volontiers taquine et coquine aime à leur communiquer : on se rappelle Les Noces. Mais disons déjà que cette pénétration appuyée de Don Giovanni en son double (il lui prête son physique d’abord, puis sa voix) va bien au-delà d’un simple jeu de travestissement, à cause de ce qu’elle révèle et va révéler de si profond (1).
Elvira veut saisir si ce n’est pas là l’ingrat. Lui, reprenant toujours l’Aria en la transposant, la confirme dans sa reconnaissance et lui demande d’avoir pitié. Faut-il voir en cette transposition la marque de l’ironie fine chez Don Giovanni ? En tout cas, quelle voix a Donna Elvira ici pour traduire son sentiment d’espoir sur le thème même
(1) Voir, à cet égard, le commentaire qui suit. - 104
du séducteur – alors qu’en contrepoint on entend le sarcastique Leporello la traiter en aparté de folle !
Alors, Don Giovanni l’invite à descendre : discendi, o gioia bella !Une modulation impressionnante en ut majeur, et le séducteur se trouve avoir déjà dans la bouche les accents de la célèbre canzonetta qu’il réserve pour la camériste ; ce qui signifie tout simplement qu’en son esprit les deux femmes n’en font qu’une : l’idée de la proximité de la seconde, vraiment désirée, elle, communiquant de ce fait sa force convaincante à l’expression d’un sentiment feint à l’endroit de la première qu’il ne désire plus ; ce qui, en profondeur, signifie que c’est là le scandale du désir, démoniaque et réducteur, que de permettre avec désinvolture ce traitement des personnes morales. Que dit le chant en effet en substance ? : descends et tu verras combien mon âme t’adore et est repentie. Tout cela en un phrasé confondant, débordant d’une sincérité troublante, adaptée, comme on voit, à la situation et à la condition d’Elvira.
Cependant a lieu un passage emporté où Elvira va clamant et répétant qu’elle ne croit pas le barbare ; sur quoi celui-ci profère ses Ah, credimi, o m’uccido ! (Ah, croyez-moi ou je me tue !) – tandis qu’en contrepoint Leporello dit avoir le fou-rire de tout cela, – sur une descente chromatique faisant écho à la modulation de tout à l’heure. Passage où se déploie la force, la densité et l’ironie du génie mozartien.
Mais soudain tout s’apaise, Elvira implore les dieux, évoque son épreuve, puis son désarroi : descendre ? rester ? – cependant que les autres, en bas, entament leurs apartés : Don Giovanni pour se féliciter de son coup, et Leporello pour sanctionner la bouche menteuse. Après quoi, sur l’apparition d’un thème nouveau, une merveille de rythme pour Jean-Victor Hocquard (1), Donna Elvira demande à présent aux dieux de protéger sa crédulité : (Ah ! proteggete voi...), tandis que les autres poursuivent leurs apartés : Don Giovanni pour se féliciter de la fertilité de son talent, Leporello pour demander à son tour aux dieux d’aider Donna Elvira.
Elvira a recouvré le bonheur, sa voix séraphique se détache sur le dessin des deux apartés. Après deux miélismes conclusifs l’héroïne quitte sa fenêtre, et le terzetto (où des sentiments contraires se sont trouvés harmonisés au sein d’une unité supérieure, « amplifiés en noblesse et en mélancolie ») s’achève pianissimo, en des accents apaisés qui demeureraient longtemps en nous s’ils... n’étaient interrompu par les exigences de l’action.
(B) RECITATIF Celui-ci a lieu, tandis qu’Elvira descend. Récitatif pressé, rapide. Don Giovanni est réjoui, Leporello le traite d’âme de bronze. Mais au maître (qui traite, lui, son valet
(1) Revue Avant Scène Opéra p. 81. - 105
de grand idiot) vient une seconde idée, énorme sans doute, et née de l’événement : Leporello doit maintenant tout seul poursuivre son rôle, entrer à fond dans son personnage, courir embrasser Donna Elvira, lui faire quatre caresses, imiter autant qu’il le pourra la voix du maître et chercher à amener ailleurs la pauvre femme. On a compris que les lieux seront ainsi plus sûrs pour la tentative de séduction de la camériste !
Leporello, toujours récalcitrant (réussira-t-il ?), est forcé de se soumettre : il réussira s’il le veut ! lui dit Don Giovanni. Puis celui-ci va se cacher en attendant de voir la place libérée.
COMMENTAIRE : LES MEANDRES DE L’INCONSTANCE
On peut s’interroger sur le degré de cruauté et d’hypocrisie du séducteur et, conséquemment, sur sa manière de chanter. Doit-il paraître sincère tout à fait s’il veut convaincre Elvira ? ou laisser paraître quelque pointe d’ironie, s’il veut nous convaincre nous-mêmes ? Ainsi Elvira sera-t-elle décidément sotte ou nous sots ? Tentant ce genre d’analyse psychologique, nous risquons de tergiverser à l’infini.
Une autre considération nous paraît ici plus intéressante. Et si, chantant, il s’avérait paraître, au dernier moment, complètement sincère ? Ce qui, d’une part, sauverait la crédibilité d’Elvira ; et, de l’autre, prouverait au moins deux choses. La première, que la réalité la plus propre au personnage, de par sa structure perverse, est de ne pouvoir exister que sous le regard d’un tiers : Leporello, ou nous-mêmes, Don Giovanni ayant toujours à prouver sa capacité de déni : ce qui infère en lui une dimension incontournable d’acteur. La seconde, qu’a lieu ce faisant en lui un travail très riche de l’inconscient.
Le héros en fait (nos analyses jusqu’ici ne l’ont peut être pas assez relevé) a une limite : avoir deux séances amoureuses de suite avec la même femme. La possession, qui commence avec la seconde fois, est impensable pour lui ; de même que la procréation assumée d’ailleurs. Or il est ici confronté à une situation pénible : une femme , qu’il a déjà eue, risque de s’offrir encore à lui. Mais voilà qu’il vient à tourner la situation, en la rendant nouvelle et hallucinante : il désire donc la camériste, mais il vient à désirer fantasmatiquement à nouveau Donna Elvira, par le biais de la première. Son désir est à ce moment, inespérément, une ellipse à deux foyers : désir réel et désir fantasmatique se mêlent, bavant l’un sur l’autre. D’où peut être cet accent de sincérité quand il s’adresse à Donna Elvira (1).
(1) Pierre Jean Jouve a un point de vue un peu différent du nôtre : au travers de « l’image-paravent » de la camériste, Don Giovanni vient, en son inconscient, à désirer à nouveau Elvira. - 106
Il y a là, de plus, pour alimenter tout cela, la pointe d’une perversité sadique : ne se voit-il pas livrant Donna Elvira à son domestique et lui aspirant à la domestique d’Elvira ? C’est là, en effet un cas de figure fort poivré de l’inconstance. Où le déni recherché inconsciemment par le séducteur est à son comble : confusion des identités, salissure du nom propre, atteintes à la parole donnée et à la convention sociale...
SCENE TROISIEME (RECITATIF et N° 3 CANZONETTA)
UNE CANZONETTA POUR RIEN
N° 3 : Deh vieni alla finestra
(1) RECITATIF Elvira est descendue, Don Giovanni s’est caché, Leporello est donc là, engagé dans une aventure dont il se demande comment il sortira. « Rien ne peut faire obstacle désormais à ce que Don Giovanni soit Leporello et Leporello Don Giovanni ». Heureusement le valet connaît sa devise, à savoir qu’il réussira s’il le veut.
Le dialogue, on le devine, est fait de remontrances, de promesses arrachées, de serments exigés. La passion d’Elvira est telle que Leporello n’a pas le temps de se retourner, comme on dit. Aussitôt, elle : Me voici à vous ! Le phénomène ne peut que réussir.
Deux remarques. La première est que le dialogue est composé de tirades longues : celles de Donna Elvira, qui a tout de même des choses à dire ; et brèves : celles de Leporello. Ce bavard impénitent est prudent pour une fois : il ne veut pas se laisser découvrir par une abondance incontrôlée de paroles, il se contente d’affirmations, de négations, d’apostrophes – prolongées à l’occasion. A l’exception, bien évidemment, des apartés où il rend compte de la situation. La seconde remarque est que Leporello se prend merveilleusement au jeu et que ce lâche devient soudain héroïque à sa façon.
Tout cela le valet le conduit parfaitement. Le phénomène du double est si bien réalisé qu’il trouve un comble, même, dans l’acte d’un grand serment final arraché : Je le jure à cette main/que je baise avec transport... Le cercle est si bien bouclé, la perversion du symbole d’engagement que représente la main, si évidente, que Don Giovanni bout alors dans sa cachette de se voir si bien mis en scène et que, par une réaction à la fois « masochiste » et « sadique », il intervient. Le pervers ne supporte pas ce jeu de double réussi, – comme si la volonté de déni lui appartenait en propre.
Mais il y a aussi l’aspect stratégique. Assuré qu’il est de ce que la fausse séduction a réussi, Don Giovanni peut se manifester. Sous le prétexte d’avoir à tuer quelqu’un, il sort de sa cachette en criant la menace : tu es mort ! Ce qui entraîne la fuite affolée des faux amants, qui laissent pour le coup la place vide.
Et Don Giovanni, enfin sous les fenêtres de la camériste, de croire que le moment lui est propice...
(AIR)
Alors a lieu la Canzonetta devant une fenêtre vide – comme s’il n’y eût désormais que le faux qui réussît ! fausse séduction ! fausse présence ! Aussi tout le texte est-il en creux, remarquable même en cela. Son commencement ? : Deh ! (De grâce !) – afin que ce creux devienne un plein, que la camériste vienne à la fenêtre, console des pleurs, fasse mourir d’amour et que lui, partant, goûte à la mielure d’une bouche et à la douceur d’un coeur, cette absence cessant alors de lui être cruelle. D’où le dernier vers : laisse-moi au moins te voir, mon bel amour !
Les accents du chant, on les a déjà en partie entendus dans l’air du Trio : Discendi,
o gioia bella ! La ligne est ici plus unie, homophone, sans frémissement ni fioritures, une mélodie facile, un peu grêle, mais jolie et sucrée... Telle qu’un libertin la réserve à une femme du peuple à qui il demande de pouvoir porter du « sucre au milieu du coeur ». Ainsi tout converge : un texte fait de clichés, une mélodie faite de convention. Plus profondément, tout cadre avec le souci premier du séducteur : l’effacement des personnes. Ainsi n’y a-t-il plus ici qu’une femme et un homme : une camériste sans nom et un grand seigneur caché sous les habits d’un roturier.
SCENES QUATRIEME (RECITATIF + N° 4 ARIA) CINQUIEME ET SIXIEME (N° 5 ARIA)
DES PAYSANS REMIS A LEUR PLACE
N° 4 : Metà di voi qua vadano -N° 5 : Vedrai carino
(Sc : 4)
On tombe à présent dans le style buffa. Mais ce dont il faut s’étonner, c’est que, sous la convention du style, l’idée du héros va s’enrichissant.
Au moment où ce dernier croit voir en effet quelqu’une à la fenêtre (un fantasme de son désir), Masetto et ses amis surgissent avec des fusils. On a droit à des sommations et au sang-froid de Don Giovanni qui, contrefaisant sa voix, dit être Leporello. Masetto dit vouloir chercher et tuer l’indigne chevalier ; sur quoi le faux Leporello, chargeant le chevalier à son tour, dit vouloir s’unir à la petite troupe, voire la diriger.
Le tour est joué, les manants dupés. Mais il ne faut tout de même pas oublier, malgré le style de convention, de prendre au sérieux l’idée que les événements auraient pu tourner autrement. Que pouvait une épée contre des fusils de paysans en colère, s’excitant l’un l’autre ?
Alors à lieu l’Aria, composé de trois parties et d’une conclusion. Dans la première, le faux Leporello organise donc les recherches : propose aux uns d’aller là, aux autres là et de procéder tout doucement, le séducteur n’étant pas loin. D’emblée l’Air, qui se veut « un air de conspiration », s’avère joyeux, emporté, et donne à voir cet espace de chasse par son rythme saccadé et le ressassement, à la fin, de la position toute proche du séducteur, – le but de cette stratégie étant de disperser tous ces gens pour les rendre inoffensifs.
Dans la deuxième partie, le faux Leporello donne à voir les occupations habituelles de Don Giovanni : soit accompagnant une fille sur quelque place, soit faisant l’amour – ce qui sera dans tous les cas une bonne occasion pour le frapper. L’
L’Air est toujours aussi vif, peut être moins saccadé, avec un redoublement des derniers mots / ferite pur, ferite ! (frappez donc, frappez !), – le but de ces évocations étant d’alimenter la haine des paysans auxquels on laisse croire qu’on est de leur côté.
Dans le troisième, le faux Leporello donne maintenant à voir le portrait de son maître, encore que les paysans le connaissent : chapeau, plumes, grand manteau et épée au côté ! L’air, plus imagé, plus imitatif que jamais, avec ce ressassement terrifiant de la présence de l’épée au côté, a pour but d’impressionner l’auditoire, après l’avoir exalté et encouragé : on ne peut pas être plus perfide et plus ironique à la fois.
L’ensemble est bien entendu repris, mais pas dans l’ordre : un nouvel ordre très efficace : les occupations libertines de Don Giovanni d’abord, le rappel du plan de recherche ensuite, – suivi du ressassement d’un Andate, fate presto ! (Allez, faites vite !).
Les paysans, là-dessus, s’en allant, a lieu la conclusion : le faux Leporello force Masetto, le chef de bande, à rester ; tous deux feront le reste, dont notre homme doit voir ce que c’est (cos’ è). L’Air, d’abord, se fait plus agité, plus menaçant ; mais, se ravisant, il semble vouloir revenir à quelqu’ironie souriante avec la répétition de cos’ è surtout : comme si cela suffisait bien après tout pour un imbécile naïf ! Revirement que la coda musicale, agreste, sautillante, avec ses notes guillerettes et comme colorées, sa conclusion carrée et heureuse, a l’air de confirmer.
Le piquant de cet Air vient de son ambivalence. De ce qu’il nous oblige à une double réception : dans la mesure où nous l’entendons d’abord comme l’entendent les paysans et Masetto, nous identifiant à eux et déjà imaginant la suite. Mais surtout, dans la mesure où il émane de la bouche du faux Leporello – donc de celle de Don Giovanni. Dès lors nous l’entendons comme un immense autoportrait du héros, témoignage de sa propre ambivalence : d’une part de cette force incontournable de jouissance et de déni, de l’autre, de cette connaissance qu’il a de « ses états de péché »
– qui fait de lui, l’être le moins « naturel et le plus « civilisé » (1) qui soit. (Sc : 5)
Ici a lieu la petite scène de récitatif où Masetto, on l’a compris, est victime de don Giovanni. Disant toujours être décidé pas seulement à casser les os, à fracasser les épaules du séducteur, mais encore à le tuer et à le découper en morceaux – en n’en confiant pas moins naïvement ses armes aux faux Leporello, le voilà rompu de coups, et en recevant autant qu’il a confié d’armes et imaginé de sortes de châtiments ! Ce qui domine, dans ce récitatif, ce sont, bien évidemment, les éclats vocaux accompagnant les coups portés et les coups reçus. Enfin toute cette arithmétique cruelle mais précise se trouve saupoudré, en conclusion, par les injures d’un grand seigneur déguisé à un manant mis à nu – abandonné de plus sur le carreau.
(Sc : 6)
Heureusement, les Aïe : Aïe ! sont entendus par Zerlina. Elle accourt, voit, interroge. Elle reproche à Masetto sa jalousie obsessionnelle, responsable de tout – et, par un revirement ironique de la situation, qui ne surprend pas venant d’elle, le traite de cruel ! Puis elle fait mine de panser les endroits douloureux que l’autre évoque ici, là, plus bas... ce pied, ce bras, cette main... (2) : dit qu’il n’y a rien de grave – du moment que le reste n’est pas atteint ! Puis poursuivant ce qu’elle a commencé avec le mot cruel, elle rétablit en un tournemain la situation en sa faveur : elle parle d’empressement à regagner le foyer (casa), d’engagement (mi prometta) à n’être plus jaloux ; en échange de quoi, elle sera le docteur qu’il faut pour son cher époux... ces deux derniers mots étant les plus expressifs du récitatif de la scène. Mais sont-ils sincères ?
Mais le dernier mot de Zerline, est dans l’Air qui suit : Vedrai, carino (Tu verras mon chéri). Le texte qui précède récapitule le personnage tel que nous le connaissons jusqu’ici, alors que l’Air le hisse à un niveau émotionnel pathétique. Pouvoir dont Mozart est coutumier, quand, dilatant par la musique les mots au travers desquels s’exprime un personnage, il confère soudain à celui-ci un horizon insoupçonné.
(1) Expressions de Pierre Jean Jouve. (2) Encore une énumération qui n’est pas sans rappeler cette autre : ce sang, cette plaie, ce visage... ces membres..., faite par Donna Anna sur le cadavre découvert de son père - Acte I - Scène III. - 110
D’abord un motif préparatoire porté par les vents et d’une grande suavité. Puis la voix sagement fait écho au motif, pour dire à Masetto le remède à son mal. Le même motif, la même voix sage, pour préciser que ce remède naturel n’est le fait d’aucun pharmacien : ce qui se trouve être bissé ardemment. Puis pour préciser encore qu’un tel remède elle le porte sur elle et peut l’essayer sur lui. Et de lui demander (comme s’il n’avait pas compris) s’il sait bien où elle le tient – avec ici les mêmes ardentes reprises et vocalises que devant.
Vient ici un motif dont la couleur et le rythme changent. Puis elle dit : sentile battere (entends-le battre). Le motif revient puis elle ajoute : toccami qua (touche-moi là). Désormais a lieu l’alternance musique-paroles, ces dernières toujours les mêmes. C’est une véritable litanie du don de soi amoureux qui a le pouvoir de nous prendre nous-mêmes – et cela par un effet sans doute de ce redoublement de musique et de chant vocalisé sur les mêmes mots ou syllabes, redoublement qui n’est pas empressement mais insistance généreuse de ce qui s’avère être un attachement à la fois charnel, passionnel et tendre, primitif et doux ; oui : quelque peu « animal ». Comme si Papagena était ici annoncée.
Enfin c’est la coda musicale. Le thème est repris fortissimo, porté par les bois, puis tout s’achève par quelques notes claires, sonnantes et colorées, mais nous communiquant paradoxalement le sentiment de quelque ataraxie calme et sensuelle – comme si le voyage à Cythère, c’était cela.
Maintenant on peut suivre les étapes du parcours de Zerlina. D’abord, une femme futée, rusée, avec un solide tempérament, une certaine liberté de manières. Puis c’est en elle l’intrusion du désir pour don Giovanni ; et, sous l’effet du travail de la division qui la traverse de part en part, la voilà séparée d’une partie d’elle-même, tombée dans ce trou de l’être propre à la femme séduite et devenant pour le coup cette oie frileuse et apeurée entre les mains du séducteur, et capable de toutes les distorsions du bon sens à l’endroit de Masetto rejeté. Mais l’expérience l’ayant enrichie, la voilà à nouveau ici toute rassemblée dans son être, autour de sa personne morale et sociale. La schize n’est plus. Certes, non plus, le désir n’est plus ce qu’il était. Cependant quelque chose l’a remplacé, un attachement à l’époux, à la fois charnel et tendre, uni à l’intelligence profonde désormais de ce que l’on est. C’est là, à n’en pas douter, une initiation.
COMMENTAIRE I : DON JUAN PASSIF, ACTIF ?
(DESCRIPTIF)
Parler de l’activité de Don Giovanni, c’est toucher à l’une des dimensions essentielles du personnage. Peut être la plus spécifique avec sa volonté de jouissance et, en tout cas, qui saute aux yeux dans tout cet épisode.
A première vue, tout, depuis le début de l’opéra, semble se résoudre pour le héros à une série de contretemps et faire de lui le jouet des événements : l’apparition du Commandeur ; le duel et son issue ; la fâcheuse rencontre d’Elvira ; le retour de cette dernière troublant le jeu avec Zerlina ; le surgissement de Donna Anna et de Don Ottavio, tel un coup après l’autre qui fait dire à Don Giovanni : j’ai l’impression qu’aujourd’hui le diable se divertit/en s’opposant à mes agréables projets/ tous tournent mal (1) ; puis, enfer total, c’est le regroupement des deux précédents et d’une Elvira encore de retour – si bien que Don Giovanni se trouve découvert en partie comme auteur du duel ; puis c’est la fête perturbée par les masques : encore et toujours une idée de Donna Elvira, précédemment chassée par Leporello des préparatifs du bal ; puis c’est l’échec de la séduction de Zerlina et l’annonce des châtiments par tous ses poursuivants.
Enfin, avec les dernières scènes de notre épisode, c’est l’apparition malencontreuse d’Elvira à la fenêtre ; puis, le péril écarté par l’effet du déguisement, c’est le surgissement désastreux de Masetto et des paysans – sans qu’aucune camériste ait daigné paraître à aucune fenêtre ! Décidément la fatalité guetterait-elle notre héros ? serait-il le jouet des événements ?
Mais cela, c’est le fait d’un regard extérieur à Don Giovanni. Car pour lui, s’il constate la suite des contretemps qui le touchent, ce constat n’est pas tout son vécu intime. Rien en lui, en effet, d’une conscience de l’échec. Lorsque Leporello lui dit que tout va mal, lui : oh ! mon cher Leporello tout va bien ! Et, plus loin : Comment cela tout va mal ? (2)
C’est qu’il est de la même pâte que celui de Molière ou de Tirso. Tous trois rejettent toute culpabilité, malgré les états de péché qu’ils peuvent venir à se connaître ; tous trois puisent, dans le démonisme de leur désir, un goût piquant de la dissidence joyeuse et optimiste.
Ainsi le Don Giovanni de Mozart – même s’il ne prévoit ni ne domine les événements – tient son pouvoir d’ailleurs : de ce qu’il les saisit tout simplement par les cheveux. On le voit très bien tenter d’en secouer les déterminations hostiles à ses projets – les débarrassant en quelque sorte de leurs lentes et de leur crasse pour leur rendre leur brillant. Cela par une aptitude toute naturelle à nier incessamment toute adversité et à saisir partout l’occurrence d’une occasion. D’où sa devise d’homme d’action : Je veux saisir le moment ! (1).
Dans notre épisode, l’occasion ou le moment qui se présente, est la camériste. La présence de Donna Elvira, l’événement-obstacle à cette occasion. Mais ce dernier ne se trouve-t-il pas finalement subverti, dans la conscience du héros, en un moyen tout imprévu pour atteindre son but ? La mobilisation de Donna Elvira par un Leporello déguisé ne facilitera-t-elle pas, en effet, l’approche de la camériste ? Et, lorsque Masetto se pointe, autre événement-obstacle, la camériste n’est-elle pas promptement oubliée (« Est sain qui oublie ») (2) au profit de l’élaboration spontanée d’un plan visant à disperser les paysans pour mieux rosser Masetto ?
Toute cette façon d’être et d’agir ne vient pas pour autant d’une disposition d’esprit calculatrice. Elle ne procède pas vraiment d’un projet et ne repose pas sur une conception chronologique du temps – dans laquelle le présent serait le temps propre du séducteur. Ce dernier, en effet, si l’on y regarde bien, n’anticipe pas, ne vise pas à changer les événements. Pour lui, les événements sont là, tels qu’ils sont. Mais de ce qu’il les reçoit tels quels, on a vu qu’il est loin pour autant de rester passif. On l’a vu au contraire se jeter sur eux, non point pour les écarter ou les diriger, mais pour les doubler en quelque sorte, se colleter à eux, voire les enfourcher et les « mimer ».
(REFERENCES)
Il faut dire encore que toute cette façon d’être et d’agir, tire sa source de la pensée baroque du 17è, aux yeux de laquelle tout dans le monde « branle », change incessamment, l’inconstance étant la règle, aussi bien dans la nature que chez les hommes. Cependant l’origine de ce point de vue est déjà chez les Grecs. M. Détienne et J.P. Vernant ont évoqué la manière dont ces derniers voient l’univers : un univers « de réalités fluides, qui ne cessent jamais de se modifier et qui réunissent en elles à chaque moment des aspects contradictoires et des forces opposées ».
De là, toute une éthique de l’action, dont le marin à la barre se trouve être la métaphore. Ne faut-il pas en effet, à celui-ci « sans cesse s’adapter à la succession des événements, à l’imprévu des circonstances » ? Or « le même agissant sur le même », ne lui faut-il pas en même temps aussi devenir lui-même plus changeant, plus inconstant encore que ne le sont les éléments ou les événements, pour les gagner de vitesse ? La métis, voilà la condition du succès ; voilà l’assurance pour le marin – et donc pour le Grec en général – de tirer parti de l’occasion (du kairos).
(1) Acte I - Scène XV. (2) Expression de Nietzsche. - 113
L’expression de cette stratégie de l’action, née dans l’antiquité, véhiculée par les sophistes (habiles à séduire par la parole, comme Hélène, leur muse, l’était par ses sortilèges), trouve en Machiavel son expression la plus moderne. On a dit à cet égard que le donjuanisme était du machiavélisme appliqué. Une citation du Prince peut en effet servir de devise à Don Giovanni : « J’estime qu’il vaut mieux employer la fougue que la prudence : la nature est femme ; il est indispensable, pour la dominer, de la battre, de la bousculer. Elle cède plus volontiers aux hommes de cette trempe qu’aux froids calculateurs ; c’est pourquoi, en tant que femme, elle préfère les jeunes gens, qui la traitent avec moins de respect, avec plus de feu et d’audace » (1).
Camille Dumoulié (2), qui étudie tout cet aspect du séducteur, cite, pour conclure, cette pensée de Denis de Rougemont : « L’homme politique opportuniste et joueur relève du type donjuanesque. A l’autre extrême, le général de Gaulle est tristanien dans son nationalisme. Son Iseut, c’est la France ».
(INSTANT -OU MOMENT -CONTRE PRESENT)
Un dernier mot sur la notion de temps qui se trouve être attachée à tout cela. Dans le temps de Chronos, seul, donc, le présent existe vraiment ; seul il manifeste le réel. Les forces de remémorisation et d’anticipation qui lui sont relatives (entendons : le passé et l’avenir), certes, subsistent en lui, certes « insistent » en lui, mais y sont comme assoupies, comme endormies. Dieu seul – comme on sait aussi, – jouit d’un présent éternel, sans couture de passé ni d’avenir ; et le regard divin, à la fois circulaire et simultané, englobe les regards régionaux des humains.
Or le temps dont il s’agit ici n’est plus le temps centré sur le présent de Chronos, lequel appartient en propre au monde des corps et à celui de leur devenir. Ce n’est plus le temps des interactions du Cosmos. C’est un temps tout différent : c’est le temps d’Aïon, abstrait, propre aux événements humains. Un temps où remémoration et anticipation existent au contraire essentiellement, illimitées de part et d’autre, mais se rencontrant, avec la vivacité de l’éclair, avec la force du tonnerre, dans ce qu’il y a de plus fini, de plus limité : l’instant ! – lequel, conjoint à ses deux dimensions opposées, divise si indéfiniment ledit présent que ce dernier finit par disparaître ! Et cette puissance divisionnaire extrême d’un présent occulté correspond à la rencontre la plus efficace qui soit avec le singulier, l’unique.... Car, si l’instant se répète, c’est toujours en effet sous des formes différentes (3)...
(1) Le Prince. Chapitre XXV. (2) Op. cit. « Le désir et le simulacre », p. 70. (3) Passage inspiré par Gilles Deleuze. Voir Logique du Sens. Editions de Minuit, p. 190 et suivantes. - 114
Mallarmé, parlant du Mime, en a sans doute donné la formule la plus forte : « Ici devançant, là remémorant, au futur, au passé, sous une apparence fausse de présent-tel opère le Mime, dont le jeu se borne à une allusion perpétuelle sans briser la glace (1).
COMMENTAIRE II : LE GRAND TOURNANT
Nous sommes arrivés, touchant Don Giovanni, à un moment crucial. Ici a lieu une frontière : celle qui voit s’achever la vie personnelle du séducteur, liée à une affirmation de soi et de la vie sans problème, sans résistance vraie. Jusque-là, une violence et une provocation non altérées, étaient la règle. Tout le divers des événements paraissait n’avoir pas de poids réel pour les épaules du séducteur, sinon qu’ils étaient relevés à point par ce qu’il fallait de piment pour les rendre titillants. Maintenant, tout va changer ; la situation va se retourner ; l’élan de vie et d’affirmation de soi va certes se poursuivre, avec la même fougue mais dans une coloration tout autre. C’est ainsi que les événements ne seront plus seulement relevés du titillement de quelque condiment que ce soit, mais lestés du poids de ce que Nietzsche appelle : le tragique.
(1) Mimique, Oeuvres complètes, Gallimard, Pléiade, p. 310. - 115
VII. LES DERNIERES ECHAPPATOIRES
SCENE SEPTIEME (RECITATIF + N° 6 SEXTUOR 1ère PARTIE)
UNE FUITE MALENCONTREUSE
N° 6 : Sola, sola in buio loco (Elivra) et Lascia, lascia alla mia pena (Anna)
Leporello et Donna Elvira, ayant fui, se retrouvent soudain dans la cour obscure à trois portes de Donna Anna. Les palais se touchant, il est donc possible pour les fuyards de se retrouver là.
Le choix du lieu par le librettiste correspond à une grande vérité morale et symbolique : c’est celui-là même du crime de Don Giovanni. Aussi, par avance, le spectateur sent-il que tout ce qui s’y déroulera aura encore une intense valeur dramatique ; que le travestissement, sauvé de la plate bouffonnerie, sera lié à une signification tout autre que celle de mettre un terme à une mascarade qui a déjà assez duré. Et en effet, comme nous l’avons déjà dit, c’est ici même que débute cette période où l’on va voir passion et éthique se croiser, profane et sacré s’affronter – ou, plus prosaïquement, joyeuseté et truculence se changer en rires amers.
RECITATIF
Leporello constate aussitôt la présence de lumières s’approchant ; comme si – chose apparemment aussi invraisemblable à première vue que l’endroit où l’on se trouve – les habitants avaient pu entendre la marche pourtant feutrée des amants. Alors notre amoureux affolé suggère à Elvira qu’ils demeurent là, dans l’attente que les flambeaux s’éloignent. Mais elle veut savoir ce que craint donc son époux adoré. Il rétorque qu’il ne craint rien. Il évoque seulement des précautions à prendre. Cependant qu’il se demande, en fait, à part lui, comment se libérer d’elle. Elvira, qui ne veut voir que ce qu’elle désire dans tout cela, ne se rend compte, pour sa part, ni du subterfuge où elle est tombée, ni des tentatives de son amoureux à raser les murs pour trouver quelque porte par où fuir. Et, comme il s’éloigne , ce cri pathétique (pour lequel il faut une voix pathétique de chanteuse) : Ah ! ne me laisse pas !
DEBUT DU SEXTUOR
Alors a lieu son motif andante : Seule, seule, en un sombre lieu (Sola, sola in buio loco), où son angoisse, plus psychologique que physique, la réenvahit à nouveau après certain espoir, même si elle invoque « l’épouvante » qui l’ « assaille » dans cette obscurité. Une longue phrase s’achevant par une montée de la voix, quand elle répète pour la seconde fois le sentiment qu’elle éprouve de mourir.
Leporello, marchant à tâtons, dit à part lui chercher pour sa fuite quelque porte et (ouf !) l’avoir enfin trouvée ; tout cela sur un ton et un rythme saccadés et grotesques, de style polichinelle.
Mais voilà que, se trompant de porte il voit, du seuil de celle-ci, tout un long couloir d’où viennent justement les lumières qu’il a cherché à éviter, et où Don Ottavio et Donna Anna apparaissent à la suite de porteurs de torches : il ne lui reste qu’à se garer.
C’est alors que, conjointement à cet éblouissement de lumières, monte de l’orchestre une singulière modulation, à la fois grandiose et sombre, donnant l’impression que quelque chose d’essentiel et de caché va être proféré : ce que traduit la suite des tonalités qui, de l’enharmonie d’un mi bémol majeur via un si bémol majeur et un sol mineur encore plus sombre, débouche sur un ré majeur très clair. Et, sur cette tonalité rayonnante, Don Ottavio demande à Donna Anna de sécher ses yeux, de donner à sa douleur du repos : l’ombre du Commandeur ne finirait-elle pas à force par être peinée de telles douleurs ? C’est là une phrase lénifiante, admirable de tendresse, liée bien évidemment à quelque sentiment égoïste et un peu impatient de récupérer Donna Anna.
Donna Anna répond : Laisse au moins à ma peine/ce faible réconfort :/seule la mort, ô mon aimé,/peut arrêter mes pleurs (Lascia, lascia alla mia pena). Texte si fondamental qu’il a suscité chez Mozart l’un des plus hauts moments – ou le plus haut même – de l’opéra ; comme si Da Ponte et Mozart n’étaient plus deux, mais un seul et même homme nommé Da Ponte-Mozart, à la fois librettiste et compositeur, comme sera Wagner... D’emblée, on passe en effet en ré mineur, pour s’acheminer vers l’ut mineur – tonalité par excellence tragique chez Mozart. Il s’agit là de l’expression d’une douleur qui dit n’avoir d’autre réconfort qu’à s’entêter dans ce qu’elle est, et, rétroactivement, on peut trouver bien fade en effet le parti pris de consolation de Don Ottavio. D’où ce passage de Pierre Jean Jouve : « L’Air de Donna Anna est, dès le départ, d’une sublime profondeur. C’est une vaste invocation à la douleur, qui a le drapé des divinités antiques sur le rivage de la mer ».
•
Donna Elvira, elle, souffre ailleurs et différemment. Il s’agit pour elle d’une autre perte. Aussi sa plainte sortie de l’obscurité : Ah ! où est mon époux ?, se trouve-t-elle portée par un nouveau motif surgi aux violons : une suite de cascades, tout en croches et en doubles croches descendant chromatiquement.
Leporello, là-dessus, toujours passé inaperçu sur le seuil de sa porte, soupire à part lui : S’ils me trouvent, je suis perdu.
Puis lui et donna Elvira de constater ensemble qu’ils voient une porte. Ce faisant, le motif, après un accord de sixte brisé, se relève et reprend identique à chacune de ces deux interventions – pour trouver enfin sa résolution, lorsque nos faux-amants disent, l’un après l’autre, vouloir maintenant partir sans rien dire.
Ainsi le motif s’est relevée à trois reprises : d’où le nom qui lui a été donnée de « thème boiteux ». Il va générer – mais avec des variations désormais – toute une partie du développement musical de la scène suivante.
Cependant, pour nos faux amants, voilà que cherchant chacun de leur côté une porte, ils se trouvent opter pour la même en même temps (1).
Tel est donc ce Sextuor en sa première partie, à elle seule un des sommets de l’oeuvre. Un sommet où les événements les plus divers : les malentendus d’identité, les confusions de la nuit, les oppositions de l’ombre et de la lumière, les erreurs de portes, les surgissements inopinés de personnages ; mais aussi où les sentiments les plus opposés : les craintes égoïstes, les soucis grand-guignolesques, les angoisses d’abandon, les supplications amoureuses, les élégies de la douleur – se trouvent, en leur folle contiguïté et en leur extrême hétérogénéité, comme subsumés par la musique, pourtant la plus « pleine » et la plus « achevée » qui soit ; à la fois une et diverse : mélancolique, tragique...
COMMENTAIRE : LA PERTE
Ce qui est dit essentiellement, selon nous, en ce début de Sextuor, c’est la force de la perte. Autant le dire et le redire : la force du travail de la Division à l’oeuvre dans tout l’opéra. Cette perte, pour Leporello, est, bien sûr, celle du constat de son échec à devenir le double de son maître. Pour Don Ottavio, celle du constat de l’éloignement où le tient toujours sa fiancée. Pour Donna Elvira, celle de l’abandon à la fois physique et moral où la plonge la fuite de l’homme qu’elle prend pour Don Giovanni, au point d’en ressentir la mort, sous forme d’effroi.
Mais, pour Donna Anna, sa douleur atteint ici à une signification morale et philosophique toute particulière. La fille du Commandeur vient à ressentir, à un niveau très conscient, la jouissance même de sa perte. Rien, en effet, ne lui semblant plus vital que le culte de cette blessure qu’a occasionnée en elle la mort d’un père dont elle se
(1) En fait, il y a trois portes.
sent finalement responsable. Car ne disait-elle pas recevoir dans sa chambre, hors de tous usages et donc à l’insu de tous, son fiancé don Ottavio, masqué pour l’occasion ?
Toutefois, ce qui se passe au niveau de son inconscient, semble aller encore plus loin. « Cette perte qu’elle se refuse à perdre », comme le dit très bien Camille Dumoulié (1), cette perte qui la voue à la rimembranza amara, la voue en effet pour toute sa vie à la mort : à celle du père en premier, à celle qu’elle s’inflige en punition (et métaphoriquement) par son attitude en second. Mais cela dit, ne trouve-t-elle pas au tréfonds d’elle-même, dans cette puissance de mort qu’elle vénère, quelque chose qui, par-delà son attachement à Don Ottavio, l’unit pour toujours au séducteur ?
SCENE HUITIEME : N° 6 SEXTUOR (SUITE)
LEPORELLO DÉMASQUÉ ET MENACÉ
Donna Elvira a à peine retrouvé son faux-amant que Zerlina et Masetto surviennent par ladite porte, s’exclamant aussitôt : arrête coquin ! où t’en vas-tu ? Donna Anna et don Ottavio, toujours présents et se retournant à ce cri, reconnaissent à leur tour le félon et demandent comment il peut bien se trouver là. Alors tous, d’une même voix, exigent sa mort. Notre masque se voit cerné de toutes parts.
La musique est violente, saccadée.
Lorsque soudain cette imprécation générale est interrompue par la voix déchirante de Donna Elvira, accompagnée par la chute chromatique du « thème boiteux », devenu aussi déchirant que sa voix : È mio marito... Pietà ! Trois appels à la pitié, trois larmes de désespoir...
Les autres, sur une transposition du thème, s’étonnent alors de voir Donna Elvira dans cette posture d’amoureuse. Celle-ci, sans les laisser achever de traduire leur stupéfaction, renouvelle son appel. Là-dessus les autres, sur quatre accords arpégés, énoncent quatre fois un non catégorique ; puis, après un trait dur et tranchant de l’orchestre, profèrent : Morrà (il mourra), sur une chute de septième. Dès lors, le dialogue se fait serré. Elvira lance un ultime appel, le cri le plus pathétique de tout l’opéra sans doute : à donner le vertige au plus inhumain des coeurs. Rien n’y fait. Un second appel, que la force des non étouffe.
Don Ottavio, tirant l’épée, s’apprête à tuer le félon.
Aussitôt, le faux Don Giovanni ôte son chapeau, son manteau et son masque, puis se met à genoux, tandis qu’une sorte de lamento se met, lui, à accompagner la voix pleurnicheuse du double découvert, qui demande pardon, dit à tous n’être pas Don
(1) Op. cit., p. 135.
Giovanni, et à Donna Elvira qu’elle est dans l’erreur. Scène shakespearienne, à la fois bouffonne et dramatique. La voix, d’abord piano, monte graduellement, lugubrement, portée par les violons – cependant que chaque terminaison syntagmatique du texte est soulignée aux vents par la descente, à l’octave, des degrés chromatiques du motif d’Elvira. Un coup de génie de Mozart. Si bien qu’on dirait d’un mouvement perpétuel répétitif signifiant quelque vacuité essentielle : celle de Leporello dans son expérience avortée de double, et celle de Donna Elvira dans sa tentative – avortée aussi – de récupérer le séducteur... Le passage débouchant sur la supplication de demeurer en vie par charité (per carità) d’un Leporello craintif – supplication reprise ardemment, on s’en soute, mais où cet homme dérisoire devient tout simplement humain. Musicalement parlant, le per carità, en ces deux dernières énonciations, se trouve souligné par une modulation singulière (du sol mineur au la bémol majeur) où Pierre Jean Jouve voit une sorte de calembour, puis ponctué par une sorte de murmure musical, qui va servir de transition pour la suite.
La suite ? c’est le « thème boiteux » qui reparaît dans le ton original et tragique du début, comme pour mettre toujours Donna Elvira au centre de tout le passage de la stupeur, auquel on va assister à présent. C’est d’abord un murmure : Dei ! Leporello ! ; puis un éclat indigné : quel stratagème ! Puis, chez les femmes – bientôt rejointes par les hommes – de nouveau un murmure : Je reste stupéfait(e), puis de nouveau un éclat indigné : que va-t-il advenir de tout cela ? (che mai sarà ?) ; avec, bien sûr, pour clore cette polyphonie homophone un ressassement des tout derniers propos, donnant le sentiment d’un élargissement indéfini de cette interrogation finale ; alors que le thème, qui a traversé tout le passage, faisant écho au mouvement perpétuel de tout à l’heure, nous donne l’impression d’une répétition vide et désolante (1).
Alors a lieu la coda monumentale de ce Sextuor réparti sur deux scènes. un total renversement de la part de Mozart, familier comme on sait des ruptures soudaines dans l’inspiration. Un molto allegro en mi bémol majeur. Leporello prend les devants, témoignant de certaine nervosité après cette supplication qui lui a permis – provisoirement – d’échapper à la mort. Il dit avoir mille pensées troubles (ce que les autres tous ensemble, disent avoir aussi) ; des pensées qui lui tournent la tête (les autres disent de même de la leur). On comprend bien que ces cinq voix réunies – encore que leur expression musicale et vocale soit apparentée à celle de Leporello – n’entendent pas, sous les mêmes mots, la même chose ! Chez le valet, c’est le souci du sauve-qui-peut ; chez les autres, la marque d’une fureur redoublée à l’endroit du vrai
(1) La métaphore ici employée par Pierre Jean Jouve est celle d’ « une vis sans fin, [qui] semble descendre sur elle-même sans changer de hauteur ».
Don Giovanni... Mais la seconde partie du texte va rétablir la situation. En un parlando d’une rapidité folle bien dans l’esprit de Mozart, Leporello s’avoue que, s’il se tire de cette tempête, ce sera prodige en vérité (in verità), tandis que les autres, invoquant le Ciel, s’étonnent d’une telle journée – et de cet événement nouveau !
Cependant, la polyphonie commence à s’installer entre les deux parties. Leporello, à trois reprises, n’en demeure pas moins trois fois le conducteur du Choeur, avant d’y participer. Son parlando d’introduction s’achevant chaque fois par le in verità, un peu cabotin et ardemment ressassé. Après sa troisième reprise, voilà que, sur un fond d’affaissement de la masse vocale autour de lui, on entend son in verità atteindre le forte d’un ré bémol et se détacher tel « un coup de sabre » – suivi par une claire et longue vocalise d’Anna.
Mais le parlando ayant repris pour la dernière fois, une nouvelle période polyphonique débute Le Choeur finit par devenir autonome. La voix de Leporello, jusque-là conductrice, est comme désormais « domestiquée » (1). Et tout gravite maintenant autour des mots : Quel impensable événement nouveau !, en un mouvement passionné où dominent les voix d’Anna et d’Elvira.
C’est faire allègrement le constat de l’échec du travestissement.
Ce second volet du Sextuor a la même génialité que le premier, en ce sens qu’il parvient à harmoniser, dans un mouvement centré sur la déconvenue, les sentiments opposés des personnages et pour le molto allegreto final, il est ni plus ni moins un miracle vocal : ne parvient-il pas en effet à donner une évidence dramatique et opératoire à ce qui n’est qu’une somme d’apartés finalement ? Comme si la musique rendait explicite – plus encore que le théâtre parlé – la pure intériorité...
COMMENTAIRE : RECHUTE D’ELVIRA ET FIN D’UN DOUBLE
Deux sortes de considérations nous paraissent s’imposer. La première touche Donna Elvira. Son appel à la pitié, faisant suite à sa détermination affichée de punir le séducteur, paraît incompréhensible à un regard étranger. C’est qu’en effet, tout ce qui avait été étouffé en elle, au nom de l’honneur, au nom de l’amour-propre, reparaît soudain avec une violence qui est celle-là même du désir – en tant que force impersonnelle qui la sépare de soi et fait d’elle cette loque supplicative qui va gêner ses amis de combat.
Mais comment vivre, maintenant, le passage de ce désarroi amoureux à la découverte du subterfuge ? Peut-on être, conséquemment, plus humiliée ? peut-on toucher davantage le tréfonds du néant, quand, après être retombée avec cette force
(1) Les expressions entre guillemets sont de Pierre Jean Jouve.
dans ce trou propre à la femme séduite, on se sent de nouveau abandonnée ? Ne semble-t-il pas, après cela, que toute la personne soit dévastée ? comment la reconquérir ?
La seconde considération touche au problème des doubles, répercuté par le travestissement. Don Giovanni est assurément, comme l’a montré Otto Rank (1), puissance formatrice de doubles et de violence entre les doubles. La relation maître/valet est ici fort évocatrice. On a vu, en effet, Don Giovanni menacer souvent de mort Leporello. Or, à la faveur du travestissement, on le voit encore, sous le masque de son valet, diriger contre ce dernier – portant son masque à lui – la vindicte des paysans. Mais, plus profondément, ne faut il pas relever aussi que – ce masque étant lui pour les autres – c’est finalement contre lui-même qu’il a dirigé cette vindicte , et n’est-ce pas déjà, au tréfonds de soi, rechercher cette Mort qu’il va bientôt rechercher d’une autre façon ?
Pour ce qui regarde, à présent, Leporello, on le voit enfin – par la force des choses certes – vivre ce double du grand-seigneur-méchant qu’il porte quelque part en lui. Mais cette expérience l’affole, il n’a pas les fibres nécessaires à cela, il n’est pas Figaro. Il n’arrive pas à faire de Donna Elvira sa dame d’un moment, il craque. Et face à l’épée de Don Ottavio, sa poltronnerie l’empêche d’être l’homme des duels. Aussi voit-il se crever, comme bulle de savon, son fantasme dongiovannesque. Car quoi qu’on pense de Don Ottavio, le trouverait-on encore plus fade et plus inconsistant, il y a bien de sa part menace de mort. Si Leporello ne meurt pas, c’est l’obsession du double qui meurt en lui. Désormais, il ne sera que réserve, défense de soi.
SCENE NEUVIEME (RECITATIF et n° 7 ARIA) DIXIEME (RECITATIF et N° 8 ARIA)
TENTATIVES DE JUSTICE
N° 7 : Ah pietà, signori miei ! N° 8 : Il mio tesoro intanto
Sc. IX.
La réaction d’Elvira d’une part, la découverte du travestissement de l’autre, ont sans doute tant remué Donna Anna qu’elle sort.
Mais après tant d’intensité dramatique, où l’on se croyait à mille lieues de l’opéra bouffe, selon l’expression d’Hermann Aber, on revient à un format réaliste et décidément bouffe.
(1) Op. cit.
Un court récitatif : Zerlina reproche à Leporello d’avoir maltraité Masetto ; Donna Elvira de l’avoir abusée, et Don Ottavio d’être venu là pour quelque trahison. Chacun à son tour note, non sans certaine force exclamative, que c’est à lui de le punir. Masetto suggère alors de le tuer à tous les quatre !
Alors éclate l’Aria où Leporello retrouve son attitude supplicative. Cette fois-ci, la peur paraît moins grande (le châtiment aurait déjà eu lieu, s’il avait dû avoir lieu !) et la clownerie, pour se tirer de là, presqu’évidente. Aussi la ruse va donner l’impression de commander à une obséquiosité, à une flagornerie et à un embarras de discours de circonstance. Du moins est-ce ainsi que la chose apparaît musicalement.
Voyons plutôt. Leporello lance d’abord un appel à la pitié – écho de son appel au pardon ! – à tous les messeigneurs (1) présents, englobant ainsi Zerlina et Masetto dans cette catégorie et ressassant à loisir, comme on s’en doute, le mot : pietà. Puis il s’adresse à chacun. A Donna Elvira, il dit que le délit n’est pas le sien mais celui de son maître, ce dernier, par un abus de pouvoir, lui ayant ravi son innocence ; il redouble et creuse ostentatoirement les mots-clés de sa déclaration ; puis, plus bas, presque dans un chuchotement, implore Donna Elvira de compatir et de comprendre. A Zerlina, il dit ne rien savoir de Masetto, la raison étant qu’il se promenait, toute cette dernière heure, avec cette fillette (fanciulla) : la fillette, c’est Elvira ! Enfin, à Don Ottavio, il tient un discours amphigourique, où surgissent les mots : crainte, incident, clarté, obscurité, abri, perte, mur, puis des bredouillements monosyllabiques qui débouchent sur : de ce côté, et où dominent, vers la fin, le son o, comme pour signifier qu’il a tourné en rond à son insu. Puis soudain, retrouvant sa syntaxe, il dit, pour finir, avoir été caché derrière certaine porte (qu’il montre) – cependant qu’il aurait dû, s’il avait su, fuir par là ; il montre alors une autre porte dont il s’approche adroitement, tandis qu’il serine, sur un motif syncopé et comique, un fuggia per qua (j’aurais pu fuir par là), entêtant mais decrescendo, qui traduit bien son éloignement progressif ; puis il disparaît tout à coup, la musique continuant à ressasser sans lui, humoristiquement et decrescendo, le motif, qui finit par disparaître à son tour...
En bref, manquant de courage – non pas par ruse cette fois mais à l’évidence – il se désolidarise de son maître.
Sc. X.
Les autres demeurent interdits de ce départ – voire offusqués. C’est alors que Don Ottavio leur développe son Récitatif et son Air. Dans le Récitatif, il dit en gros qu’autant d’excès ne peuvent plus faire douter de la culpabilité de Don Giovanni, le meurtrier du père d’Anna ; puis il promet de venger tout le monde, car ainsi le veulent
(1) Traduction de signori miei !
le devoir, la piété et l’affection, le récitatif devenant ici plus agité – ce qui assure la liaison avec l’Air.
L’Air est des plus connus : Il mio tesoro... Il contient deux idées : la première où Don Ottavio presse les gens autour de lui d’aller consoler Donna Anna, d’en sécher les pleurs : la seconde où il les prie d’assurer cette dernière qu’il va venger les torts et ne reviendra que pour annoncer massacres et morts. Pour la musique, les vocalises, les reprises, elles sont bien celles d’un ténor répondant merveilleusement aux exigences du public italien du temps de Mozart.
COMMENTAIRE : UNE VENGEANCE IMPOSSIBLE AUX HOMMES
L’Air, à n’en pas douter, comble de ravissement le spectateur sentimental qui apprécie en lui une tendresse et une suavité exquises, ornées des vocalises obligées. Entouré d’airs autrement plus nerveux et plus originaux, il fait alors problème.
Pour Jean-Victor Hocquard (1), il traduit par excellence toute la qualité humaine de Don Ottavio : son éducation, sa pondération, son souci de venir aux constats décisifs après lents examens, lente maturation ; de même qu’il traduit son sens de la fidélité, son attachement indéfectible à Donna Anna.
En cela, Don Ottavio représenterait le pendant par excellence de Don Giovanni, pendant nécessaire à la juste appréciation de ce dernier.
Il serait l’anti-Don Giovanni. Aussi Hocquard juge-t-il durement ceux qui accablent le personnage – et donc l’Air, si étroitement en rapport avec ce dernier.
Par contre, pour Pierre Jean Jouve, on a ici, avec cet Air, le moment le plus insoutenable de l’opéra. Moment qui décidément ôte toute crédibilité à un personnage, qui paraissait déjà pas mal inconsistant. Ce morceau sirupeux, vernissé, ces vocalises conventionnelles sur une ligne mélodique si fade, correspondent assurément à un moment de fatigue de Mozart, pour un personnage qui, déjà, ne l’aurait pas inspiré. Alors que partout ailleurs, on voit un rapport étroit entre la musique et le drame, un sens toujours amplifié musicalement. Peut-on en effet proclamer, sur ce ton de troubadour bien élevé, l’annonce de tant de massacres et de morts ? Et n’est-ce pas finalement réuni à Donna Anna que Don Ottavio devient un élément vrai du développement de l’action ?
Notre point de vue est que l’Air – qui nous paraît certes fort convenue aussi – se trouve lié au problème théologique ou mythique que l’oeuvre pose au moment où nous sommes. Il apparaît fermement que les hommes, depuis un certain temps, s’avèrent impuissants à punir le scélérat et qu’ils sont enfermés en une vengeance « statique ». L’impression domine que celle-ci le restera, si quelque événement hors du commun ne
(1 ) Voir son analyse de l’Avant-Scène Opéra ; p. 94.
se produit pas. Comme si les forfaits du scélérat étaient trop grands pour dépendre des seules forces punitives humaines ; ou comme si ces dernières étaient inadéquates à venir à bout desdits forfaits – une vengeance, pour un cas aussi particulier, ne pouvant être finalement que le fait du divin, ou de ce qu’on nomme tel. Bref, nous voilà aux portes du mythe.
L’Air, quant à nous, se trouve être situé à un point stratégique. C’est avec lui, en effet, que parviennent au zénith les marques de l’impuissance humaine. Son analyse, à la fois textuelle et musicale, en font foi. Certes, Don Ottavio est plein de qualités et de bonne volonté. Mais on dirait que cela-même le gêne. Alors que l’action est pressante, lui a eu besoin, « d’une longue connaissance graduelle » (1) de la vérité. Il n’a jamais eu le choc de l’évidence, ni la fougue indispensable pour intervenir. Et maintenant qu’il a ce choc, que fait-il ? Il envoie des gens consoler Donna Anna, comme s’il eût besoin pour cela de personnes tierces. Et que dit-il ? qu’il va venger les torts subis : ceux d’Anna bien sûr et sans doute ceux des autres et qu’il reviendra en annonciateur de massacres et de morts. Bref, il y a ce qu’il prétend faire d’abord, puis ce qu’il imagine qui se passera après. Entre deux, l’acte est éludé dans son esprit. De même que Don Ottavio n’a pas tué Masetto, de même il nous donne l’impression très nette qu’il ne se voit pas tuant Don Giovanni. Toute cette éducation, toute cette pondération, voire tout ce désir de fidélité, sont quelque part le blason d’un vide constitutif du personnage – vide représentatif, de plus, de celui des autres touchant la vengeance à exercer ! Aussi la musique nous semble-t-elle être, en sa joliesse doucereuse et vernissée, en ses vocalises faciles, la musique même d’un tel texte. Contrairement à ce que pense Jouve, il n’y aurait pas selon nous à chercher ici quelque Mozart fatigué dans son inspiration. Alors il l’aurait été tout au long, relativement à Don Ottavio ? Ici comme ailleurs, il existe bien un rapport étroit sens/musique. Il y a seulement que ce rapport est décevant par lui-même, parce que traduisant un vide de l’action vengeresse. Ce qui signifie que Mozart, à la faveur d’un texte dont le sens ne lui échappait pas, aurait utilisé, pour l’illustrer, la convention musicale.
Certes, nous sommes un peu agacé par « le rossignol en soie noire », prêt à voler en « éclats de sifflets » contre lui et à donner notre sympathie à Don Giovanni, autrement convainquant ; mais cet agacement a justement pour fonction d’accentuer en nous certaine attente et de la porter ailleurs – encore que nous ne sachions pas bien quel sera cet ailleurs.
(1) Citation de Pierre Jean Jouve. - 125
SCENE DIXIEME b (RECITATIF + DUETTO)
SCENE DIXIEME c - SCENE DIXIEME d
SCENE DIXIEME e (N° 8 RECITATIF AVEC ORCHESTRE + ARIA)
APPEL A LA COLERE DU CIEL
Per queste tue manine N° 8 : In quali eccessi, o numi !
et
Mi tradi quell’alma ingrata
Ss. X b, c, d
Six mois après la représentation de Don Giovanni à Prague, le Burgtheater de Vienne propose à Mozart de représenter à son tour l’ouvrage dès le 7 mai 1788. Mozart, connaissant le goût des Viennois, procède alors à quatre ajouts. Le premier – on l’a vu – est l’air délicieux de Don Ottavio à l’Acte Un : Dalla sua pace, bien dans le style italien du personnage, selon le parti-pris qu’en a décidé Mozart. Les suivants sont les numéros b, c, d, e de cette scène X. Les trois premiers numéros concernent Zerlina et Leporello dont Mozart accentue le caractère réaliste et bouffa ; le dernier concerne Donna Elvira dont il prolonge la tension douloureuse. On a déjà compris l’implicite de tout cela : à savoir que les trois premiers – par trop diffus, il faut en convenir – sont souvent coupés dans les représentations actuelles, alors que le dernier, qui s’avère admirable, ajoutant même au développement de l’oeuvre, est conservé.
Pour faire bref et sans nous étendre ici sur l’aspect musical, disons donc, au sujet des trois premiers, que Zerlina, un couteau à la main, traîne avec elle Leporello qu’elle a récupéré. La scène, on la devine : d’un côté des supplications de l’autre des menaces, jusqu’à ce que Zerlina finisse même par faire asseoir Leporello et lui attacher les mains avec un mouchoir. Alors a lieu le duetto (Per queste tue manine) où la première est de plus en plus menaçante et le second – retenu par une corde attachée à une fenêtre – de plus en plus effrayé. Finalement, aucun geste de mort n’ayant été joint à la parole, Zerlina sort avec son couteau, laissant là Leporello ligoté. Sur quoi passe un paysan à qui celui-ci s’adresse. En vain ! le paysan passe sans broncher ! Du coup, tirant sur la corde de toutes ses forces, notre ami fait suivre fenêtre et chaise, puis s’enfuit en courant.
Là-dessus Zerlina revient, accompagnée de Donna Elvira. Son propos est de donner à voir le spectacle du valet enchaîné. Ciel, quelle n’est pas sa surprise ? Elle croit aussitôt que c’est Don Giovanni qui l’a fait fuir et elle dit vouloir aller avertir de ce nouveau coup Don Ottavio, lequel est censé, pense-t-elle, venger tout le monde une bonne fois, puis elle laisse seule Donna Elvira, vibrante de colère.
Sc. X, e
L’orchestre, soudain, recommence à faire entendre « quelque chose de grand et d’insolite ». Comme un soulèvement, « vite brisé », une interrogation.
Puis deux affirmations péremptoires, suivies d’une phrase à la fois résolutive et annonciatrice de quelque message. En effet, la voix seule de Donna Elvira entame son Récitatif : Dans quels excès, ô Dieux ! (In quali eccessi, o Numi !) ; elle évoque les méfaits horribles, effroyables, du scélérat, tandis que la phrase initiale des cordes, réduites de moitié, ponctue à deux reprises le propos et le conclut. Puis Donna Elvira prophétise que la colère du ciel ne peut tarder et qu’elle en entend déjà le trait fatal (la fatale saetta) tombant sur le scélérat et en voit le gouffre mortel (il baratro mortal) – cependant que la phrase initiale, reprend, allusive ou développée, avec des inflexions nouvelles, des précipitations tranchantes. La voix égrène un chapelet de cris, à l’instar de ceux de Cassandre évoquant les malheurs à venir des Atrides.
Mais voilà qu’a lieu une longue et frémissante tenue des cordes : deux mouvements douloureux reposant sur un accompagnement plus grave, le second allant en mourant, jusqu’à ce que la voix nue et désolée de Donna Elvira soupire : Misera Elvira ! Alors débute l’un des plus grands et des plus pathétiques moments de tout l’opéra et de toute la musique, – un écho à celui de Donna Anna lors du Sextuor. L’ineffable vient à l’exprimable : Donna Elvira s’étonne du contraste de sentiments qui peut bien sourdre dans sa poitrine, avec des ponctuations de l’orchestre au milieu et à la fin du propos, la ponctuation conclusive s’élargissant soudain en une mélodie infinie et douce d’une désarmante humanité ; elle se demande pourquoi ces soupirs ? (questi sospiri ?), puis la musique s’étant mise à développer on ne sait quel trait inouï de tendresse ourlé à la fin de gravité, – pourquoi ces angoisses ? (queste ambasce ?).
Lorsque soudain – le génie de Mozart étant familier de telles ruptures – éclate l’Aria. Peut-être une sorte de rondo où Donna Elvira dit la même chose à peu près, deux fois de suite.
Dans un premier temps, elle dit qu’un être ingrat l’a trahie, rendue malheureuse – mais que, trahie, abandonnée, elle n’en éprouve pas moins de la pitié pour lui. Quelque chose d’à la fois clair et vif, voire de virevoltant, dans la musique et dans la voix, celle-ci allant s’élargissant avec une teinte de gravité pour la deuxième moitié du propos, adorné, bien sûr des redoublements de l’idée et des vocalises étendues sur les mots-clés : j’éprouve (provo) et pitié (pietà). Puis la première partie du propos est reprise, comme un refrain. La voix est partout sans cesse accompagnée musicalement et les instruments, où bassons et flûtes s’exécutent à tour de rôle, lui répondent en écho : ce qui donne une extrême épaisseur au rondo.
Dans un second temps, Donna Elvira dit qu’à la pensée de son tourment (quando sento...), elle réclame la vengeance – mais que celle-ci à peine envisagée, son coeur à elle palpite. A deux reprises, on assiste donc à la même réticence, au même déroulement musical : clair et vif, voire virevoltant, puis plus tragique avec les redoublements et les vocalises pathétiques sur palpitando et il cor mi va. Ce sont là, au dire de Pierre Jean Jouve, les « dernières broderies mélodiques, délicates ou extasiées, et de grands cris rappellent que c’est encore l’Elvira du commencement ». Puis le refrain reprend, ou plutôt toute la première partie jusqu’au symbolique : provo ancor per lui pietà (j’éprouve encore pour lui de la pitié).
COMMENTAIRE : ELVIRA ECARTELEE
L’expérience atroce du divertissement accule Donna Elvira au pire des constats : à la dévastation complète de sa personne, à la pire des connaissances : à savoir qu’une initiative aussi dévastatrice ne peut provenir que de la puissance du Mal.
Don Giovanni en est une incarnation. D’où le cri de vengeance qu’elle pousse, qui est un appel au châtiment le plus exemplaire qui soit, étant donnés le crime et le criminel : un châtiment à la fois placé sous les auspices des Dieux et du Ciel. Des Dieux, car eux seuls, pour l’imaginaire collectif, peuvent offrir le spectacle circonstancié des terreurs punitives ; du Ciel, bien entendu du ciel chrétien, car lui seul est capable de prendre la mesure exacte des péchés du séducteur.
Or elle a à peine envisagé le châtiment qu’opère en elle le travail de la Division, – alors qu’il semblait qu’elle ne dût plus en être la victime. C’est là la marque terrible et sacrée du désir en sa force immanente. La voilà à nouveau séparée d’elle-même, dans l’oubli de sa dignité. D’où, maintenant, ce cri de révolte contre soi, quand elle voit en elle encore la femme tirer la personne à soi, la connaissance acquise ne lui servant de rien. Pourquoi ? demande-t-elle alors, en un haut moment de musique suprême. Moment qui nous reporte invinciblement à celui – aussi intensif – où Donna Anna, lors du Sextuor, refusait la joie du pur amour de son fiancé pour se vouer au souvenir douloureux de la mort de son père, comme à quelque jouissance plus vraie. Car n’était-ce pas par là, qu’à son insu, elle se trouvait rattachée à la personne même de Don Giovanni ? Donna Elvira, par contre, vient, elle, à prendre la pleine conscience de ce que son désir perdure malgré l’outrage. Cependant quelque chose de neuf apparaît ici.
L’Aria qui suit le Récitatif reprend grosso modo la même idée que le Récitatif. Mais si le texte n’avance pas, la musique, le fait. La nouveauté est dans son rythme désopilant, à la fois vif et grave. L’écartèlement que dit vivre Donna Elvira s’y voit soudain transformé musicalement en une attitude déjà nietzschéenne : l’héroïne, semble en effet y avoir trouvé la clé du tragique, par où elle dépasse l’opposition joie/douleur et montre qu’elle aussi, avant Zarathoustra, sait danser dans la souffrance.
Une sorte d’amor fati avant la lettre... Une façon de porter avec désinvolture le poids de la vie. A moins qu’il ne s’agisse d’un autre genre de sublimation moins nietzschéenne.
Donna Elvira ne prend pas seulement son sens de ce qui l’oppose à Donna Anna ; mais encore à Don Ottavio.
Avec Don Ottavio – comme on l’a vu – la sanction est appelée, souhaitée, puis finalement éludée. L’action est comme paralysée dans son développement, les hommes ne paraissent pas à sa hauteur.
Avec Donna Elvira, ce qui paraissait correspondre à un vide est comblé. Une sanction divine est enfin nommée, appelée, devant l’impéritie humaine,. L’on sent expressément que quelque chose de nouveau va avoir lieu.
C’est dire que le Mythe, ici, va relayer les hommes.
VIII
– LA SANCTION DIVINE –
PREMIERE RENCONTRE AVEC LA STATUE
SCENE ONZIEME (RECITATIF + N° 9 DUO)
N° 9 : O statua gentilissima
Une voix de l’Au-delà
RECITATIF
On est, maintenant, dans un cimetière noyé par la lumière de la lune. Un lieu à la fois symbolique de mort et de vie : d’un côté la tranquillité des morts, de l’autre l’éclat de la reine des nuits, porteuse de toutes les germinations, de toutes les fécondités. L’inconscient collectif aimant toujours à associer cette nécessité d’une paix des morts au bon déroulement de l’existence des vivants. Tout est donc en ordre, relativement à la communication des uns et des autres.
Mais un homme saute le mur du cimetière, au lieu d’entrer normalement ; un homme à l’identité trouble de plus : Don Giovanni sous le déguisement de Leporello. Tout est soudain faussé, tiré vers l’abject.
Un homme qui, outre cela, sur les notes précipitées du Récitatif, rit aux éclats, en songeant à la dernière burla dont Elvira a été la victime. Comme si le lieu, troublé par la simple présence de Don Giovanni, l’était maintenant par l’ordre des préoccupations de ce dernier.
Don Giovanni se réjouit, en effet, de ce que Donna Elvira le cherche encore et a été si bien bernée. Puis de ce que la lune des poètes et des amants soit très claire sur ce coup de deux heures du matin et invite à de nouvelles conquêtes. Mais il voudrait bien savoir aussi comment a tourné l’affaire Leporello.
Là-dessus, ce dernier arrive dans ce même lieu, par l’effet de quelque nécessité sans doute, tout en maugréant, sur un ton grave et oraculaire, qu’il souhaite faire un malheur. Ils se reconnaissent, Leporello, sur le seuil de la porte, opposant toujours un son ton grincheux à celui, guilleret, de son maître, et feignant quelque dépit de cette rencontre : n’a-t-il pas failli périr ? Sur quoi le maître, manifestant un mépris des personnes encore sans précédent dans l’opéra, trouve que c’eût été un honneur pour un
valet de mourir pour son maître (1). Puis Don Giovanni invite son valet à pénétrer tout à fait dans le cimetière, car il veut lui rapporter, non pas les toutes dernières petites historiettes attachées à son déguisement (il remettra ça à plus tard), mais la plus intéressante.
Nous pensons que c’est ici – encore que les didascalies ne le disent pas – qu’ils échangent leurs vêtements. Alors a lieu cet acte final où « chacun rentre en soimême », ce qui rétablit les choses, comme si les lieux exigeaient qu’on en eût fini décisivement avec le jeu des doubles.
Quant à l’histoire ? c’est la rencontre d’une fille jeune et galante, qui veut d’abord fuir, quand il la prend par la main, mais qui, croyant reconnaître Leporello, demeure, le prend par la main et se retrouve toute amadouée : caresses, embrassements etc... Lui profite de l’erreur, mais elle, venant à le reconnaître, pousse des cris ; des gens surviennent ; lui se doit de s’enfuir et d’escalader ce petit mur du cimetière. Leporello conjecture qu’il pourrait bien s’agir de sa femme, alors Don Giovanni rit avec une grande force, ajoutant : Encore mieux ! Rire doublement transgresseur : à cause des lieux, mais aussi à cause de cette plaisanterie macabre, comble du défi d’un pervers grisé par la jouissance de séduire la femme de son propre valet, dont il a incessamment requis les services et l’écoute.
Ce faisant, il semble que Don Giovanni atteigne le moment le plus bas de son parcours de séducteur, qu’il ne puisse descendre plus bas l’escalier du mal sur le plan de la conscience pure – même s’il reste par ailleurs cet « innocent-coupable » dont parle Nietzsche. Un peu comme dans le mythe scandinave de l’Edda, la mort du jeune et beau dieu Balder, dont la présence assurait la maintenance heureuse du monde, représente le plus bas degré de la chute progressive des dieux et de la création – lesquels sont maintenant sujets à la destruction...
C’est alors que, par un effet très sûr de l’art de Da Ponte et de Mozart, retentit, sans annonce préparatoire, une voix sépulcrale, hiératique, de tempo lent, un adagio d’une phrase fixé sur le la et se mourant à la fin en échos prolongés, créant certains frissons : Tu finiras de rire avant l’aurore ; sur un accompagnement des cordes graves, de tous les vents et de trois trombones. Voix étale, grands accords, valeurs longues,
(1) C’est là une réaction qui nous renvoie à cette « morale des maîtres » dont parle Nietzsche et qu’il oppose à « la morale des esclaves ». Morale aristocratique, qui s’exerce par-delà le bien et le mal, et pour laquelle n’existe que l’antithèse bon ou mauvais, touchant la personne seule de l’aristocrate, qui crée lui-même ses valeurs. Morale qu’il trouve en soi et consiste en la glorification de soi-même. Aussi pour un tel homme n’existe ni sentiment de pitié, ni existence de dévouement à autrui ou de désintéressement à l’endroit des inférieurs, – celui-ci ne se sentant de devoirs qu’avec ses semblables. Mais nous avons vu que Don Giovanni échappe même à cette dernière règle... Voir Par-delà le bien et le mal. Chapitre IX. « Qu’est-ce que l’aristocratie ? » - Article 260 p. 210. Folio 10/18.
qui apparentent cette phrase au « dessin d’une basse instrumentale » dont Rémy Stricker dit qu’elle tire de tout l’orchestre sa puissance (1).
Une invitation peu ordinaire
Le dialogue reprend aussitôt. Chi a parlato ? fait Don Giovanni stupéfait, la voix cassée. Chacun réagit alors à sa manière : Leporello invoque quelque âme de l’autre monde ; Don Giovanni, qui refuse instinctivement les arrières-mondes, lui, ne cherche que dans le nôtre les explications rationnelles aux événements, et tire l’épée contre cette voix, qui ne peut selon lui qu’être celle d’un vivant à occire.
Alors la voix se fait réentendre. Nouveau bloc hiératique, mais cette fois-ci en sol et sur trois temps au lieu de quatre, avec un accompagnement des bassons et des trombones plus lointain : ce qui donne à l’ensemble une forme moins oraculaire et plus assertative : Misérable/Ambitieux/Laisse la paix aux morts.
Le Récitatif, comme devant, reprend. Leporello, la peur au ventre, triomphe : Je vous l’avais bien dit ! Don Giovanni, toujours fidèle à lui-même, croit à une farce : Ce sera quelqu’un de l’extérieur/qui se moque de nous ? – quand il voit ce qu’il n’avait pas encore vu, mais non sans indifférence et mépris : la statue du Commandeur et son inscription, que, de loin, il ne lit pas. On est bien tenté d’imaginer que quelque chose alors frémit en cet homme, quoi qu’il en ait. Il lui reste cependant à être à la hauteur de la situation : à l’assumer, à en être aussi un acteur, mais comme il l’est dans la vie courante, avec le même pli de distanciation grand’seigneuriale. D’où ces mots à Leporello : Lis un peu cette inscription.
Quant au « génie de la Musique », il nous impose bien comme le note Pierre Jean Jouve, le « Mythe de la statue mortelle » : le fait qu’une âme, qui n’a pas trouvé son assise dans l’Au-delà par suite d’un départ précipité et frustrant de ce monde, vienne hanter les vivants, jusqu’à ce qu’elle obtienne satisfaction.
Leporello résiste à la lecture de l’inscription, tellement sa peur et sa crédulité naturelle lui font admettre, qu’en certains cas extraordinaires, une statue puisse voir, entendre et parler... Mais, sous la pression de son maître, il lit : De l’impie qui m’a conduit au trépas j’attends ici la punition.
Don Giovanni, absolument sûr à présent que tout cela le concerne, est déterminé à intervenir – même s’il refuse instinctivement la situation. D’où sa réaction soudaine de ne parler à la statue que par l’intermédiaire de Leporello, après avoir cependant commencé à s’adresser à elle directement : Oh vieillard ridicule !/Dis lui que ce soir/je l’attends pour souper avec moi.
(1) Mozart et ses opéras. p. 253.
Leporello voit là une audace sans précédent. D’autant qu’il mentionne les terribles regards de la statue, le fait qu’elle entende et veuille encore et encore parler. Mais, sous la menace de mort de son maître, il s’avance vers elle.
(DUO)
Alors a lieu le duo d’invitation où Leporello, tout au long, est pris entre deux craintes : celle de la statue et celle de l’épée de son maître braquée sur lui. Quelques fortés à l’orchestre, et il s’adresse d’abord très naïvement à la statue, la traitant de gentilissima pour se l’amadouer : O statua gentilissima. A peine a-t-il commencé que, précédé par deux repentirs sur les cordes et sur les bassons, sa voix fléchit : Mon maître, mon coeur tremble/je ne peux, je ne peux terminer. Encore qu’après une descente de septième douloureuse, son chant redevienne allègre, comme pour se rassurer.
Les cordes s’agitent, Don Giovanni s’impatiente et, joignant le geste à la parole, dit vouloir enfoncer sa lame dans la poitrine du valet ; puis se réjouit, à part soi, de faire trembler ce dernier, lequel note (à part soi aussi) qu’il est de glace.
Alors Leporello s’adresse de nouveau à la statue : même interpellation ridicule d’abord, puis même fléchissement : Ah ! mon maître, voyez etc.. Et c’est le Meurs ! deux fois répété de Don Giovanni. Va-t-il passer à l’acte ? Leporello soupire deux fois : Attendez ! Attendez !
Troisième tentative donc. Mozart nous donne ici à entendre la plus fraîche des musiques. Un thème en doubles croches sur lequel Leporello lance enfin l’invitation. Trois proférations en fait, chacune précédée par le thème.
Mais Leporello, avec ses Ah ! Ah !, s’exclame à présent deux fois de suite sur l’étrange scène qu’il vit. Dès lors, le précédent passage musical correspondant à une rupture de ton que Leporello a crû devoir lier à l’invitation, n’a plus lieu d’être. L’orchestre s’assombrit, passant du si majeur au si mineur, et la voix a les syncopes qu’on devine.
A ce moment, la statue incline la tête. Leporello constate avec désespoir le phénomène. Et tandis que la musique développe un mouvement descendant des plus tragiques (dont la première marche correspondait à la profération des premiers Ah ! Ah !), la voix du valet, au comble de l’angoisse, descend jusqu’au mi mineur...
Don Giovanni n’a rien vu de tout cela, on s’en doute, son scepticisme naturel l’en empêchant. Il ressasse à son valet qu’il est un bouffon, sur un rythme qui va désormais donner le climat de l’échange. Mais le valet, après la même chute de septième, sur laquelle il a d’emblée traduit sa peur quand il s’est adressé au début à la statue, supplie son maître de regarder ce qui se passe encore ; et il décrit, en le mimant sur un ton à la
fois tragique et comique, le mouvement de tête que le Commandeur est en train de faire pour la seconde fois : il fait... ainsi... ainsi...
Maintenant Don Giovanni a vu. Il a entendu parler la statue et il la voit bouger ! A ce moment, pressentant qu’elle est un interlocuteur à part entière, il reprend, sur le ton du valet, mais avec un accompagnement orchestral plus nourri, les paroles de ce constat. Leporello, lui, se contentant de le doubler à partir de la sixte inférieure : il fait... ainsi... ainsi...
Mais voici que l’orchestre nous prépare à ce qui va être une deuxième capitulation : un accord étrange des cors et des cuivres, un abaissement soudain de la tonalité, et Don Giovanni s’adresse lui-même à la statue : il l’incite à parler, puis deux fois de suite, lui demande si elle viendra souper, chaque interrogation se trouvant suivie par les traits de l’orchestre.
La statue, après un certain silence, répond par un Si (Oui) d’une mesure seulement, fixé sur la tonique (mi) et souligné par deux cors à l’unisson : économie de moyen qui se trouve être d’un effet tragique sans précédent.
Alors va avoir lieu l’ultime capitulation. Pierre Jean Jouve dit, dans son vocabulaire, que Don Giovanni va passer de la « curiosité » au sentiment d’une implication totale, d’une « culpabilité » définitive ; de ce dont nous ne sommes pas sûrs, quant à nous. Nous dirons pourquoi. En tout cas, le valet et le maître réagissent sur l’heure ensemble au Si d’acceptation à souper. Le premier pour avouer qu’il est comme mort, paralysé ; le second – dont la voix domine le bredouillis du premier – pour reconnaître, non sans certaine litote, qu’il vit une scène vraiment étrange et que le vieux viendra au souper. Mais le plus beau, voire le plus symbolique, est dit par la musique seule : c’est, en effet, du fond sombre de la réponse de la Statue que naissent, comme de leur germe, les lignes de chant des réactions du maître et du valet, – comme si le Commandeur était déjà en particulier dans Don Giovanni ; dans son inconscient ; ou comme si ces deux-là s’annonçaient déjà finalement comme deux doubles inséparables, existant l’un par l’autre et destinés à se rencontrer dans la Mort...
Dernier effet du génie de Mozart, voilà que la décision finale prise maintenant par les deux hommes de partir au plus vite : partiamo via di qui..., se fait dans un brusque changement de ton et sur un rythme virevoltant et ironique – comme si l’on avait hâte, après cette intervention du tragique, de retrouver certaine quotidienneté plus rassurante...
COMMENTAIRE : APPARITION ET (OU) FANTASME
Don Giovanni était comme attendu, en quelque sorte, en ce lieu des morts et à ce moment précis. Pour tourner contre lui le sacré inhérent à cet endroit, il n’était que de franchir certaines limites, d’opérer certaines transgressions. Ainsi a-t’il fait, se lestant désormais d’un poids qui devait l’écraser – et qu’en profondeur il recherchait peutêtre. On imagine très bien Don Giovanni, ne mettant pas à l’épreuve la statue, et continuant à vivre son désir dans l’impunité, jusqu’à essoufflement. Une première transgression – d’ordre psychologique – est sans doute dans ce comble de perversité où il avoue à son valet, en se réjouissant, en avoir par ruse séduit la femme. En tout cas, une seconde, incontestable celle-là – parce que d’ordre ontologique – est dans ce comble d’insolence et de provocation à l’endroit des morts en général, dont il trouble l’intimité, par le récit de ses burlas ; et à l’endroit de l’âme du Commandeur, en particulier, dont il rejette le pouvoir de se manifester, et rendu à l’évidence, dont il recherche l’humiliation ! Certes, dans beaucoup de sociétés traditionnelles, les vivants, soucieux de s’amadouer les morts, les invitent à participer à leurs repas – comme symboliquement. Mais quelle différence avec un Don Giovanni qui, par provocation, invite une âme parlante à partager stricto sensu son repas de vivant ! C’est là porter atteinte par un acte sacrilège au respect touchant la frontière qui sépare les morts des vivants.
La statue du Commandeur est comme réveillée par cette double transgression ; du coup, elle sent en elle remuer ses potentialités vengeresses. C’est là ce qu’on peut appeler la figure par excellence du sacré irrité. Ce faisant, ce dernier n’est qu’une manifestation parmi d’autres du sacré en général, dont la marque la plus évidente est la coïncidentia oppositorum (coïncidence des oppositions) : ici une statue qui parle, entend, répond, se meut... Qui est, en même temps, morte et vivante, et sera de ce fait le lieu de toutes sortes de qualités contradictoires (1)... Une telle manifestation bouleverse les références habituelles de ceux qui vivent dans le « réel », soit en créant le doute en eux (comme chez don Giovanni), soit l’affolement (comme chez Leporello). Disons toutefois que cette coïncidence des oppositions n’est que l’autre nom de ce qu’on nomme, plus littéralement, l’oxymore.
On sait que la statue parlante du Commandeur est la grande invention (oxymorique donc) de Tirso. Chez Molière, elle n’est pas – comme on a vu (2) – le réceptacle de l’âme du père de Donna Anna, ou d’une autre victime du séducteur ; mais celle de l’âme d’un grand seigneur, tué sans doute un peu légèrement par Dom Juan. Aussi la force et l’originalité de l’opéra de Mozart viennent-elles en partie de l’identité que l’on sait du Commandeur et de la survenue de sa mort au tout début de l’action.
(1) Entre autres choses elle sera, quand elle se manifestera, à la fois de glace et de feu, de pierre et de vent ; elle est déjà, en tant que représentante de la parole vraie, immobile comme est censée être la vérité et mobile comme est l’expression orale. Elle est la parole vraie en marche. (2) Voir nos Préliminaires, p. 25-26. - 135
De ce fait, le Commandeur, sur qui repose la capacité mythique de l’oeuvre, est aussi un personnage omniprésent, dans la mesure où il ne cesse, une fois mort, de peser sur celle-ci. C’est dire qu’il existe sans cesse, évoluant au gré des événements. Brigitte Massin en a évoqué les phases de départ et d’arrivée. Tout d’abord, un homme comme un autre qui, face à son honneur perdu, accepte le combat, en présage l’issue, et voit son âme doucement s’enfuir, portée par les « descentes chromatiques des vents ». Un homme, ensuite, qui, en notre scène, change complètement de livrée – et donc de propos et de signification musicale. Pour les propos, on les connaît ; pour la signification musicale, deux blocs recto-tono au tempo lent, plus un Si fracassant, avec l’ajout d’un accompagnement des trombones, instrument réservé par Mozart aux grandes voix oraculaires. La voix, au demeurant, est complètement imbriquée avec l’orchestre – ce qui l’apparente, selon Rémy Stricker (1), « au dessin d’une basse instrumentale », qui tire toute sa puissance de l’orchestre « qu’elle met en mouvement ».
Didier Souiller, dissertant sur la Statue parlante et mobile, et sur sa nature oxymorique (du fait qu’elle est par excellence une création de l’époque baroque), conclut : « La nature monstrueuse du Commandeur présente donc l’exemple frappant d’un défi à la petite raison des hommes, à laquelle don Juan se raccroche pourtant : cette rencontre stupéfiante devrait provoquer chez le séducteur un nécessaire retour sur soi, prélude au remords salvateur. Tout autre que don Juan reconnaîtrait là la manifestation d’un autre ordre : le surnaturel, contre lequel il ne peut que se briser. L’apparence oxymorique du Commandeur est ainsi un reflet analogique de ce Dieu « insondable » en qui s’abolissent les contraires, l’Etre sans aucune mesure avec tout être, l’Absolument Transcendant » (2).
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Si nous voulons maintenant avoir un discours moins mythique, moins centré sur le Dieu du moine Tirso, lequel a envoyé un messager justicier punir le séducteur, disons que ce qui, du Commandeur, fait retour dans le monde, avec cette Statue parlante et mouvante, c’est, tout simplement, La Loi, son Impératif. La Loi sur laquelle vient buter enfin un homme qui se trouve être le plus grand fléau social qu’on puisse imaginer : l’Attila de toutes les ruptures de contrat, de tous les reniements de parole, de tous les abus de confiance ; qui, dans l’ampleur des exigences de son désir, met à mal toute la société civile et morale, et, par son souci de la fête et de la dépense, toute
(1) Op. cit. (2) Le Commandeur et don Juan – Cachiers de Littérature Générale. Opéra Edition – Article 5 p. 18.
la société économique et son projet constitutif ; qui, enfin, à ne rechercher dans sa jouissance que des instants, met à mal toute la conception du temps de cette société-là, préférant, comme on a vu, Aïon à Chronos (1). Encore que les idées sur le monde, exprimées par Don Giovanni, soient inexistantes, comparativement à celles exprimées par ses modèles, chez Tirso, mais surtout chez Molière...
Si nous voulons maintenant savoir – d’un savoir plus intérieur, plus fin – ce qui, du Commandeur, fait retour en Don Giovanni, donc en son inconscient, c’est, très précisément, la figure même du Père Imaginaire.
On sait que Lacan distingue trois pères : le père réel, le père imaginaire et le père symbolique ; le premier étant, bien évidemment, le géniteur ; le deuxième, celui dont on dit qu’il arrête l’élan de l’enfant vers la mère, le père castrateur ; le troisième, celui à la reconnaissance duquel l’enfant accède enfin, intégrant ainsi le domaine de l’alliance et dépassant du même coup le fantasme du meurtre du père. Or, on a défini le séducteur – aussi bien chez Tirso, chez Molière que chez Mozart – comme malmenant cette figure du père imaginaire (2). Guy Rosaloto (3) a montré même qu’elle est, pour le pervers, la figure antagoniste par excellence, celle contre quoi s’élève la force de son désir et de son plaisir – le Père Imaginaire étant, comme possesseur des femmes, impérativement à abattre ! Et Otto Rank a montré, avant Rosaloto, que ce déni du père symbolique, entraînant conséquemment celui du père réel, implique un sentiment de toute puissance du Moi, pour lequel la Mort même est impossible à penser. Aussi est-ce sans doute la raison pourquoi elle fait ici retour à sa manière dans le réel, sous forme de Loi pétrifiée...
Sur quoi, on assiste à une réaction ambivalente de la part du séducteur. D’une part, celui-ci, vu la superbe de son Moi, ne peut céder devant le Commandeur-Mort ; aussi ne le voit-il pas, ne l’entend-il pas d’abord ; puis lui parle-t-il par personne interposée ; puis le traite-t-il de vieillard infatué (vecchio buffonissimo). Mais, d’autre part, on peut dire encore que Don Giovanni, en tant que pervers, cherche à son insu à se faire reconnaître de lui et qu’il y a là comme un appel, comme « une demande adressée à la Loi » ; d’où le fait qu’il l’invite à souper le soir-même.
Encore que, même cette reconnaissance recherchée, même ce besoin d’éprouver la sanction de la Loi, ne soit pas pur de toute provocation ! Ne serait-ce pas, en effet, comme le dit Camille Dumoulié, la dernière grande burla de notre héros que celle de
(1) Voir Episode VI, notre Commentaire : Instant – ou moment – contre Présent. p. 108. (2) Chez Tirso, le séducteur, en guise d’irrévérence, saisit la statue par la barbe. Chez Molière, il échafaude, en la voyant, tout un ensemble de réflexions sur « l’ambition de l’homme mort » qui va jusqu’à « tracasser » une pierre. (3) Op. cit. -
forcer le père, par cette intimation à souper, à se faire reconnaître ? ne serait-ce pas une ultime humiliation portée à l’image du père, une ultime dégradation du sacré ? (1).
Cette Statue donc (qu’elle soit messagère de Dieu, incarnation de la Loi, ou, plus exactement, sur le plan de l’inconscient donjuanesque, figure du Père Imaginaire), a ceci de remarquable qu’elle échappe, de par sa nature, à « la puissance érotique et musicale du séducteur » (2). Certes, cette pierre morte-vivante chante ; mais à la manière d’une basse mélodieuse.
On sait, pour Schopenhaueer (3), que la musique traduit l’essence des choses et non les phénomènes, qu’elle a, de ce fait, une portée métaphysique, mais qu’il n’en revient pas moins à la mélodie – musique dans la musique – de « représenter les formes diverses du désir ». La mélodie pure est donc finalement l’apanage des êtres de désir. Et c’est pourquoi le Commandeur, qui représente l’inverse de ceux-ci (et conséquemment « le règne inorganique, insensible, fermé aux impressions délicates, soumis seulement à des lois générales »), est, d’une certaine manière, « anti-musical ». Ce que Kierkegaard – dont les points de vue sur la musique rejoignent ceux de Schopenhauer – traduit en disant : « Plus le Commandeur serait au premier plan, plus l’opéra cesserait d’être tout à fait musical » (4). La voix de basse, de par sa nature, est la voix qui traduit le mieux cette vision du monde étrangère au désir. Partant, elle paraît être le propre de toutes les voix oraculaires – et donc de la voix du Commandeur.
Cependant, Schopenhauer convient qu’on peut confier une mélodie à une basse ; ce faisant, il voit là quelque chose de difficile, d’anti-naturel, – comme si, à un bloc de marbre, on avait imposé la figure humaine (5). Ce que Mozart a tenté malgré tout et réussi à merveille avec « l’hôte de pierre » de Don Giovanni...
Camille Dumoulié tire de là la conclusion suivante : « Dès lors, musicalement, le Commandeur est comme l’appel de l’inorganique au sein du désir ; enfermant l’opéra de Mozart, donnant son impulsion à la mélodie, puis la recueillant dans la scène finale (6), comme si tout devait se clore en lui, il illustre la présence d’une « pulsion de mort » qui commande le désir radieux de Don Giovanni » (7).
(1) Op. cit., p. 36. (2) Camille Dumoulié. Op. cit., p. 142. (3) Le Monde comme volonté et représentation. PUF, 1966, p. 334. (4) Op. cit., p. 101. (5) Op. cit., p. 1194. (6) Acte II - Scène XV en fait. (7) Op. cit.,
PARENTHESE : LE CRI D’AMOUR AMBIGU DE DONNA ANNA
SCENE DOUZIEME (RECITATIF + N° 10 RECTIATIF AVEC ORCHESTRE ET AIR)
Cependant que Don Giovanni suivi de Leporello rejoint son domicile, Donna Anna s’entretient encore et encore dans sa chambre avec Don Ottavio. Après ce temps si court qui a vu son intimité violée, son père mort et enterré, son agresseur mis à nu, puis les nouvelles coulpes de ce dernier s’étaler à ses yeux tout en restant impunies, on attend ici ce chant final qui va dire où elle en est. Sera-t-elle enfin dans la vengeance plus ferme et plus nette que Donna Elvira ? La voilà donc à nouveau devant nous pour un dialogue accompagné avec Ottavio, puis pour un grand récitatif avec orchestre suivi d’un air.
Ottavio, après quelques pincements de corde, l’assure maintenant de la vengeance prochaine ; mais elle a ce cri venu de l’inconscient : Mais mon père, oh Dieu ! Làdessus, Don Ottavio récidive : il veut la tourner résolument vers le côté positif de l’événement et l’implore d’accepter la volonté du ciel et de voir une compensation à sa perte amère dans ce coeur, dans cette âme qu’il lui offre avec son amour. On assiste ici à certain retour au procédé linguistique par lequel Donna Anna a peint son père mort, évoquant tour à tour des parties significatives du cadavre puis sa globalité. Le procédé vise à présent, dans l’esprit de Da Ponte, à faire valoir le corps vif de l’amant, compensatoire du corps mort du père. Mais elle repousse ladite compensation : oh Dieux ! que dites-vous ? en de si tristes moments ! Réaction étrange pour une amoureuse passionnée ! Déjà, au cours de leur premier dialogue, elle avait dit être attachée à la rimembranza amara... Don Ottavio réagit violemment, refuse l’atermoiement et la traite de cruelle. Le ton souligne assez la véhémence de celui qui – antithèse de Don Giovanni – a du mal pour une fois, à laisser son éducation et ses principes juguler ses émotions. A lieu donc la longue réponse de Donna Anna. D’abord le Récitatif avec orchestre. Celui-ci énonce quelques traits brefs. Donna Anna répète interrogativement : cruelle ? De nouveau les traits brefs de l’orchestre. Puis elle se défend encore de l’être. Mais ici l’on entend une notation musicale désopilante de tristesse, qui tourne aussitôt court. Une petite phrase du grand génie qu’est Mozart : deux mesures dont Pierre Jean Jouve dit qu’elles sont émerveillantes et « d’une tristesse qui semble devoir nourrir un développement infini ». Après quoi, l’orchestre puis la voix se faisant berceurs, elle dit son déplaisir d’avoir à différer un bonheur que leur âme désire, – tandis que quelques notations tragiques affleurent ici et là, puis concluent le passage. Cependant elle invoque aussitôt les convenances : le monde, oh Dieu !, sur des vocalises fortes, et demande à Ottavio de ne pas séduire la constance de son sensible coeur, – tandis qu’un écho orageux de la petite phrase vient à infléchir à lui la voix même, quand elle énonce les mots de constance et de coeur. Puis Donna Anna semble atteindre certaine hauteur sereine pour dire que suffisamment (abbastanza), avec des tenues inouïes sur l’adverbe, en faveur d’Ottavio son amour parle, – mais les accords grondants réapparus soulignent et infléchissent à eux la voix proférant le mot amour et le concluent.
Alors éclate l’Air. Le larghetto d’abord. C’est, en principe, une berceuse devant calmer Ottavio, bien en rapport avec les mots exprimés : Ne me dis pas, mon bel amour, que je suis cruelle envers toi :/tu sais combien je t’aimai (tu ben sai quant’io t’amai), /tu connais ma foi./ Calme, calme ton tourment, si tu ne veux pas que de douleur je meure). Les deux premiers et les deux derniers vers sont repris, comme dans une berceuse. Mais d’où vient que le verbe aimer est au passé, comme s’il s’agissait là d’un acte manqué de la part de Donna Anna, d’où vient que la berceuse, dans son ensemble, a un arrière-goût amer ? que les clarinettes en leur gémissement répondent aux propos ? et que le dernier vers – au cours de la reprise surtout – évoque une mort à éviter, en des accents si pathétiques, qu’on croit finalement à une mort où l’on souhaite en fait mourir d’amour ?
Ensuite a lieu l’allegretto moderato. Un thème orné de trilles et de vocalises, sur lequel donna Anna dit espérer que le ciel aura pitié d’elle. Mais d’où vient que cette allégresse a quelque chose de pincé et que le dernier vers ardemment repris voie les vocalises d’Anna porter, avec une insistance confondante, sur la désinence [a] indiquant le futur du verbe (sentirà = aura) ?
Enfin elle sort, laissant là Ottavio, comme elle l’a déjà fait. Et lui – le recitativo secco reprenant – dit vouloir une fois de plus la suivre pour partager avec elle ses souffrances – lesquelles, croit-il, seraient en sa compagnie moins lourdes...
COMMENTAIRE : UN CERTAIN DEBAT
Le débat porte ici sur deux conceptions du personnage d’Anna. Celle des traditionalistes, de Jean-Victor Hocquard par exemple ; et une autre, plus aventureuse, plus analytique, celle par exemple de Pierre Jean Jouve.
Pour la première, elle voit, selon le parti pris de générosité bien connu de son auteur, dès qu’il s’agit de Mozart, toutes choses fort claires. Donna Anna est décidément l’amoureuse de Don Ottavio et l’ennemie jurée de Don Giovanni. Son amour pour l’un, sa haine pour l’autre sont sans bavures. La musique, d’ailleurs, le confirme et il n’est que de se laisser aller du recitativo secco au récitatif avec orchestre et aux deux parties de l’Air, pour s’apercevoir d’ « une décontraction progressive » de l’héroïne, qui, enfin débarrassée de sa passion vengeresse, accède à « la joie du pur amour ».
Pour la seconde, elle voit, tout au contraire, toutes choses fort ambiguës, la musique et la voix se séparant passablement du texte. Et que disent cette voix et cette musique ? : à savoir qu’en la profondeur de son inconscient, Donna Anna « confond à jamais le père et le séducteur », qu’ « elle brûle d’un amour dont elle ne peut dire le nom », regrettant tout « ce qu’elle a perdu et tout ce qu’elle va perdre » et restant finalement attachée à certaine « blessure »...
Pour nous, il nous semble que tout n’est pas aussi simple que le pense Jean-Victor Hocquard. Et il nous semble même que ce travail de la Division que le génie mozartien a fait apparaître à l’intérieur de toutes les héroïnes confrontées au désir de Don Giovanni et donc en Donna Anna, ne se laisse pas seulement deviner ici au niveau musical et à celui des intonations vocales, mais aussi (ô combien) au niveau du texte même de Da Ponte ?
LE FINAL ... LA CATASTROPHE
SCENES TREIZIEME, QUATORZIEME, QUINZIEME ET DERNIERE
Le Final de Don Giovanni nous fait décidément basculer du plan psychologique au plan du mythe : à ce qui touche essentiellement le mythe, plus que la légende : la relation vie/mort, la surrection du sacré et la configuration rituelle qui l’accompagne. Nous sommes ici à la fois à un sommet idéologique, musical et vocal, recouvrant quatre sous-épisodes : un festin, une ultime intervention féminine, un effondrement exemplaire et un retour à l’ordre final.
I - UN REPAS FESTIF
(SCENE 13)
A l’orchestre, un rythme festif de fanfare en ré majeur, témoignant d’une intense allégresse avec ses gruppeti ascendants, dont Pierre Jean Jouve dit excellemment que son dynamisme « le fait tendre vers la note supérieure, et toujours recommencer à tendre », et où il voit « le dessin de l’éros armé, le péan sexuel » et le réceptacle de mille choses humaines : « les humeurs, le sang, les larmes, et la faim fondamentale de la psyché... depuis la noirceur de l’invisible jusqu’à la pointe de la conscience ».
Le rideau s’ouvre sur une salle fastueuse de la demeure du héros, celui-ci étant assis ou à même de s’asseoir devant une table dressée pour un festin. Telle est l’ultime image de brillance de celui qui, pour la recherche de sa satisfaction, a mis à mal toute la société et en un dernier geste exemplaire, va encore chercher à la stigmatiser.
Don Giovanni constate, sur l’allégresse de l’introduction musicale, que la table est déjà mise : ce qui signifie qu’il n’a rien oublié de l’invitation – même s’il a par ailleurs oublié bien des femmes et bien des engagements (1).
Puis il invite ses gens, qui forment un orchestre un peu plus loin, à jouer pour lui, ajoutant que, du moment qu’il dépense son argent, il veut se divertir. Et il appelle Leporello. Celui-ci répond qu’il est prêt à le servir (et le sert).
Aussitôt l’orchestre entonne un extrait bien connu de l’opéra de Martin y Zolar. Leporello, réjoui, en crie le titre : Una cosa rara ! Don Giovanni lui demande ce qu’il en pense, et Leporello dit trouver le morceau digne de son maître. Sur quoi celui-ci s’exclame, à trois reprises sur la qualité du plat qu’il ingurgite.
(1) On a déjà vu que la mémoire de Don Giovanni était sélective. - 142
Leporello, à part lui, s’étonne de ce barbaro appetito, de ces bouchées d’ogre – disant qu’il va lui-même s’évanouir, cependant que Don Giovanni, à part lui, se gausse malignement de ce que son valet, voyant ces bouchées, va s’évanouir.
Le passage est tout en paroles à la fois alternées et reprises, avec une coda où les deux évoquent simultanément l’évanouissement. Musique et gastronomie font bon ménage, associées qu’elles sont à un parti-pris de célébration du plaisir.
Puis Don Giovanni rompt avec la mélodie. Il dit fortement : Piatto ! (La suite) et Leporello reprend : Servo ! (Serviteur). Là-dessus l’orchestre fait entendre un deuxième air : un extrait bien connu – Come un agnello – de l’opéra de Giuseppe Sarti : Fra i due Litiganti, il terzo gode (Des deux querelleurs, c’est le troisième qui profite). Sur ce rythme, Don Giovanni demande qu’on lui verse à boire et dit par trois fois trouver le vin excellent.
Le solide et le liquide ayant été symboliquement servis tour à tour, le festin peut se poursuivre. Leporello apporte un faisan, qu’il dit, toujours à part lui, vouloir tout doucettement engloutir, tandis que Don Giovanni constate que son maraud de valet est en train de manger mais qu’il va feindre de ne pas le comprendre pour le faire parler ! Passage d’apartés donc à l’instar du précédent.
C’est alors que l’orchestre entonne un troisième air, que Leporello dit ne reconnaître que trop. Air bien connu de Figaro en effet : Non più andrai (Tu n’iras plus), à la fin du dernier acte des Noces, que Mozart lui-même a eu l’occasion d’entendre tout Prague chanter. Citation amusante, bien dans l’esprit de Mozart, réservée à la situation la plus cocasse de la scène. Don Giovanni, sur ce, demande à Leporello de parler, celui-ci dit avoir une fluxion ; de siffler à la place, et celui-ci dit ne pas savoir. Sur quoi, triomphalement, ils entonnent tous deux, le péan culinaire – en écho au péan sexuel musical du début – où il est proclamé que de bonne cuisine, on veut faire toujours la preuve...
COMMENTAIRE : LA DEPENSE POUR LA DEPENSE ET LA JOUISSANCE SOLITAIRE
Don Giovanni sait qu’il a invité quelqu’un, mais il le sait, comme s’il ne le savait pas, parce que rien de ce qui peut le détourner de soi ne compte en fait. Valéry, pensant à la marquise, dit qu’il n’est pas intéressant de savoir qu’elle sort tous les jours à cinq heures pour prendre le thé. Mais si une voix anonyme lui téléphone certain matin qu’elle court un risque à sortir ce jour-même et qu’elle sorte quand même –la voilà héroïque. Ainsi de Don Giovanni qui mange avec cette allégresse – et peut être même avec plus d’allégresse que devant – après la rencontre qu’il a faite.
Ce faisant, le voilà qui poursuit sa grande oeuvre de stigmatisation du monde.
Ne dit-il pas se divertir d’autant plus qu’il dilapide ses richesses, s’insurgeant ainsi, une fois de plus, contre les valeurs du Père ? S’il a déjà en effet dénaturé le sens traditionnel de la fête lors des noces de Zerlina et de Masetto, ici la dénaturation est fort différente : ce qu’il veut c’est que les choses soient consommées dans la plus grande indifférence de leur processus de production et dans le mépris de leur épargne. Ce côté des choses fait d’ailleurs de lui un héros moderne. Car ce travail et cette épargne bafoués, au travers de cette goinfrerie délirante, sont la marque évidente d’un désir de distorsion de l’échange économique. Désir qui devient, avec l’époque romantique et moderne, une valeur plutôt positive (1). Ainsi ces deux époques voientelles dans le héros le représentant de la générosité la plus grande et de la liberté d’esprit la plus inconditionnelle, face à l’étouffement et à l’asservissement propres au monde mercantile actuel. Au point que Georges Bataille, s’insurgeant contre « le bavardage futile-psychologique », dès qu’il s’agit du séducteur, voit essentiellement en lui « une incarnation personnelle de la fête, de l’orgie heureuse, qui nie et divinement renverse les obstacles » (2).
Avec cette goinfrerie érotique, écho de ses désirs incestueux et déréglés, Don Giovanni rejoint le Dom Juan de Molière qui non seulement bafoue la vision d’un père irrité, venu lui faire des reproches, vision centrée sur le souci de la descendance et de l’intérêt familial ; mais encore, en une scène non moins forte, paye avec des mots son tailleur, Monsieur Dimanche, venu lui réclamer son dû. Des mots contre des choses ! voilà qui – comme le dit très bien Michel Serres (3) – traduit parfaitement la non-reconnaissance des dettes. Ici, avec Don Giovanni dévorant, là, avec Dom Juan face à son père puis à son tailleur, c’est toujours le même désir de mettre à mal l’échange économique, en même temps que se trouve mis à mal, du même coup, l’échange des femmes, et, au bout du compte, le statut du langage, tout étant dans tout. Tout étant intérieur à tout (4).
Avec ce repas, on songe évidemment à celui exemplaire de la Cène où les choses offertes tour à tour par le Christ : le solide et le liquide, ne sont pas consommées pour elles-mêmes, mais en tant que véhicules du salut.
Toutefois, sans aller chercher cet exemple majeur, ce qui se trouve tout simplement remis en cause ici, c’est le sens profond du repas en général, dans la mesure où il se veut une jouissance solitaire. Da Ponte en a repris l’idée à Molière.
(1) Chez Hoffmann, chez Lenau. (2) L’Expérience Intérieure. ‘3) Hermès I. La Communication, « Conclusion, Apparition d’Hermès : Dom Juan ». (4) Il faut en effet pour bien cerner le héros concevoir ces trois aspects : Don Juan homme à femmes, Don Juan homme de dettes, Don Juan homme d’idées, comme intérieurs l’un à l’autre.
Chez tous deux, en effet, le séducteur dîne seul, refusant jusqu’au partage avec le valet-frère, même sous une forme qui eût marqué les différences d’origine sociale. Chez tous deux, on voit ce ballet d’allées et venues comiques du valet.
Ça n’est pas que don Giovanni se cantonne toujours à cette jouissance solitaire. Il aime aussi à donner à boire et à manger avec largesse, ayant le goût de l’orgie heureuse, comme le dit Georges Bataille. On l’a vu avec les noces de Zerlina et de Masetto (1).
Mais ici la dénaturation du repas festif vient d’une volonté forcenée de jouissance individuelle. Don Giovanni se délecte de son insularité alimentaire, la soulignant avec force par l’éviction du valet et l’apport de la musique. C’est par là que se trouve ici mis à mal le sens profond de tout repas qui, par-dessus sa fonction alimentaire, s’avère être le signe par excellence de l’alliance symbolique des hommes. Claude Lévi-Strauss dit qu’ « une bouteille de vin vieux, une liqueur rare, un foie gras [...] sont des mets qu’on ne saurait s’acheter et consommer seuls, sans un vague sentiment de culpabilité » ; ainsi certains mets ne sont pas sans créer « une sourde revendication dans la conscience du propriétaire » (2). Ces mets, ce sont justement ceux-là même que Don Giovanni consomme seul. Mais pourquoi seul ? parce qu’il sait quelque part que, « dans cet accomplissement individuel d’un acte qui requiert normalement la participation collective, il semble que le groupe aperçoive confusément une sorte d’inceste social » (3).
II - ULTIMES ET VAINS AVERTISSEMENTS D’ELVIRA
(SCENE 14)
L’allégresse à la fois juvénile et musclée inspirée par la considération de tout ce qu’apporte l’art du cuisinier sur l’air de Figaro, est soudain interrompue par le tranchant d’une voix. C’est Elvira qui entre, à la fois désespérée et véhémente. Venant on ne sait d’où, mais pour une scène qui va donner au mythe un surplus de force, et à Don Giovanni une netteté dramatique exemplaire.
L’orchestre, après les trois forte piano qui ont soutenu ce premir éclat de voix, situant d’emblée l’inquiétude au plus haut degré, développe une série de pulsions, dans l’intervalle desquelles se coule désormais la voix agitée et essoufflée d’Elvira. Elle dit, par lambeaux, venir pour une dernière preuve d’amour et, décidée à oublier toutes les
(1) A l’encontre de Don Giovanni, le Burlador de Tirso, lui, s’est laissé inviter par le paysan Gassenne, célébrant la noce de sa fille Aminte avec le paysan Batrice. Cela fait, il n’a eu de cesse que de perturber l’échange des mets en retirant la nourriture des mains du fiancé officiel pour se l’approprier. Acte III p. 131. (2) Les structures élémentaires de la parenté, p. 67-68. (3) L’exemple du repas type, collectif et renforçant l’alliance symbolique, est assurément celui que dépeint l’écrivain Karen Blixen dans Le dîner de Babette. -
tromperies, être devenue toute pitié : pietade io sento... Cette dernière phrase, rompant avec la série des énonciations inquiètes et hâtives de l’Air jusque-là, donne l’impression de s’étaler, en dépit de sa densité, en une série d’accents si contrastés, qu’elle est, à elle-même, un monde... Un monde pour lequel ne sera jamais assez grand l’art d’une chanteuse. Car il faut qu’on se souvienne, toutes choses jouées et abolies, de ce mot pietade, hissé comme sur un promontoire et suivi, à une moindre altitude, du reste : io sento... (je ressens)...
Alors a lieu la stupéfaction des deux autres : Quoi ? quoi ? qu’est-ce à dire ?
Elvira, s’agenouillant aux pieds de Don Giovanni qui s’est levé pour le coup, confirme son nouvel état d’âme, la voix et l’accompagnement étant maintenant moins haletants : oui, son âme, dit-elle, n’attend plus aucune récompense pour la femme qui est en elle, ayant troqué tout cela pour la foi.
Don Giovanni a du mal à en accepter l’idée ; et sur un thème très voisin de celui d’Elvira, mais où n’en perce que mieux la distance énorme qui le sépare de cette dernière, il dit s’émerveiller et demande en fait ce qu’elle veut. Puis, avant toute réponse, et pour rompre d’avance avec cette situation qui lui paraît dérisoire, dit ne vouloir pas rester debout, si elle reste agenouillée, et par une ultime provocation s’agenouille devant elle.
Dès lors a lieu un échange de propos très brefs, « une lutte » entre le péché impénitent et la foi agissante – observée par un Leporello touché et larmoyant, une sorte de regard extérieur en somme, rendant plus incisif les traits de la lutte. D’un côté, l’empressement ; de l’autre, l’affectation condescendante voire mordante. La musique, on s’en doute, témoigne tout au long du passage d’une force et d’une subtilité incomparables, utilisant incessamment des variations de l’Aria. Ah, ne te moque pas, dit Elvira, qui répètera sa supplication trois fois. Elle me fait presque pleurer, dit Leporello, la variation se faisant larmoyante ; sur quoi Don Giovanni rétorque : Moi, me moquer de toi ! Ciel ! et pourquoi ? cependant que sa voix, avec des accents feints d’amant, émerge de ce mini-ensemble pour toucher en elle la femme : Que veux-tu ma bien-aimée ? Et elle, de prononcer la phrase capitale : Que tu changes de vie ! sur un grand effet de sa voix. Alors ce ne sont qu’exclamations, apostrophes réitérées ; lui : bravo !, elle et Leporello : coeur perfide ! l’accompagnement et ses petites aspérités s’effaçant au profit des effets de la voix d’Elvira et de ses tenues sur perfido. Lui avec la rudesse du bon vivant mais aussi la violence de l’esprit fort et contestataire, répète deux fois, pour tout ravaler au niveau qu’il souhaite : Laisse-moi manger ! après quoi le thème retrouve l’allégresse de celui de Figaro, pour inviter Elvira à manger avec lui. Nous ne trouvons pas ici musicalement, pour autant, à l’instar de Jouve, cette verve lourde, ni s’inspirant de la grossièreté des ländler du temps : tout, malgré sa force, demeurant ici, selon nous allusion ou épure (1).
Alors a lieu la coda de l’épisode : un trio de voix au contrepoint très lisible. Elvira débute en s’écriant : reste donc barbare ! Puis les voix se superposent. La voix d’Elvira, reprenant les accents de son Aria, domine d’abord, pour peindre jusqu’au bout ce monde où demeure le barbare : lieu de puanteur immonde et exemple horrible d’iniquité, son air tournant comme on voit à la malédiction ; – cependant que Leporello, en aparté, songe que si le coeur de Don Giovanni ne s’émeut pas pour le coup, c’est qu’il est de pierre (le mot connotant bien évidemment la nature de l’hôte qui va bientôt venir). Puis Don Giovanni démarre son hymne aux femmes et au bon vin, soutien et gloire de l’humanité, ces derniers propos étant bissés.
Enfin a lieu la reprise de l’ensemble. Elvira démarre de nouveau, mais son Aria se trouve écrasée par la force massive de l’hymne, son contour inébranlable, sa joviale conviction interne, – l’aparté de Leporello s’entendant à peine, lui. Les deux voix d’Elvira et de Don Giovanni se rencontrent symboliquement à plusieurs reprises dans un sommet vocal portant sur les mots conclusifs de leurs textes, mots du malentendu – encore qu’aux mêmes consonances et aux mêmes rimes : iniquita... humanita. C’est d’un grand effet.
Elvira, là-dessus, s’enfuit, lorsque sur les cordes a lieu une montée menaçante dont on sent tout de suite qu’elle est de nature étrangère à l’inquiétude d’Elvira. Celleci, en effet, pousse un cri terrifiant : Ah !, soutenu par l’accord de septième diminuée sur un si naturel, concluant la montée des cordes. Elvira, prise de frayeur, rentre alors, puis s’enfuit du côté opposé.
COMMENTAIRE : UNE FOI QUI NE PARVIENT PAS A AGIR
Le personnage d’Elvira a ici trouvé le terme de son évolution. Oh ! combien différent de celui d’Anna. Certes, toutes deux voient la mort prochaine du séducteur ; toutes deux, en même temps qu’elles l’attendent, en frémissent : Anna en son inconscient, Elvira en son conscient. La ligne de fêlure de leur division interne ne passe pas par les mêmes endroits.
Mais, ce qui différencie les deux héroïnes, c’est que la courbe d’Anna débouche sur l’espérance de voir sa propre déréliction calmée par les Dieux (oh ! Dei). Les dieux sont souvent implorés dans l’opéra pour les grandes incertitudes dont on sent qu’elles ne trouveront jamais d’aboutissement réel ; tandis que la courbe d’Elvira débouche sur
(1) Il nous paraît parfois que le texte de Jouve, texte de poète et d’écrivain, déborde sur l’exacte appréciation de la musique.
cette foi en Dieu qui l’aide, dit-elle, à sublimer son drame : à transformer sa haine et son désir de Don Giovanni en pitié à son endroit...
Cependant, quelle fébrilité demeure en elle, en dépit de l’état où elle dit avoir atteint ! Elle se présente précipitamment ; son ton, son débit sont d’une femme agitée ; ses recommandations frôlent l’impatience et, plus grave, tournent à la malédiction. Puis c’est l’affolement devant l’apparition de la statue, la fuite désordonnée et accélérée. Non, ce ne sont pas là des effets du vrai détachement : du renoncement à toute vengeance comme à tout espoir de raccommodement. Cela vient-il de la concision du texte de Da Ponte ? Pas seulement, la musique est là, qui a peint Elvira en profondeur. Outre que son agenouillement « a tout l’air d’une posture érotique », selon Camille Dumoulié, le cri de vengeance qu’elle pousse : Restati, barbaro reprend trop musicalement, le thème dongiovannesque du plaisir et du désir : Vivan le femmine ! (1).
Quelle différence encore avec l’Elvire de Molière, au même moment ! Celle-ci, en effet, arrive calme, sereine, débarrassée, dit-elle, de son ancien courroux ; elle ajoute n’être plus la même que Dom Juan l’a vue le matin même ; avoir rompu, depuis, tous les attachements du monde, et rejoint en elle une identité plus pure. C’est là, à n’en pas douter, une sublimation réussie, et, davantage : la marque de la grâce et l’effet de quelque extase en sa paradoxale instantanéité. Si l’on en doute encore, il n’est, pour en être convaincu, que d’écouter combien sonne juste la suite de son discours. Elle dit ne connaître à présent qu’un amour sans objet, « un amour détaché de tout, qui n’agit point pour soi » (2), et ne se mettre en peine que de « l’intérêt » de Dom Juan... Elle dit enfin, n’être venue (retardant ainsi une retraite où elle se mortifiera « des transports d’une passion condamnable »), que taraudée par la souffrance de ce qu’une personne qu’elle a chérie devienne l’objet de « supplices éternels ». Enfin, elle lui demande instamment, au cas où il ne serait pas intéressé par son salut, de le faire, eu égard à ses larmes, à ses prières...
On le voit, relativement à Elvira, Elvire atteint au sublime. Camille Dumoulié (3), faisant référence à Kant, nous rappelle que le sublime, qui touche à l’illimité et à l’infini, peut difficilement se dire. S’effaçant derrière sa manifestation, toujours plus ou moins « pathologique », il est, de ce fait, de l’ordre de la relation négative. Aussi est-ce au travers de ce qui ne peut se dire qu’il se manifeste et, tout spécialement, au travers du rythme et de la musique. Camille Dumoulié, après Louis Jouvet, étudie le
(1 ) Op. Cit., p. 132. (2) Dom Juan, Acte IV, Scène VI. (3 ) Op. Cit., p. 110. Il s’agit du paragraphe 29 de la Critique du Jugement.
caractère sublime du discours d’Elvira, qui rappelle, dit-il, le mouvement d’une suite de Bach... (1).
Non : nous ne faisons pas ici un détour trop long. Car avec le personnage d’Elvire, chez Molière, il nous semble comprendre quelque chose de plus, touchant Dom Juan – mais aussi Don Giovanni. Nous avons parlé, à propos d’Elvire, d’extase, d’amour sans objet, lui conférant du même coup une dimension mystique. Cela dit, et malgré les différences entre elle et son homologue, chez Da Ponte Mozart, l’échec de la démarche féminine est la même partout. Ce qui nous renvoie à une idée phare au sujet du séducteur : à savoir que l’échec de ladite démarche vient du fait, qu’au moment où ils sont, nos deux héros ont atteint, chacun par des voies différentes, quelque chose de commun et d’aussi fort...
Oui : quelles que soient les apparences, quels que soient les appels – parfois claironnants et grossiers – au plaisir sexuel et gastronomique, il s’agit aussi, pour le séducteur, de mysticisme. Mais d’un mysticisme qui est l’inverse de celui de l’héroïne, d’une ex-stase tout autre : l’extase de l’homme qui, par l’excès de son désir, a fini par devenir indifférent à tout objet et à tout sujet d’amour, au point d’en être arrivé luimême à l’oubli de soi, de son intérêt et de ses biens...
« Le diabolique est donc un double du mystique, dont le refus d’entrer dans l’ordre symbolique [celui de l’alliance] font de lui un dia-bolos (2). Tous deux sont absolument [des] séparés, et cette séparation s’est accomplie par l’adéquation de chacun à son être : identification d’Elvire [ou d’Elvira] à son propre manque, vécue comme jouissance mystique ; identification de Dom Juan [ou de Don Giovanni] au chiffre de son être. Mais si pour la première s’ouvre la voie mystique, pour le second s’ouvre la voie tragique – dans la mesure où, jusqu’en ce point d’excès, il se veut le maître » (3).
Cette voie est celle-là même que le héros va assumer dans peu d’instants...
N’empêche qu’en cette ultime confrontation entre les époux, l’échec est quand même du côté de l’époux. S’étant réjoui d’enlever l’épouse à un couvent, le séducteur ne voit-il pas celle-ci y retourner pour toujours – Dieu l’ayant finalement reprise à celui qui a tenté de la séparer de sa gloire ?
(1 ) Louis Jouvet dit : « Le texte n’est que respiration écrite ». Puis : « C’est, dans Molière, un texte unique ». Puis : « Si vous voulez lire un texte équivalent à celui-là, prenez L’Introduction à la Vie dévote de Saint François (Molière et la Comédie classique, p. 104 et 184). (2) Dia-bolos étymologiquement est le contraire de sym-bolos (symbole). (3) Camille Dumoulié. Op. cit., p. 108. Les mots entre crochets sont de nous.
III - EFFONDREMENT FINAL
(SCENE 14 - SUITE) (ANNONCE)
Elvira disparue (après ce Ah ! d’une « blancheur terrifiante » qui a séparé « pour ainsi dire la musique comme une lame de dissonance »), le maître et le valet demandent : Quel cri est-ce là ? ; et ce deux fois de suite sur un ton d’effroi, auquel la voix du maître elle-même n’a pu échapper. D’ailleurs le maître, de plus en plus angoissé, fait au valet : va voir ! va voir ! ; puis, après un silence et d’une voix blanche, il ajoute : ... ce que c’était. Tout cet ensemble sur une montée rapide et menaçante de l’orchestre. Leporello va voir. A l’orchestre, porté pour le coup un ton pus haut, les remous de la montée sont renforcés, les violons passant à l’octave grave. C’est d’un effet saisissant. Aussi à peine entend-on le Ah ! de Leporello allé voir – cri chahuté tel un pâle esquif sur les remous de l’orchestre. Cependant Don Giovanni n’en demande pas moins : quel cri de possédé est-ce donc là ?, et va répétant trois fois : Che cos è ? (qu’est-ce que c’est ?), les deux premières dites toujours d’une voix blanche, mais la troisième, tellement creusée par l’effroi, qu’elle en vient à évoquer à l’avance on ne sait quelles profondeurs souterraines...
Alors Leporello rentre, paralysé par la peur. L’horrible mécanique, à travers lui, est déjà sur scène. Dans cet Air où il conseille à son maître de ne pas sortir du côté où il vient, car il a vu l’homme de pierre... L’homme blanc... et il en défaille au point d’être de glace ; puis d’imiter les pas de la Statue : Ta, ta, ta, ta... La musique soutient d’un dessin continu le discours haché de Leporello : lambeaux de phrases arrachées à sa frayeur, évoquant les gestes et la marche saccadée de la Statue. Ce contraste de musique et de discours contribue selon nous au charme de cet Air. Les cors et les cordes, quant à eux, soulignant le bruit des pas évoqués.
Mais Don Giovanni, dans un mouvement impétueux – qu’interrompt à nouveau à un moment les ta, ta, ta, ta de Leporello – dit ne rien comprendre à tout cela et taxe son valet de fou : oui, fou en vérité ; ces deux derniers mots, répétés trois fois, faisant écho aux trois répétitions de Che cos’è ? Ce qu’il y a de beau ici, c’est que la voix, le chant, la musique sont comme à l’inverse des propos tenus. Ceux-ci, en effet, sont d’un homme fort que rien n’ébranle et qui, d’emblée, cherche à tout voir à la lumière de la raison et du bon sens, disqualifiant par là l’apparent mais inconcevable miracle ; alors que ceux-là témoignent de la nouvelle situation tragique de Don Giovanni, de ce que, en profondeur, il sait déjà. (De ce dont témoigne encore la répétition acharnée et incantatoire de in verità) (1).
Là-dessus on entend frapper à la porte.
(1) Encore ici un effet du travail de la Division.
Désormais ce sont sept réparties rapides. Les cinq premières, très brèves, ponctuées par les coups de plus en plus rapprochés de l’hôte impatient. Réparties où Leporello montre de plus en plus son effroi et où Don Giovanni, qui se ressaisit corps et esprit dirons-nous, tente de ramener l’événement à l’échelle de l’habituel : Quelqu’un frappe. Ouvre/Ouvre, te dis-je.
Alors ont lieu les deux dernières réparties. Leporello ayant refusé d’ouvrir et geignant, Don Giovanni s’empare d’un flambeau et dit vouloir, pour sortir d’embarras, aller voir lui-même – et ce en une phrase où la voix, le chant, la musique sont maintenant plus à la mesure de la fermeté des propos. A quoi Leporello répond sur le même thème musical, mais sa voix à lui ne peut qu’elle ne s’écroule – pour dire qu’il va se cacher.
Et il se cache, en effet, sous la table.
Scène 15 (A) (Appel)
La porte s’ouvre et deux accords retentissent, dominés par les cuivres. Deux accords-comètes paraissant s’effilocher sans fin. Le premier se pose d’abord en une affirmation tranchante, dont semble s’écouler ensuite, en une longue modulation s’infléchissant mélancoliquement à la fin, quelque contrecoup existentiel. Le second – qui n’a pas l’avantage d’être le premier – semble du coup se replier sur soi, en une seule affirmation prolongée. A eux deux, ils constituent une véritable introduction au climat de cette scène capitale.
Après quoi s’élève la voix de la Statue. Elle nomme instantanément le séducteur : Don Giovanni ! – comme pour stigmatiser d’emblée tous les camouflages de noms, tous les déguisements, tous les refus d’identité avec quoi le séducteur a joué et réinscrire pleinement ce dernier dans l’ordre sacré de la nomination et de la responsabilité qui en découle. L’impression est inoubliable. Jouve parle « d’une incarnation sonore qui aurait valeur de marbre ». Et c’est bien en effet à cette solidité qu’il convient pour le Commandeur de ramener cet « être de fuite » qu’est Don Giovanni. Jouve parle encore de la majesté qui se dégage de ces quelques sons. Comme si la Statue, d’être détachée de son socle, avait acquis la voix même de la divinité, dont elle n’aurait été jusque-là que le porte-parole...
Un battement trochaïque suit cette nomination,
un thème que nous avons déjà décelé dans l’Ouverture, donnant l’impression du pas lent et lourd de quelque marche implacable – image, bien évidemment, de cette idée qu’une résolution doit avoir lieu, quelle qu’elle soit. Thème dont le rythme obsédant scandera en effet toute la scène.
Le Commandeur, ayant nommé le séducteur, poursuit sur sa lancée : A souper/Tu m’as invité, et je suis venu. La tenue de la voix sur le son [a] de invitasti faisant écho à celle du [a] du mot Don Giovanni – comme si cet acte avait désormais quelque chose à voir avec la responsabilité incluse dans cette dénomination. Toute cette profération de la Statue correspond finalement à quatre groupes de mots isolés, ponctués par des réapparitions du rythme trochaïque et conclus par une coda d’une indicible mélancolie, qui n’est déjà plus une musique de vie, mais celle d’un autre monde. « Une mélancolie capitale, de nature inconnaissable pour nos regards de vivants, rayonne de la suite des notes ».
Sur les derniers propos du Commandeur Jouve croit entendre monter à l’orchestre le thème du gémissement : celui de la Faute fondamentale inhérente à la nature humaine que Don Giovanni ressentirait en sa profondeur. Mais pourquoi pas : celui tout simplement de la Mort attachée à la vérité de son désir exacerbé ? Les paroles de Don Giovanni, la stupeur passée (1), sont sans doute les plus fermes, les plus courageuses, les plus humaines qu’il ait jusqu’ici prononcées ! Je ne l’aurais jamais cru (que tu fusses venu)/Mais je ferai ce que je pourrai. Puis, se ressaisissant davantage encore, il ordonne à Leporello d’apporter un autre souper, sur quatre fortes injonctions musicales, au tragique évident.
Leporello, sortant la tête de sous la table, va suppliant son maître plusieurs fois, pour lui dire qu’ils sont morts cette fois, sur une descente graduelle de l’orchestre. Mais Don Giovanni demeure impératif : Va, te dis-je, avec une tenue immense de la voix sur le i de dico.
(B) (PRESENTATION) Cependant le Commandeur, entamant son deuxième Chant, stoppe aussitôt le valet : Arrête un peu. Tout débute par une implacable affirmation de la voix pour redescendre peu à peu : ce qui nous réintroduit dans « l’empire de la pierre ». Puis le Commandeur indique, tout simplement par ce qu’il ne fera pas, l’ordre consistant de ses orientations : un texte dilatoire par son non-dit, mais que renforce la répétition voulue de certains mots et l’opposition des contraires, le Commandeur parlant de lui à la troisième personne : Il ne se repaît pas de nourriture mortelle/celui qui se repaît de nourriture céleste. La voix écrasante, ayant la fermeté solennelle du plain-chant, soutenue par le hautbois, le basson, le trombone, sculpte les vocables, joue avec le parallélisme des sonorités d’un vers à l’autre et l’opposition des mots-clés de la fin, mais se trouve confrontée, au milieu de chaque vers, exactement sur les syllabes di et
(1) Pour Jean-Victor Hocquard c’est seulement de l’étonnement. Aussi doit-il truover excessive l’analyse que fait Jouve par ailleurs.
ci de [di cibo] (de nourriture), à une immense dépression où s’engouffre tout l’orchestre sur la cadence du Pas. C’est d’un effet colossal.
Puis le Commandeur, sur sa foulée, dit que d’autres soucis plus graves que ceuxlà, d’autres volontés l’ont guidé ici-bas. Sur chacun des premiers sept segments d’énonciation du texte, montent crescendo et descendent piano les gammes « flamboyantes » de l’Ouverture, si bien que l’ensemble forme un mouvement sinusoïdal à couper le souffle. A quoi s’ajoute que la voix emprunte, elle, comme pardessous ce serpent cosmique, le rythme des terribles trochées du Pas. Ainsi vont de pair, en leur menaçante insinuation, et les gammes et le Pas. C’est là, à n’en pas douter, le sommet « religieux » de l’opéra – et sans doute le plus religieux de tous les opéras de Mozart – celui où l’homme « a la possibilité de se trouver étroitement en contact avec le divin (1) ».
Mais tout s’amortit sur le dernier et huitième segment du texte, portant sur : me guide ici-bas. Le discours de la menace s’étant faite autour du ton de la mineur, on reste certes dans le même ton, mais c’est pour assister à un bredouillement : celui de la peur de Leporello : Je crois avoir la fière tierce/et ne peux plus arrêter le tremblement de mes membres. Bredouillement d’autant plus saisissant qu’on ne comprend pas les paroles, concassées, désagrégées par l’angoisse, copeaux de cette machine infernale qui broie tout... En fait, « une suite de triolets groupés par quatre, mais portant sur le deuxième temps et incomplets, pour que soit souligné la misère haletante » (2), puis le rythme ternaire pour évoquer la fièvre tierce. « Ce rythme, cette couleur encore chaude, apportent un souvenir fugitif de « ce qu’était la vie » ; ils rassurent. Ainsi terreur et réconfort se trouvent mélangés, comme en bien des cas dans certains épisodes d’une lutte à mort » (3).
Cependant, sur ce bredouillement humain – trop humain –, sur « cet interstice dans la matière de marbre », sur ce « premier répit dans l’accomplissement du Pas », Don Giovanni profère presque aussitôt, d’une voix sèche et ferme : Parle donc : que demandes tu ? que veux-tu ?
Ainsi se trouvent jointes, en un moment très simple mais très efficace de l’art, les réactions opposées de nos deux héros, se superposant sans se mêler – comme pour mettre en évidence cette ligne de séparation qui va désormais dissocier fermement et à jamais le maître de son valet, et le valet de son maître, mettant fin entre eux au jeu des doubles, et faisant du maître le grand Séparé...
(1) Pour nous, nous évitons encore ici de sombrer dans les excès d’interprétation théologique de Jouve, qui voit le remords incarné par le rythme trochaïque et l’espoir par les gammes ; alors qu’il a qualifié un peu plus haut celles-ci de « serpent douloureux » ! (2) Pierre Jean Jouve. Op. cit., p. 166. (3) Ibid. p. 166. - 153
Leporello se calmant, et dans un silence enfin pur de jérémiades, la Statue attaque. D’emblée, elle rétablit son empire.
Son chant, soutenu par une seule note, se déploie sur le rythme dépouillé et horizontal du Pas – encore qu’il s’agisse curieusement de l’énoncé d’une phrase d’entrée – comme s’il fallait stationner un moment dans quelque narthex avant d’atteindre le choeur : Je parle, écoute : je n’ai plus beaucoup de temps.
La voix de Don Giovanni, instantanément, sur l’accord retrouvé de sa précédente réplique et se détachant à nouveau sur le bredouillis d’un Leporello ressaisi par la peur, fait : Parle, parle, je t’écoute. Sur quoi le Commandeur, sur les mêmes gémissements, préfère reprendre sa phrase d’entrée, mais plus haut et sur une modulation plus tourmentée avoisinant le ré mineur – tandis que resurgissent les gammes fatidiques.
Comme impatienté, mais sans manifester le moindre trouble, Don Giovanni réitère son désir d’écouter. Leporello, pour le coup, a arrêté de geindre, ne s’associant plus à son maître dans l’horreur. Réciproquement, Don Giovanni achève de se séparer de son double ; il est désormais seul dans l’épreuve ; sa voix a retenti seule, au plus haut de son courage.
Durant ces douze dernières mesures écrites sur deux vers, le ton est assurément monté. Mais dans ce ton le conflit est-il déjà écrit d’avance et donc la catastrophe ? ou bien y a-t-il place encore pour un accommodement ? On n’est pas censé pouvoir répondre encore, les termes de la mission n’étant pas posés. Ce qu’il y a de certain, c’est que ce temps imparti à la Statue pour agir se fait de plus en plus angoissant, à la fois pour Don Giovanni, pour Leporello et pour nous...
(C) (CONTRE-INVITATION ET PRISE DE MAIN) Quelques mesures de repos, mais le paysage désolé est pour nous un purgatoire, un lieu indéterminé d’où toutes les directions semblent toujours pouvoir être prises, malgré l’apparente progression fatidique de la scène. Aussi le thème du Pas, à l’unisson des cordes, nous y paraît comme allégé, « les cuivres appuyant doucement les temps forts ». Non pas fatalité, mais destin ouvert...
Quand soudain éclate à nouveau la voix de marbre. Elle va s’exprimer en quatre vers sur le ton prophétique des versets bibliques, encore qu’elle ne prophétise rien. Un accord de septième diminuée éclate fortissimo sur la première syllabe : le pronom Tu – et le texte suit : m’as invité à souper, un accent funèbre qu’on n’attend pas pour de telles paroles et une montée chromatique d’un demi-ton, chutant soudain à l’octave inférieure sur souper, en créant une sorte d’abîme – comme si souper avec Don Giovanni était répréhensible en soi. Puis sur le même procédé d’accord, de montée et de chute, a lieu, un ton plus haut, l’énonciation. Dès lors tu connais ton devoir ; puis suit la proposition : Réponds-moi : viendras-tu/toi-même souper avec moi ? La voix se fait insistante, quand elle bisse : Réponds-moi, puis suppliante vers la fin. Aussi la dissonance fait-elle place au « calme d’une consonance attristée ».
Au fond du dernier gouffre creusé par la voix et se ruant dans le silence entre deux répliques, Leporello coule sa sublime bouffonnerie : Fi donc ! il n’a pas le temps, excusez, à la fois si humaine et si lucide qu’on la croit échappée de sa bouche inconsciemment, d’autant qu’il la prononce dans le grelottement intérieur. Mais cette bouffonnerie même a le mérite d’introduire à la réplique définitive de Don Giovanni, celle qui contient implicitement la suite et l’issue du drame : De bassesse/jamais je ne serai taxé (1). Phrase musicale sublime, par sa majesté rayonnante, se détachant sur la toile de fond du gémissement – comme si tout l’homme était là, montré dans toute sa dimension tragique.
De ce moment, comme dit Jouve, « les personnages grandissent hors de toute proportion ».
Un dialogue aux répliques brèves s’installe entre eux, talonné par le thème du Pas. Le Commandeur lance un premier grand cri, montant et fracassant : Décide-toi : Don Giovanni a une réponse à la fois évasive dans sa forme mais ferme si l’on songe au personnage : J’ai déjà décidé ! Par quoi il s’offre le luxe de faire attendre le Commandeur, comme celui-ci l’a fait attendre, jouant ainsi comme un enfant dans le voisinage de la Mort, ce qui a un accent tout à fait nietzschéen, qu’illustre peut-être cette « petite phrase au dessin saccadé paraissant vouloir ébranler, desceller la masse de marbre de la Musique, qui est la masse de marbre de la Statue » (2). Un second cri, une interrogation encore montante et fracassante : Viendras-tu ? Alors, après que Leporello a fait : Dites non ! – dernière intervention du valet, sans accompagnement, suivie de deux étranges traits musicaux à la fois ironiques et grinçants, comme deux traits straussiens – Don Giovanni donne enfin sa réponse définitive : son coeur est fermé, il n’a pas peur, il ira au souper, cependant que la musique s’achève sur d’héroïques accents : « beethovéniens » : Verrò (je viendrai).
Alors, sur le seul rythme horizontal et lent du Pas, sur l’accord parfait de sol mineur, sans dissonance aucune, la Statue fait : Donne-moi la main en gage. Le chant suit d’abord la cadence du Pas, quand soudain, sur le mot in pegno (en gage), a lieu une brutale manifestation de tout l’orchestre.
On saisit bien, à présent, que le but ultime de la Statue était de trouver une raison à ce que cette main lui soit tendue. La contre-invitation n’était qu’un prétexte.
(1) Chez Tirso, Catherinon dit de lui: « Pourvu que vous ne lui mettiez pas sous la patte une fille ou quelque chose qui fasse le même usage, vous pouvez bien avoir confiance en lui, car s’il est cruel en cela, pour le reste il est gentilhomme ». Op. cit. Acte II, p. 91. (2) Jouve op. cit.
La voilà ! fait Don Giovanni, mais peut-être pas sans tremblement ; le courage n’étant pas la bravoure stupide. Ah malheur ! : le froid s’empare aussitôt de lui, le froid qui est l’annonce de la brûlure du corps (un froid piquant), et qui a en tout cas sur le feu l’avantage de ne pas attaquer instantanément les forces vives de la personne ni ses réactions calmes. Aussi Don Giovanni fait-t-il : Quel froid est-ce là ? Le Commandeur passe à la sommation : Repens-toi/change de vie : c’est ton dernier moment – tandis qu’à l’orchestre résonne déjà le rythme du Pas, avec, aux basses, l’apparition de raptus menaçants.
Ce qui frappe tout de suite, c’est le contenu de cette sommation. Le Commandeur ne dit pas venir ici venger l’honneur de sa fille ni sa propre mort, mais la faute en général : l’abus du sexe, le manque à la parole donnée, le crime... Comme si, habité par un sentiment supérieur du divin, fruit d’on ne sait quel détachement, le Commandeur avait, dans son esprit, converti tout le particulier en universel...
Mais Don Giovanni, pour le coup, sait. S’il savait vaguement jusqu’ici, il sait maintenant : il est tenu d’affronter le problème. Ce qu’il voyait de l’extérieur avec un mélange d’humour et de courage, le concerne soudain. A quoi il va tenter d’échapper, en dégageant sa main avec force. En vain ! la Statue, en dépit du marché qu’elle lui propose, n’a pas l’air de vouloir le lâcher... Ce que Pierre Jean Jouve trouve fortement exprimé par la musique. Il décèle, à partir de cangia vita (change de vie), tout un système sonore, « véritable mécanique morale » blasonnant l’idée d’une Loi qui se veut triomphante à tout prix : un ensemble d’accords sinistres de bois et de cuivres au forte, chacun prolongé « par un trait furieux des violoncelles et contrebasses », à peine séparés les uns des autres par une ou deux mesures, constituant de ce fait une cadence rythmique régulière certes, mais « gauchie par la pression croissante du temps », ce qui ajoute au sentiment de Loi « une notion d’urgence ». Système qui va, de plus, porter sur la réponse de Don Giovanni – comme si d’avance, quelle que soit celle-ci, tout était joué.
Don Giovanni, en tout cas, se sent prisonnier physiquement, il va donc se rendre libre autrement, utilisant ce qu’il sait qu’on ne peut lui arracher : sa détermination à demeurer ce qu’il est – du moins au niveau de sa conscience claire : le grand Séparé, l’homme étranger au remords. Et sur le thème voisin du chant de sommation, avec une force vocale égale à celle du Commandeur, il lance : Non ! moi je ne me repens pas/va-t-en loin de moi.
Alors a lieu un second duel. Si bien que l’opéra pourrait se nommer : D’un duel à l’autre. Mais un duel combien différent du précédent, le Commandeur étant ici remplacé par son Ombre toute puissante. « Duel mystique » ; duel dont la nature et l’enjeu ont changé. Les tranchants acérés du fer ont fait place aux tranchants acérés du verbe ; même si « les basses reproduisent ces raptus des cordes qui ont marqué le travail des épées dans le duel de jadis ». Et l’enjeu n’est plus seulement l’honneur !
Première passe d’armes : Repens-toi, ô scélérat ! – Non, vieillard infatué. Deuxième : Repens-toi – non ; redoublée celle-là. Troisième : Si – Non, celle-là triplée. Les répliques, on le voit, se resserrent comme se resserrent les passes d’un duel. Musicalement, on a à peu près ceci : chacun des deux coups portés de la première passe d’armes est suivi d’un accord fracassant des cuivres. Mais après le premier Pentiti (Repens-toi), les accords éclatent à chaque fin de passe d’armes ; toutefois, au niveau des trois dernières, deux accords égaux ponctuent le Si, à la nuance forte-piano, alors qu’un seul accord ponctue le Non mais double et au fortissimo. Tel s’opère le resserrement de l’étau sur Don Giovanni. Leporello, écrasé par la tourmente, joint son Si à celui de la Statue, quand celle-ci le répète pour la dernière fois. Ainsi se réalise enfin ce divorce que le valet avait envisagé entre son maître et lui, dès les premiers mots de l’opéra...
D’autant qu’à la suite de son dernier Non « cyclopéen », le maître fait entendre un long gémissement : c’est le Non définitif, qui traduit son engloutissement par la terre.
(D) (AGONIE) Après une exclamation, un chant monodique et descendant, sur des notes longues, un unisson parfait de la voix et de tout l’orchestre d’où s’est retiré le Pas menaçant : c’est la Statue qui s’en va, disant, dans une sorte d’apaisement mélancolique : Ah ! il n’est plus temps.
Ce justicier, qui a notifié à Don Giovanni qu’il avait son temps compté pour faire son salut, est donc quelqu’un auquel le temps a été compté aussi pour faire acte de justice. Passé ce temps, Don Giovanni lui échappe, ce dernier appartenant à la seule punition. Celui qui, en venant, n’a pas mis en avant sa propre mort, mais l’ensemble des péchés de Don Giovanni, est celui qui, maintenant, n’aspire à tirer aucune délectation du spectacle de la punition. Il part en tournant le dos à ce qui va advenir. Le repentir ou la punition étant, on se doute, dans son esprit, le fait de Don Giovanni lui-même –chose lui appartenant en propre.
Entre la Statue sur son socle, pleine encore de griefs personnels, et la Statue justicière et marchant, il y a une dernière grande évolution – un dernier degré de détachement restait pour elle à accomplir.
La Statue partie, le feu apparaît, sortant de la bouche d’ombre où a chu Don Giovanni – introduit par le dernier accent soudainement véhément du chant si calme et si mélancolique du Commandeur.
Don Giovanni crie qu’il se découvre un insolite tremblement, qu’il se sent l’esprit envahi et se demande d’où peuvent bien sortir ces tourbillons : quatre phrases montantes et acérées ! Une fois de plus, et dans cette extrémité, il découvre, il constate, il se demande, possédé par ce pli mental de distanciation qui lui est propre.
Alors un choeur d’hommes sous terre, en fait « l’Esprit de la Punition » qui a pour fonction de relayer le Commandeur (Dieu seul sans doute ayant dans son invisibilité et dans son insondabilité le privilège des grands plans), est ou paraît être l’exécuteur des oeuvres ; car il dit à Don Giovanni, dans l’union des voix et dans une sorte de « psalmodie sinistre », que ce qu’il souffre n’est rien en regard de ses fautes et qu’il va connaître pire.
A lieu enfin le le "trio" final où se superposent les voix du Choeur et la voix de Don Giovanni en leurs propos redoublés, puis celle de Leporello (peut-être toujours caché sous sa chaise) qui fait l’inventaire, en une suite d’exclamations, des souffrances du damné. L’émouvant de ce "trio" est que, de sa force et de son tumulte, émerge par lambeaux cette voix de damné qui crie ses souffrances ; et l’étonnant, que cette force et ce tumulte se dirigent vers le ré majeur triomphal et lumineux, comme si Mozart avait tenu à ce qu’à côté de l’image du damné qui se tord et gémit, l’auditeur emportât celle d’une mort héroïque et glorieuse (1).
Soudain, sur les dernières notes du Choeur, on entend un grand cri : le Ah ! final de la mort, sur le ton de ré majeur. Agonie sans doute sans mémoire, alors qu’on dit des noyés qu’ils revoient toute leur vie en accéléré avant de périr. Ah ! bientôt repris en écho par Leporello, le double qui ne pouvait pas moins que reproduire ce dernier cri, sur la même note et sur la même retombée. Puis ont lieu les traits conclusifs et toujours lumineux de l’orchestre.
COMMENTAIRE : UNE MORT HEROIQUE
Par son festin solitaire, Don Giovanni a déjà porté atteinte au rituel sacré des repas, échappant ainsi à la règle de l’échange. Ici, il se situe toujours sur la lancée de cette faute qui a consisté à inviter un mort à un repas de vivants. Avec cette invitation provocatrice, il a de ce fait profané la frontière sacrée séparant la Vie de la Mort, à l’instar de ce personnage de la légende (2) qui, tombant sur un crâne, eut l’audace d’inviter à ses noces la personne à qui ce crâne appartenait. Ainsi don Giovanni se voit-il contraint d’offrir à un mort des mets réservés aux vivants, se situant maintenant, touchant l’ordre des repas, encore une fois hors des lois de l’échange.
(1) Pierre Jean Jouve dit à cet égard : « Pour un tel pécheur, la mort est chose glorieuse ». op. cit., p. 181. (2) Voir Prémisses et Sources : Les Légendes ancienne, p. 9.
Comme dans notre scène, le séducteur chez Tirso est confronté au refus de la Statue de participer au repas ; puis fait l’objet d’une offre de contre-invitation – laquelle obéit au rite primitif qui veut que toute prestation soit suivie d’une contreprestation (1). Dans les deux cas, chez Tirso comme chez Da Ponte Mozart, la contreinvitation est acceptée. Mais alors que chez Da Ponte Mozart, elle n’est, on l’a vu, qu’un prétexte à obtenir la main du séducteur, chez Tirso, elle a bien lieu. Le Burlador n’y rechigne pas à manger les mets sordides que la Statue lui propose (scorpions, griffes, rognures d’ongles, etc...), transgressant de la sorte un nouveau tabou : celui du respect des habitudes alimentaires et sombrant ainsi dans l’abject. On peut dire, certes, que le Commandeur de Tirso échappe lui-même à la règle de l’échange avec cette offre ; mais c’est là pour lui dans un souci d’ultime prestation sacrificielle. En tout cas l’occasion n’est pas donnée à Don Giovanni de tomber dans ce degré de l’abject.
Mais le rite de l’échange englobe aussi celui de la main tendue. On sait que c’est là un signe d’engagement, au niveau de toute sorte de contrats, matrimoniaux ou autres. Il est même courant, sur le plan des unions, dans une société où le mariage n’a pas de célébration officielle civile et peut se dérouler à la limite n’importe où et n’importe quand. Mais ce signe, encore, Don Giovanni l’a indéfiniment perverti en offrant chaque fois sa main à ses victimes en gage de sa foi. On comprend, dès lors, qu’il soit puni où il a péché. Le Commandeur lui demandant en effet la main pour appuyer sa promesse de se rendre à la contre-invitation, il est pris au piège. La différence, ou plutôt l’ironie ici, est que, pour une fois, le geste est accompagné d’assentiment intérieur, même si le but recherché est la poursuite de certaine provocation.
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Chez Tirso de Molina, le Burlador n’est pas athée, mais demeure indifférent à tous les avis d’amendement, prétextant qu’il a tout le temps de songer à s’amender. Or la Grâce s’est lassée d’attendre et quand, in extremis, il a voulu se repentir, il n’a plus été temps (2). Telle est la grande leçon que le moine Tirso a voulu dispenser à ceux qui font trop confiance en la Grâce. Chez Molière, Dom Juan n’est pas vraiment athée non plus. C’est en tout cas un esprit fort, raisonneur en diable. Et pour la conception qu’il semble avoir de la divinité, elle est, selon Sarah Kofman (3) d’une originalité
(1) Voir en particulier, Macel Mauss. – Essai sur le don. (2) « Laisse-moi appeler quelqu’un qui me confesse et qui me puisse absoudre » – Le Commandeur : « Il n’est plus temps ». Acte III, p. 189. (3) Op. cit.
étonnante. Dom Juan, comme on sait, ne se reconnaît finalement aucune dette : ni matérielle, ni intellectuelle, ni morale, ni religieuse... Hors sa volonté arrêtée de jouissance, il est l’homme de l’absolu désengagement, de la non-reconnaissance de quelque obligation que ce soit (sauf à respecter celle de montrer son courage). Pour Dieu, on conçoit donc qu’il se le représente aussi à l’aune de ces idées. Un être qui, dans sa grande bonté, dans sa grande générosité et dans sa grande richesse, a fait l’homme pour lui-même, n’en attendant aucune reconnaissance ; et vu sa plénitude divine qui n’a besoin de rien d’autre que de soi, se réjouissant même de voir vivre sa créature à sa fantaisie et dans la plus grande liberté d’indifférence.
Don Giovanni, lui, demeure muet – c’est le moins qu’on puisse dire – touchant l’existence ou non de Dieu. Les mises en garde de Leporello ne le font pas du tout accéder à la crainte. Aussi pour Pierre Jean Jouve, le Commandeur vient-il en messager plutôt rude d’une foi catholique-romaine. Ce que ce dernier donne à considérer à don Giovanni n’est – ni plus ni moins – que le pari de Pascal : ou bien la mort dans le repentir (et une chance d’échapper aux châtiments éternels) ou bien la mort sans le repentir et l’assurance desdits châtiments). Dans l’esprit du Commandeur
– selon Jouve – Don Giovanni doit de toute façon mourir » (1). Le rythme du Pas, en sa progression lente et lourde, serait l’image de cette fatalité. Quelle que soit la finesse reconnue des analyses de Jouve, quel que soit le talent qu’il déploie à montrer que musicalement tout est joué d’avance, nous ne sommes pas ici en accord avec lui : Jouve fait comme si la sentence du Commandeur était la suivante : Repens-toi/c’est ton dernier moment, alors qu’elle est en fait : Repens-toi/change de vie : c’est ton dernier moment. Or le propre de Da Ponte-Mozart est, tout au contraire, d’avoir fait du Commandeur « une figure du pardon et de la grâce » (2). Celui-ci ne vient pas tellement (on l’a vu) comme le père de Donna Anna et la victime d’un duel injuste, mais comme l’incarnation de l’esprit d’un homme mort ayant transcendé ses propres griefs. « Apparemment, il est toute positivité » (3).
Aussi, face à un tel justicier, la figure de Don Giovanni reprend sa vraie dimension, qu’elle avait perdue avec Jouve. Non pas celle d’un être écrasé, mais libre de son choix jusqu’au bout de son destin. Par le refus du repentir, Don Giovanni acquiert une dimension héroïque inouï et devient, par excellence, la figure du tragique, pour la pensée moderne. Il résiste à l’injonction d’un désir apprivoisé selon l’ordre du Commandeur ou des victimes. Il revendique à la place, par son Non ! réitéré, une autre liberté. Mais laissons ici parler Camille Dumoulié : « la Division comme vérité du
(1) Op. cit., p. 174. (2) Camille Dumoulié, Op. cit. (3) Ibid.
désir, et le désir comme fondement de la liberté, au nom de la vie, jusque dans la mort. En lui s’exprime la revendication du sujet qui ne peut advenir qu’à l’instant de sa mort, au moment où lui-même se raye de la scène, et par là affirme, hors de toute crainte et de toute pitié, la liberté absolue de son vouloir et de son désir » (1). Et encore ceci de Nietzsche : « Il se pourrait même que la constitution foncière de l’existence impliquât qu’on ne pût la connaître à fond sans périr » (2).
Le sacré, par ailleurs, pour Georges Bataille, n’est-il pas l’expression de la jouissance en tant qu’excès, jouissance qui se loge au coeur du désir et l’entraîne à sa perte ? (3).
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Mais cette révolte luciférienne contre le Commandeur, en tant que messager de Dieu, est encore – comme on sait – révolte filiale contre le Commandeur en tant que messager du Père. Du Père Imaginaire. De celui à qui toute la jouissance du héros a été de dérober la Mère à travers toutes les femmes possédées... Les dérober ? en les faisant se perdre et en se perdant avec. Car pour le pervers – qui « accentue à peine la fonction du désir chez l’homme » selon Lacan (4) –, le désir n’est possible que dans la faute, y compris au détriment de son bien propre. Ainsi heur et malheur font-ils partie de la jouissance. C’est pourquoi d’après Lacan encore : « La fonction du désir doit rester dans un rapport fondamental avec la mort » (5), si bien qu’il y va de certain héroïsme : « le désir suffisant à faire que la vie n’ait pas de sens à faire un lâche » (6).
Cet affrontement constant de Don Giovanni avec la Loi devait l’amener à la situation limite de la rencontrer, non plus au travers de femmes dérobées, de contrats malmenés, de paroles non tenues, mais directement, sous la forme – disons métonymique – de la Statue. Or le Père qui le dérange est en même temps celui auquel il a secrètement faim de s’affronter. A cet affrontement, quelque part il aspirait, comme au défi des défis. Aussi Paul-Laurent Assoun peut-il écrire (7) : « L’héroïsme de don Juan tient dans cet affrontement jusque dans la mort de la prétention d’éternisation [d’un] désir [qui trouve] dans le choc du défi avec l’instance de la loi mortifère son affirmation et sa perte ».
(1 Op. cit..
(2) Par-delà le bien et le mal – Coll. 10/18. Deuxième partie. « L’esprit libre ». Chap. 39, p. 64. (3) Voir entre autres : L’expérience Intérieure – l’Erotisme, etc. (4) Ecrits, Seuil, 1966, p. 823. (5) Ecrits, Kant avec Sade, op. cit., p. 782. (6) Ibid. p. 351. (7) Le pervers et la femme, op. cit., p.21. Les modifications entre crochets sont de nous. - 161
IV - RETOUR A L’ORDRE
(SCENE DERNIERE)
Après la catastrophe a lieu son constat par les protagonistes du drame touchés de quelque façon par l’impérieux désir de Don Giovanni – ces derniers (comme on va voir) venant à représenter tous les autres : tous ceux qui auraient pu l’être...
La scène, admirablement construite, même si le texte est très faible, se ramène à trois parties : les protagonistes viennent et apprennent ; ils réagissent chacun à leur manière ; enfin ils concluent pour eux et pour tout le monde.
(ILS VIENNENT – ET ILS APPRENNENT)
L’orchestre, qui a évolué du ré mineur vers ce ré majeur sur lequel s’est effondré Don Giovanni, évolue à présent en sol majeur. Peut-être cette tonalité célèbre-t-elle, en son âme et inconscient, tout ce qu’a eu de glorieux la mort du damné, malgré ses affres, en même temps qu’elle célèbre, en son âme et conscient, tout le soulagement environnant qui s’en suit.
Bref, tous les protagonistes viennent, hors les paysans, hors les victimes inconnues. Accompagnés cette fois d’officiers de justice auxquels ils ont fait appel, ils demandent où est le perfide, l’indigne, car ils veulent exhaler enfin toute leur indignation. Mais la musique, curieusement, comme si Mozart était essoufflé après tant de génie, redevient plutôt conventionnelle.
Anna, là-dessus, sans les accents hélas ! auxquels elle nous avait habitués, dit vouloir contempler l’indigne, enchaîné, afin d’apporter quelque soulagement à ses peines.
Alors Leporello, sans parvenir à retrouver son ancienne verve réaliste, raconte tout : le colosse, l’homme de pierre, le trou, là...
Cependant, Elvira dit avoir rencontré l’ombre. Sans doute on attendrait ici plus de fougue de sa part : un étonnement moins grand et un souvenir plus angoissant de l’événement, vu sa fuite affolée. Il y a là comme un vide psychologique. Sur quoi les autres conviennent aussi de cette rencontre, ce qui crée une autre gêne psychologique : pourquoi dès lors avoir été aussi évasivement interrogatifs à leur arrivée ?
(ILS REAGISSENT CHACUN A SA MANIERE)
La grande chose apprise, c’est d’abord au couple Ottavio/Anna de réagir. Don Ottavio retrouve son ton plaisant et langoureux pour demander très égoïstement sa part de bonheur, maintenant que le crime est vengé. Mais Donna Anna, toujours fidèle à la division qui la traverse, toujours attachée à « cette perte qu’elle se refuse à perdre », dit vouloir attendre une année encore avant de l’épouser – le culte de la souffrance impliquant sans nul doute pour elle une jouissance tellement plus grande que celle de devenir l’épouse d’Ottavio ! Et comme le désir a affaire avec la mort, c’est, maintenant, une double mort qui l’unit à Don Giovanni... Cependant les apparences sont sauves : au cours d’un duo savoureux, Ottavio dit céder au souhait de ce délai, par un effet de son fidèle amour ; et Anna l’engage à y céder au nom du même fidèle amour ; avec, bien évidemment, une alternance et une simultanéité des voix, et de longues vocalises sur fidèle amour. Rien de plus insidieux que cet air, à cause de tout ce qui vient, chez l’un des partenaires, nier, par en-dessous, l’accord explicite des coeurs.
Puis c’est la réaction d’Elvira, disant qu’elle va finir sa vie dans un couvent. Réaction courte, portée par le thème musical de la scène et comme bousculée par la réaction du couple suivant. Assurément la foi d’Elvira, chez Mozart, n’a pas trouvé les accents de celle d’Elvire, chez Molière...
Enfin c’est au tour de Zerlina et de Masetto de chanter ensemble qu’ils vont à la maison manger de compagnie ; puis de Leporello d’annoncer qu’il va à l’auberge, lui, trouver un meilleur maître.
(ILS CONCLUENT POUR EUX ET POUR TOUT LE MONDE)
Ici a lieu la fin de l’immense final occupant quatre scènes.
Zerlina, Masetto et Leporello, sur une cadence saccadée et énergique et dans l’exaltation d’un fort accent baroque, chantent d’abord que le coquin doit rester chez Proserpine et Pluton ; puis, sur un ton plus léger mais appliqué, propre à illustrer la sentence de quelque fable de La Fontaine, déclament qu’eux et toutes les bonnes gens avec eux se doivent de répéter allègrement certaine vieille chanson – ces derniers mots ardemment bissés s’évanouissant peu à peu...
Alors tous – et pour tout le monde – entonnent la vieille chanson :
Questo è il fin di chi fa mal ! Ceci est la fin de celui qui fait le mal ! E de’ perfidi la morte Et la mort des perfides alla vita è sempre ugual est toujours pareille à leur vie.
C’est un presto en ré majeur, d’une grande force conclusive malgré sa brièveté, qui, musicalement, « feint d’engendrer un fugato », et vocalement s’apparente à un choeur.
D’abord, sur le premier vers, a lieu le décalage des voix de femmes surtout, pour illustrer chaque moitié de vers ; puis l’ensemble est repris en commun.
Ensuite, comme venues du plus loin, les voix réunies attaquent le deuxième vers : E de’ perfidi, avec des soubresauts, des chutes, que l’orchestre est obligé de relever chaque fois énergiquement ; puis butent sur le vocable la morte, où a lieu alors, pendant quatre mesures, un grand moment d’intensité : une tenue des six voix avec des syncopes soulignées à l’orchestre par des montées. Enfin, après cet arrêt, le presto reprend sa vitesse, pour venir à bout du texte, mais les lignes descendantes des voix redoublent au passage, dans leur chute, les derniers mots : è sempre ugual. Tout l’ensemble est repris, le vocable la morte reparaît avec sa tenue des voix, mais cette fois-ci le dernier vers fait l’objet de soins tout particuliers : au cours de ses redoublements, à certain moment, les voix féminines et masculines se séparent pour creuser, chacune à leur manière, le mot sempre (toujours)...
Ces tout derniers mots sont, pour finir, ardemment ressassés, portés par la vivacité maintenant joyeuse du sextuor et conclus avec force ; puis l’orchestre fait entendre à son tour les derniers traits et les derniers accords de sa résolution.
Cependant une impression demeure : celle de ce vocable La Mort, interrompant le mouvement rapide du presto, censé traduire la joie retrouvée. Comme si la Mort (1), présente à l’Ouverture, devait l’être aussi à la fin, – tel le mot-clé de l’opéra. Ou comme si, à la fin, ce mot-même était devenu le principe sous-jacent à la nouvelle réalité ambiante – maintenant réchauffée d’en bas par les rayons d’un soleil noir.
Ainsi s’en vont sur la lagune après la nouvelle de la mort, dans la mise en scène de Losey, les personnages tout de noir vêtus regagnant leurs maisons ou leurs occupations...
(1) Chez Tirso, Don Juan répète certes toujours la même chose : que l’échéance finale ne l’impressionne pas, tant elle est loin ! Mais à partir de certain moment, on a l’impression que tout est différent, que la Mort passe au premier plan. Curieusement, elle fait son instante apparition quand Don Juan, voulant obtenir les faveurs d’Aminte, assure avant celle-ci, par jurement et prise de main, qu’il sera fidèle à sa parole donnée de l’épouser. Au fort de cette déclaration, il va jusqu’à souhaiter qu’une main d’homme lui donne la mort s’il venait à trahir. Cette forfanterie se trouve suivie d’un aparté qui en dit long, où affleure tout l’inconscient de Don Juan à l’occasion d’un jeu de mots : à savoir que cette main ne pourra être que celle d’un mort – « car des mains d’un vivant, que Dieu me préserve ! » A quoi s’ajoute que Catherinon, par la suite, prononce les paroles définitives : « Tout est cuit » (Todo emmaletado està) » et que, ce faisant, nos deux compères, déambulant dans la rue, tombent pour la première fois sur la chapelle où le Commandeur a sa statue et, au pied, l’inscription de la sentence vengeresse. Dès lors a lieu – par provocation en principe – l’invitation à dîner ; puis, sous couvert de courage à manifester, l’acceptation de la contre-invitation . enfin, toutes choses pressantes étant mises de côté, la manifestation du désir (contre tous avis de Catherinon) d’honorer ladite contre-invitation. Il n’y a rien de plus pathétique chez Tirso que de sentir tout ce cheminement en profondeur vers la Mort, sous les gestes apparents de la vergogne.
C O N C L U S I O N
I. Le mythe du séducteur
Le processus victimaire
II. Pensées éclatées
La nature du Commandeur
La fin du Commandeur Richesses solaires de Don Giovanni
I. LE MYTHE DU SEDUCTEUR LE PROCESSUS VICTIMAIRE
On répugnait au XIXè siècle surtout à faire jouer la dernière scène de Don Giovanni. L’époque romantique aimait particulièrement l’épisode si fort de la mort du séducteur. Aussi voyait-elle, dans l’épisode suivant, une sorte de happy end propre à ne pas laisser le spectateur sur une impression terrible et à lui administrer, pour le rassurer après une telle oeuvre, la dose de moralité nécessaire. Gustave Mahler, qui, dit-on, a donné la première représentation exceptionnelle de Don Giovanni, n’aimait pas non plus la scena ultima. De même Pierre Jean Jouve ne l’aime pas.
Personnellement, nous ressentirions comme un manque l’absence de la scena ultima. Nous qui nous intéressons au mythe dans l’opéra, souffririons de voir l’oeuvre tronquée par cette omission. Hermann Abert pensait que la scène dernière était « la conclusion organique » de Don Giovanni.
On sait que Tirso, par une grâce d’inspiration exceptionnelle, a fait de Don Juan un mythe et que ce mythe est peut-être le seul mythe encore vivant de notre monde contemporain. Ce qu’on sait peut-être moins, c’est qu’il se double d’un rituel sacrificiel, élaboré aussi par Tirso, réorchestré ensuite par Molière, puis par Da Ponte – Mozart, et ce justement dans notre scena ultima.
C’est sans doute René Girard (1) qui a le mieux reconsidéré, ces dernières années, l’importance de ce genre de rituel, à la fois dans son aspect traditionnel et dans ses survivances actuelles.
En fait, sous l’angle où nous nous situons, qui est donc le séducteur ? Il est, par excellence, comme on l’a vu, le trouble-fête. Il est celui qui vient dans le monde apporter le charivari, le désordre. Il est littéralement le dia-bolos (le diable). Le diabolos défait ce que le sun-bolos réunit, distingue ou différencie. Le séducteur s’en prend à la société, par nature différenciée, ramenant tout à l’indifférenciation du chaos. Nous dirons encore que, psychanalytiquement, par son refus de la castration liée comme on sait au respect de l’interdit, et, conséquemment, par sa non-reconnaissance du Père (du Père symbolique), le séducteur se voit destiné à opérer toutes les déchirures. Déchirures institutionnelles en perturbant l’échange des femmes, en refusant la reproduction et la famille ; déchirures économiques, en niant les dettes et en substituant le goût de la dépense à celui du travail et de l’épargne ; déchirures symboliques, morales, religieuses, en ne respectant ni les contrats, ni la parole donnée, bref en destituant l’universel au profit du particulier et en se faisant de la divinité, le
(1) Voir, en particulier : La violence et le sacré ou Des choses cachées depuis les commencements du monde.
cas échéant, des représentations pour le moins hétérodoxes. Bref, d’une manière plus globale, en portant atteinte au langage par des discours fallacieux où les mots se trouvent détachés de leurs référents et le sens de ses repères...
Le plus grand effet de sa « diabolie » est sans doute ce qu’on nomme sa « trivialité ». Se tenant au carrefour de trois voies (trivium), il fait s’entrechoquer, se télescoper, les trois grandes figures mythiques : le Ciel, le Monde et le Royaume des Morts ; ou encore les trois grands ordres de la réalité reconnus par la psychologie contemporaine : le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel. Ainsi les femmes veulent (1) « un engagement symbolique leur assurant la jouissance d’un bien réel dans le mariage, il les gratifie d’une satisfaction imaginaire en flattant leur narcissisme » ; le Commandeur statufié veut une parole, il lui offre des nourritures qu’il ne peut consommer (2).
Sa réalité est celle du simulacre, selon l’acception qu’en propose Gilles Deleuze (3). Le simulacre a un « caractère démoniaque ». Le simulacre est le rejet à la fois du Modèle et de la Copie. Or le Modèle Idéal est là pour distinguer les bonnes des mauvaises copies, les bons des mauvais fils, les bons des mauvais prétendants... Mais Don Juan (et donc notre Don Giovanni) nie et le Modèle et la Copie, opposant ainsi à la hiérarchie verticale sacro-sainte du Haut et du Bas, le Bas se réglant sur le Haut, la confusion tout horizontale de la contamination, de la dissimilitude, du mélange des contraires... Ce reniement du Modèle et ce triomphe du simulacre sans repères, est, bien évidemment, la figure philosophique de la subversion contre Dieu et le Père, telle que la pratique le séducteur.
On comprend dès lors que cette perpétuelle transgression, ce dérèglement systématique de l’ordre de l’échange appelle une réaction. Cette réaction contre le péché, la souillure que représentent Don Giovanni, c’est le Commandeur qui va l’incarner. C’est lui qui surgit comme la Parole solidifiée et sacrée face à la parole de vent et de fuite de Don Giovanni. C’est le Grand Exécuteur de ce rite sacrificiel de purification. C’est pourquoi il se doit d’abord de confirmer la victime dans son abjection. Pour ce faire, dans Tirso, le Commandeur donne à manger au Burlador des mets sordides. Comme si le Mal, avant d’être expurgé, devait être identifié pour ce qu’il est ! Mais, dans Mozart, cette étape n’existe pas sous cette forme : elle est remplacée par un procédé à la fois plus humaniste et plus chrétien en apparence : il est proposé à Don Giovanni de se repentir tout simplement. Ce qui va permettre ou de l’ôter ou de le désigner au rôle de victime sacrificielle.
Mais le séducteur – on le sait – ne veut pas entendre parler de repentir.
(1) Op. cit., p. 60 – Voir à cet égard Dumoulié : son chapitre sur la trivialité de Don Juan. (2) Voir à cet égard l’étude de Michel Serres. Op. cit. (3) Voir Logique du Sens. Collection Minuit 1969, p. 292 et s. - 168
Du coup, le processus victimaire va se précipiter. Et celui qui s’était déjà désigné à la vindicte des paysans sous le déguisement de son valet, devient, maintenant, par l’effet de son Non redoublé, ce bouc émissaire qui s’est volontairement chargé de tous les péchés et qui se doit d’être abattu.
La mort survenue, le processus se poursuit. Il est déjà chez Tirso, où toutes les victimes se trouvent regroupées à la fin. Chez Da Ponte-Mozart, de même : où elles viennent toutes pour l’hallali, poussées par des sentiments de haine pure ou tempérée (Masetto, Don Ottavio), de haine mêlée d’attachement refoulé (Donna Anna, Zerlina, Leporello), d’amour sublimé enfin (Donna Elvira). Elles apprennent l’événement : on a sévi à leur place ! On a effectué en leur absence ce sacrifice propitiatoire qui a évacué le mal du monde, on a préféré cela à leur action punitive avec officiers de justice. Et cela leur agréé finalement car elles deviennent « comme irresponsables » et gardent « les mains pures du sang criminel » (1).
Dès lors elles peuvent chanter le chant d’allégresse final (le lieto), se sentant soudain liées au sein d’une même entité, d’un même groupe social, qui se trouve comme régénéré par le départ de la bête (du pharmakos), laquelle a focalisé sur elle tout le mal.
Ultime phase du processus, a lieu une inversion inouïe de changement de signe : de négative qu’était la figure du séducteur au moment de sa punition, la voilà, morte, devenue positive, la marque par excellence de la violence expulsée et du retour à l’ordre assuré. Ainsi le séducteur, oppresseur de son vivant, devient-il, mort, une sorte de héros libérateur, voire un messie.
II. PENSÉES ÉCLATÉES LA NATURE DU COMMANDEUR
Pour Otto Rank la figure du Commandeur n’est autre que la conscience du héros vécue sur le monde tragique, alors que celle de Leporello en représente le côté veule et bouffon. En bref, deux doubles antithétiques du héros.
Mais Camille Dumoulié (2) voit là une explication psychologique, qui ne fait guère selon lui avancer le problème au niveau de l’analyse mythique, Don Giovanni étant à la fois, sous cet angle, démon dévorateur et démon dévoré par des démons.
Aussi, selon lui, pour rester dans la perspective du système victimaire, vaut-il mieux considérer le Commandeur comme la conscience tragique de Don Giovanni
(1) Camille Dumoulié, Op. cit., p. 18-19. Voir à ce sujet son chapitre : « Le Double et le Diable ». (2) Ibid.
certes, mais pétrifié comme Double dans la mort. Le travail de sape portant sur la société et sur son être même se serait fait « substance », et toute cette violence ainsi substantifiée lui serait renvoyée sous la forme de cette statue qui, finalement, « surgit plus du monde des démons qu’elle ne descend du Ciel ».
LA FIN DU COMMANDEUR
Jean Rousset (1) a bien vu, lui, quels invariants appartiennent obligatoirement à l’histoire du séducteur en tant que mythe. L’essentiel demeurant l’enracinement de l’oeuvre dans le sacré.
Cela du fait que le héros se heurte partout à l’interdit : touche sans ménagement à la frontière Vie/Mort, ou accomplit dans sa propre vie des actes sacrilèges, qui l’enfoncent dans l’abject et suscitent contre lui, de l’extérieur, des réponses extrahumaines (et donc divines) qui le châtient. L’intervention de la Statue surgissant de l’Au-delà est l’illustration mythique de ses réponses et la force convaincante et humaine du mythe vient de ce que ladite Statue se trouve être partie prenante de la vie désordonnée du séducteur.
On peut dire que, né sous la plume de Tirso, véhiculé par la Commedia dell’arte entre autres, revigoré par Molière, le mythe trouve son assomption avec la musique de Mozart, à la faveur d’un texte qui ne touche pas à l’essentiel des invariants chers à Rousset.
Après Mozart, on peut voir (hélas ! ou pas) le mythe s’effondrer.
Béatrice Didier (2), en un article fort évocateur, a étudié comment la Révolution, en modifiant les moeurs et en portant atteinte à la religion, a engendré une « déperdition du sacré », « détruit l’image du Roi-père » et « du même coup aboli celle du Commandeur ».
Cependant, l’époque romantique se trouve être séduite par le besoin de révolte des grandes individualités. Ainsi Faust, avec Goethe, habité par l’infini, et voulant égaler (ou provoquer) Dieu, n’a de cesse que d’étendre son Moi et les actes de son pouvoir jusqu’aux frontières de l’univers. Ainsi Don Juan, chez Hoffman, veut retrouver sur terre, au travers du désir de jouissance, la marque d’infini qu’un dieu cruel a mise en lui. Mais ce désir, dans le coeur d’un héros plein de ressentiments envers les femmes comme envers Dieu, finit par trouver en soi ses propres limites. Ainsi disparaissent donc, en tant que butées extérieures, et la figure du Commandeur et les réalités de la
(1) Op. cit. Voir nos Préliminaires. Ch. IV, p. 17. (2) Don Juan Bibliothèque nationale, catalogue de l’exposition du 25 avril au 5 jullet 1991, p. 153. - 170
Mort et de l’Enfer. L’enfer n’est plus dehors, il est dedans : il est ce qui « brûle dans son âme ». Mais du coup, le mythe meurt d’une certaine manière.
C’est sans conteste Jean Rousset d’une part, et Camille Dumoulié (1) de l’autre qui, à notre connaissance, montrent le mieux ce que devient le mythe après Hoffmann, tant à l’époque romantique que moderne, et ce sous la plume d’artistes ou de penseurs comme Pouchkine, Lenau, Nietzsche, Baudelaire... Etant bien entendu que le nombre des oeuvres qu’a inspiré et qu’inspire toujours Don Juan est immense.
RICHESSES SOLAIRES DE DON GIOVANNI
Nous ne saurions terminer sans évoquer ce que nous aimons à nommer : le côté solaire de Don Giovanni – et qui est sans doute la raison de cette joie que nous éprouvons tous tout au long de l’opéra.
De scène en scène, ne nous surprenons-nous pas en effet à suivre allègrement le héros, faisant presque nôtres ses stratagèmes ?
Oui : ne sommes-nous pas tous un peu méchants avec lui, même si nous nous sentons apitoyés par le sort des victimes ?
C’est que ses traits de cruauté, ses plans machiavéliques, nous les ressentons quelque part comme la marque d’une génialité et d’une impétuosité de vie attachante et sans égale. Et ne ressentons-nous pas même, sous sa révolte déclarée, à la fois de la générosité et comme un besoin urgent de changer la vie, en dépit de toutes les récriminations petites-bourgeoises ?
Ce côté solaire de Don Giovanni a souvent été mis en évidence avec le temps. D’abord par Kierkegaard (2), qui voit dans le séducteur une création du christianisme. Pour le philosophe, Don Juan meurt à l’âge du Christ ; et sa capacité à exprimer et à vivre une telle puissance de sensualité érotique – encore que diabolique – n’en procède pas moins du « principe de l’incarnation ».
Avec les Révolutions, les changements de mentalité et de moeurs, l’idée kierkegaardienne se trouve renforcée.
Dans son poème Namouna, Musset présente Don Juan comme un « Rameau tremblant encore de l’Arbre de la Vie/Tombé, comme le Christ, pour aimer et souffrir » (3). Un pas de plus en avant, et le Don Juan de Lenau se trouve carrément transformé, lui, en un Messie. Le voilà devenu le libérateur des femmes au sein d’une société qui les opprime, le voilà « prêt au sacrifice de soi, Christ gnostique en rebellion
(1) Op. cit. dans les deux cas. (2) Op. cit. (3) Poésies complètes, Gallimard, « Pléiade » ; 1957, p. 24.
contre l’ordre injuste d’un mauvais démiurge et prosélyte d’une nouvelle religion panthéiste » (1).
Plus près de nous, pour Georges Bataille, Don Juan est le désir porté à l’excès – et qui, comme tel, en son immanence, en sa fièvre de contamination et de contagion, représente ce sacré fondamental et dangereux, avec quoi toute société doit compter.
Et il ne fait pas de doute que, de ce point de vue, Don Juan demeure pour nous, hommes du XXIème siècle, la figure exemplaire de l’opposition. Opposition à quoi ? Eh bien ! à tout ce qui nous menace, sous couvert d’une socialisation intense : intégrisme, nationalisme exacerbé, mais aussi cette pente au capitalisme sauvage, rivée sur le rendement et le profit, qui vise à transformer la planète en un chantier et l’homme en un robot – quand ce n’est pas en une simple marchandise...
(1) Camille Dumoulié. Op. cit., p. 20.
– QUELQUES THEMES – ACTE I SCÈNE I Notte e giorno faticar Air de Leporello Motif du duel SCÈNE V Ah ! chi mi dice mai : Air de Donna Elivra SCENE IX La ci darem la mano Air de Don Giovanni Ah, fuggi il traditor Air de Donna Elvira SCENE XII
Non ti fidar, o misera Donna Elvira
SCENE XIII
Or sai chi l’onore Air de Donna Anna
SCENE XIV
Dalla sua pace la mia dipende Air de Don Ottavio
SCENE XV
Senza alcun ordien la danza sia Air de Don Giovani
SCENE XIX
Prottega il giusto cielo Donna Anna - Don Ottavio
SCENE XX Menuet
La Fête Contredanse
Danse allemande
-ACTE II SCENE I Ah taci ingiusto core Donna Elvire Descendi, o gioia bella Air de Don Giovanni SCENE VII Sola, sola in buio loco Air de Donna Elvira SCENE IX Ah ! pietà, signori miei ! Air de Leporello SCENE X Mi tradi quell’alma ingrata Air de Donna Elvira - 176 -SCÈNE XII (PARENTHÈSE) Abbastanza per te mi parla amore Donna Anna SCÈNE XIV Pietade io sento Donna Elvira SCÈNE XV (FINAL) Les gammes flamboyantes Ho fermo il core in petto Non ho timor, verrò Mon coeur est ferme dans ma poitrine : Je n’ai pas peur, je viendrai ! Don Giovani Ah tempo più non v’è Le Commandeur SCENE DERNIERE (LIETO)Postlude orchestral
BIBLIOGRAPHIE
Quelques ouvrages essentiels
Approche d’ensemble
- --Gendarme de Bévotte G., La Légende de Don Juan. Hachette 1906-1911. – Massin Brigitte, Mozart. Fayard. – Rousset Jean, Le mythe de Don Juan, Armand Colin, « U prisme », 1978. – Souiller Didier, La littérature baroque en Europe, PUF, 1988. – Don Juan, Bibliothèque nationale, 1991, Catalogue de l’exposition (avril-juillet 1991). (D’intéressants articles synthétiques et une riche iconographie). – Obliques, n° 4-5, 1978 (Comporte de nombreux articles importants, entre autres, les textes de Bataille sur Don Juan). Approche musicale
– Da Ponte, Mémoires. – Jouve Pierre Jean, Le Don Juan de Mozart, Bourgeois, 1968. – Hocquard Jean-Victor, Le Don Juan de Mozart, Aubier, 1978. – Stricker Rémy, Mozart et ses opéras : fiction et vérité, Gallimard, 1987. Approche littéraire et philosophique
---L’Avant-scène Opéra. Don Juan. 1992 et 1996.
– Blanchot Maurice, Orphée, Don Juan, Tristan, L’entretien ifini, 1969. – Cohn Norman, Les fanatiques de l’Apocalypse, Payot, 1983. – De Certeau Michel, La fable mystique, Gallimard, 1982. – De Rougemont Denis, L’Amour et l’Occident, Plon, 1972. – Dumoulié Camille, Don Juan ou L’héroïsme du désir. PUF écriture. - Deleuze Gilles, Logique du sens. PUF. – Hoffmann, « Don Juan », Contes fantastiques, « GF », t. 2, 1980. – Jouvet Louis, Molière et la Comédie classique, Gallimard, 1965 (p.81-144). – Nietzsche : Par-delà le bien et le mal. Coll. 10/18. Crépuscule des Idoles. Coll. 10/18. – Kierkegaard S., Ou bien... Ou bien, Les étapes érotiques spontanées, Gallimard, 1943. – Kofman Sarah, Masson Jean-Yves, Don Juan ou le refus de la dette, Galilée, 1991. (Trois études sur Tirso, Molière et Lenau). – Marañon Georges : Don Juan et le donjuanisme. Gallimard, 1958. – Sauvage Micheline, Le cas Don Juan, Seuil, 1953. Approche anthropologique
– Girard René, La violence et le sacré. Folio, Plur. – Lévi-Strauss Claude, Les structures élémentaires de la parenté, Mouton & Co., Paris, La Haye, 1973. – Rank Otto, Don Juan et Le double, Payot, 1973. – Serres Michel, Hermès I. La communication, « Conclusion, Apparition d’Hermès : Dom Juan », Minuit, 1968. Approche psychanalytique
---Assoun Paul-Laurent, Le pervers et la femme, Anthropos, 1989, chap. I : « Défi et perversion : Don Juan ou la découverte de la féminité ». – Felman Shoshana, Le Scandale du corps parlant. Don Juan avec Austin ou La séduction en deux langues, Seuil, 1980. – Kristeva Julia, Histoires d’amour, « Folio », 1983, chap. V : « Don Juan ou aimer pouvoir ». – Lacan Jacques, Ecrits, Seuil, 1966, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » et « Kant avec Sade ». (En parallèle : Bernard Baas, Le désir pur, Editions Peeters, Louvain, 1992). – Sibony Daniel, Le féminin et la séduction, « Le Livre de poche », 1986. -
Quelques ouvrages essentiels
Approche d’ensemble
- --Gendarme de Bévotte G., La Légende de Don Juan. Hachette 1906-1911. – Massin Brigitte, Mozart. Fayard. – Rousset Jean, Le mythe de Don Juan, Armand Colin, « U prisme », 1978. – Souiller Didier, La littérature baroque en Europe, PUF, 1988. – Don Juan, Bibliothèque nationale, 1991, Catalogue de l’exposition (avril-juillet 1991). (D’intéressants articles synthétiques et une riche iconographie). – Obliques, n° 4-5, 1978 (Comporte de nombreux articles importants, entre autres, les textes de Bataille sur Don Juan). Approche musicale
– Da Ponte, Mémoires. – Jouve Pierre Jean, Le Don Juan de Mozart, Bourgeois, 1968. – Hocquard Jean-Victor, Le Don Juan de Mozart, Aubier, 1978. – Stricker Rémy, Mozart et ses opéras : fiction et vérité, Gallimard, 1987. Approche littéraire et philosophique
---L’Avant-scène Opéra. Don Juan. 1992 et 1996.
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---Assoun Paul-Laurent, Le pervers et la femme, Anthropos, 1989, chap. I : « Défi et perversion : Don Juan ou la découverte de la féminité ». – Felman Shoshana, Le Scandale du corps parlant. Don Juan avec Austin ou La séduction en deux langues, Seuil, 1980. – Kristeva Julia, Histoires d’amour, « Folio », 1983, chap. V : « Don Juan ou aimer pouvoir ». – Lacan Jacques, Ecrits, Seuil, 1966, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » et « Kant avec Sade ». (En parallèle : Bernard Baas, Le désir pur, Editions Peeters, Louvain, 1992). – Sibony Daniel, Le féminin et la séduction, « Le Livre de poche », 1986. -
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